Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/026

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 76-78).


Paris, 9 avril 1761.


Je vous remercie, mon cher maître, de m’avoir envoyé votre charmante épître sur l’agriculture, qui ne parle guère d’agriculture, et qui n’en vaut que mieux. C’est, à mon avis, un des plus agréables ouvrages que vous ayez faits. Des gens de votre connaissance, qui en ont pensé comme moi, et qui ne sont pas descendus d’Ismaël, car ils servent et Baal et le Dieu d’Israël, l’ont trouvée si bonne, qu’ils ont voulu la lire à la reine ; mais il y avait deux vers mal-sonnants et offensant les oreilles pieuses, qu’il a fallu corriger pour mettre votre épître en habit décent, et pour la rendre propre à être portée aux pieds du trône ; et croiriez-vous que c’est moi qui ai fait cette correction ? J’ai donc mis le bon mari d’Ève, au lieu du sot mari, qui était pourtant la vraie épithète ; et au lieu de manger la moitié de sa pomme, qui est plaisant, j’ai mis goûter de la fatale pomme, qui est bien plat ; mais cela est encore trop bon pour Versailles.

Riez, si vous voulez, de cette petite anecdote ; mais, s’il vous plaît, riez-en tout seul, et n’allez pas en écrire à Paris, comme vous avez fait de ce que je vous ai mandé au sujet des parrains de l’archidiacre. L’abbé d’Olivet me dit, l’autre jour, à l’Académie, d’un ton cicéronien : Vous êtes un fripon : vous avez écrit à Genève que j’avais molli dans l’affaire de Trublet. Je niai le fait, à la vérité assez faiblement. Il me répondit qu’il en avait la preuve dans sa poche, et je ne lui demandai point à la voir, je craignais d’être trop confondu. Peu m’importe d’avoir des tracasseries avec d’Olivet et même avec d’autres ; mais il vaut encore mieux n’en pas avoir. C’est pourquoi si vous voulez savoir les nouvelles de l’école, promettez-moi que vous ne me vendrez plus, et commencez par ne pas parler de ceci, même à d’Olivet.

Je suis sûr, au moins autant qu’on le peut être, que le surintendant de la reine a nommé Saurin ; mais il est vrai que je ne lui ai parlé que la veille de l’élection, et il se pourrait bien qu’avant ce temps-là il en eût servi un autre ; c’est ce que je ne sais pas assez positivement pour pouvoir vous l’assurer. Après tout, c’est ce qu’il est fort peu important d’approfondir ; par malheur, le vin et Trublet sont tirés, il faut les boire.

Nous recevons aujourd’hui l’évêque de Limoges qui ne sait pas lire, et Batteux qui ne sait pas écrire ; mais en revanche nous avons un directeur qui sait lire et écrire, qui s’en pique du moins. Je m’attends à un grand déluge d’esprit, et je crois qu’il faudra qu’on me tienne, comme à Rémond de Saint-Mard, la tête bien ferme. À lundi prochain la réception de l’archidiacre, qui évoquera sûrement l’ombre de Fontenelle, et à qui le directeur fera apparemment compliment sur ses bonnes fortunes ; car il prétend en avoir eu beaucoup par le confessionnal et par la prédication.

Nous avons encore une place vacante à l’Académie ; mais ce ne sera pas, je crois, pour Marmontel. M. le duc d’Aumont fait peur à ces messieurs. Vous devez juger par là qu’ils ne sont pas fort braves. Ainsi nous aurons eu sept places vacantes à la fois, et nous n’aurons pas choisi le seul homme qu’il nous convenait de prendre. Je ne ferai qu’en rire ( car il n’y a que cela de bon ), tant qu’ils n’iront pas jusqu’à l’avocat sans cause, auteur des Cacouacs ; car pour lors cela passerait la raillerie, et je pourrais bien les prier de nommer Chaumeix ou Omer à ma place, surtout si vous vouliez en même temps donner la vôtre à frère Berthier.

Je viens à Jean-Jacques, non pas à Jean-Jacques Le Franc de Pompignan, qui pense être quelque chose, mais à Jean-Jacques Rousseau, qui pense être cynique, et qui n’est qu’inconséquent et ridicule. Je veux qu’il vous ait écrit une lettre impertinente, je veux que vous et vos amis vous ayez à vous en plaindre ; malgré tout cela, je n’approuve pas que vous vous déclariez publiquement contre lui comme vous faites ; et je n’aurai sur cela qu’à vous répéter vos propres paroles : Que deviendra le petit troupeau, s’il est désuni et dispersé ? Nous ne voyons point que ni Platon, ni Aristote, ni Sophocle, ni Euripide aient écrit contre Diogène, quoique Diogène leur ait dit à tous des injures. Jean-Jacques est un malade de beaucoup d’esprit, et qui n’a d’esprit que quand il a la fièvre. Il ne faut ni le guérir ni l’outrager.

À propos, j’oubliais de vous demander si vous avez reçu un mémoire que j’ai fait sur l’inoculation, et dans lequel je crois avoir prouvé, non que l’inoculation est mauvaise, mais que ses partisans ont assez mal raisonné jusqu’ici, et ne se sont pas douté de la question. Ce mémoire très clair, à ce que je crois, et très impartial, a été lu il y a six mois à une assemblée publique de l’Académie des sciences, et m’a paru avoir fait beaucoup d’impression sur les auditeurs. On vient d’imprimer dans une gazette, à la vérité assez obscure, qu’un médecin de Clermont en Auvergne, ayant inoculé son fils, le fils est mort de l’inoculation, et que le père est mort de chagrin. Ce fait, s’il est vrai, serait très fâcheux contre l’inoculation, quoiqu’au fond il ne soit pas décisif. Adieu, mon cher confrère ; je ne vous écrirai pourtant plus de l’Académie Française ; je crains qu’il ne faille dire bientôt de ce titre-là ce que Jacques Rostbif dit du nom de monsieur : Il y a trop de faquins qui le portent. Adieu.