Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/046

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 117-119).


Paris, 15 janvier 1764.


Ce que j’ai d’abord de plus pressé, mon cher et très respectable maître, c’est de justifier frère Hippolyte Bourgelat, qui, comme je m’en doutais bien, n’est point coupable, ainsi que vous le verrez par la lettre qu’il m’a écrite à ce sujet, et dont je vous envoie copie. J’espère que M. Galatin échappera aux griffes des vautours et que je pourrai lire enfin cette tolérance dont nosseigneurs de la rue Plâtrière, qui ont presque autant d’esprit que nosseigneurs du parlement, me privent avec une cruauté intolérable. La vérité est que ceux qui ont lu le livre ne se soucient guère qu’on le lise, et que les fanatiques qui en ont eu vent craignent qu’il ne soit lu. Voilà la solution du problème que vous me proposez sur le calcul des probabilités.

Si je n’avais pas donné du monseigneur à Jean-George, il aurait fait imprimer ma lettre, et mis contre moi tous les monseigneurs et les monsignori de l’Europe ; mais un évêque s’appelle monseigneur comme un chien citron. Le point essentiel, c’est d’avoir prouvé à monseigneur qu’il est un sot et un menteur ; c’est ce que je me flatte d’avoir démontré. Quoi qu’il en soit, je vous promets, s’il m’écrit encore, de l’appeler mon révérend père ; et de l’avertir qu’il a eu moi un fils bien mal morigéné. Je ne désespère pas de lui en dire quelque chose un jour plus solennellement que je n’ai fait, au risque d’être excommunié au Puy en Velay.

Tandis que j’écris des lettres obscures à ce plat monseigneur, il en est un qui mérite ce titre mieux que lui, et à qui vous devriez écrire une lettre ostensible, pour le remercier au nom de nous tous de la manière honnête dont il se conduit avec les gens de lettres : c’est M. le prince Louis de Rohan, qui serait certainement très flatté de recevoir de vous cette marque d’estime, et d’autant plus flatté qu’il n’a aucune liaison avec vous. Si vous pouviez même joindre à votre lettre quelques vers (vous en faites bien pour MM. Simon et George Le Franc), le tout n’en irait que mieux. Vous devez bien être sûr qu’il a pour vous tous les sentiments que vous pouvez désirer, et qu’il n’est pas du nombre des fanatiques qui ont mis dans leurs intérêts les commis de la poste.

À propos d’Académie, ne croyez pas que moi et quelques autres de vos amis exigions la plate souscription de très humble et très obéissant serviteur[1] : la pluralité l’a emporté, et je pense qu’attendu le sot public, le contraire eût peut-être fait tenir de plats discours, et que vous ferez mieux de suivre l’usage ; mais, à l’égard de votre nom, il me paraît indispensable pour vous, pour l’Académie, pour le public et pour Corneille.

Je ferai chercher ce livre de du Marsais dont je n’ai aucune connaissance ; c’était un grand serviteur de Dieu. Je me souviens du compliment qu’il fit au prêtre qui lui apporta les sacrements, et qui venait de l’exhorter : Monsieur, je vous remercie ; cela est fort bien ; il n’y a point là dedans d’alibiforains. Je vous remercie, de mon côté, de la lettre de votre secrétaire à celui de Simon Le Franc. Je ne doute point qu’en la lisant Simon Le Franc ne s’écrie :

Quid domini facient, audent cum talia fures ?

Je vous remercie aussi d’avance de tous les contes de ma Mère l’oie, que je compte à présent recevoir de la première main ; car je n’imagine pas que l’intolérance s’étende jusqu’à empêcher les oies de conter, à moins que la philosophie, dont ils ont tant de peur, ne s’avise de se comparer aux oies du Capitole, à qui les Gaulois se repentirent bien de n’avoir pas coupé le cou.

Voilà l’archevêque de Paris qui voudrait bien rejoindre le cou des jésuites avec leur tête que les Gaulois du parlement en ont séparée. Il a fait, pour leur défense, un grand diable de mandement qui va, dit-on, être dénoncé ; et on ajoute que l’auteur pourrait aller à la conciergerie, si le roi n’aime mieux l’envoyer à la Roque. En attendant, le parlement travaille à de belles remontrances sur l’affaire de M. Fitz-James ; ils prétendent que cela sera fort beau, et qu’ils pourront dire du gouvernement, comme M. de Pourceaugnac : Il me donna un soufflet, mais je lui dis bien son fait.

Que dites-vous du nouveau contrôleur-général ? Auriez-vous cru, il y a six ans, que les jansénistes parviendraient à la tête des finances ? Comme ils se connaissaient en convulsions, on a cru apparemment qu’ils seraient plus propres à guérir celles de l’État, et à empêcher les Anglais de nous donner une autre fois des coups de bûche. Et du cardinal de Bernis, qu’en pensez-vous ? Croyez-vous qu’après avoir fait le poème des Quatre Saisons, il revienne encore à Versailles faire la pluie et le beau temps ? L’éclaircissement, comme dit la comédie, nous éclaircira ; et moi j’attends tout en patience, sûr de me moquer de quelqu’un et de quelque chose, quoi qu’il arrive.

Je n’ai point eu, depuis quelque temps, des nouvelles de votre ancien disciple. Dieu veuille qu’il envoie les jésuites allemands prêcher et s’enivrer hors de chez lui !

Adieu, mon cher maître ; envoyez-moi tout ce que vous ferez ; car j’aime vos ouvrages autant que votre personne. Ménagez vos yeux et votre santé, et continuez à rire aux dépens des sots et des fanatiques. Marmontel engraisse à vue d’œil, depuis qu’il est de l’Académie ; ce n’est pourtant pas pour la bonne chère qu’on y fait.



  1. Dans la préface des Commentaires sur Corneille.