Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/024

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 72-73).


Paris, 22 septembre 1760.


Mon cher et illustre maître, je viens de remettre à l’ami Thiriot une copie de ma petite drôlerie, que vous me paraissez avoir envie de lire. Je souhaiterais qu’elle fût de votre goût, mais je désire encore plus vos conseils. Personne au monde n’en a de copie que vous, et je compte qu’elle ne sortira pas de vos mains.

Je fus avant hier, pour la troisième fois, à Tancrède. Tout le monde y fond en larmes, à commencer par moi, et la critique commence à se taire. Laissez dire les aliborons, et soyez sûr que cette pièce restera au théâtre. Mademoiselle Clairon y est incomparable, et au-dessus de tout ce qu’elle a jamais été. En vérité, elle mériterait bien de votre part quelque monument marqué de reconnaissance. Vous avez célébré Gaussin qui ne la vaut pas ; vous lui devez au moins une épître sur la déclamation, sur l’art du théâtre, sur ce que vous voudrez, en un mot ; mais vous lui devez une statue pour la postérité. Vous saurez de plus qu’elle est philosophe ; qu’elle a été la seule, parmi ses camarades, qui se soit déclarée ouvertement contre la pièce de Palissot ; qu’elle a pris grande part au succès de l’Écossaise, quoiqu’elle n’y jouât pas ; qu’enfin elle est digne, à tous égards, d’un petit souvenir de votre part, tant par ses talents que par sa manière de penser.

L’abbé d’Olivet, qui ne lit qu’Aristophane et Sophocle, alla voir votre pièce, il y a quelques jours, sur tout ce qu’il en entendait dire. Il prétend que, depuis défunt Roscius, pour lequel Cicéron plaida, il n’y a point eu d’actrice pareille ; elle fait tourner toutes les têtes, non pas dans le sens de l’abbé Trublet, mais du bon côté. J’écrivais ces jours-ci à son amant qu’elle finirait par me mettre à mal, et que

Si non pertæsum cunni penisque fuisset,
Huic uni forsan potui succumbere culpæ.

Je vous ai écrit, il y a quelques jours, pour vous recommander un homme d’esprit et de mérite, M. le chevalier de Maudave. Vous aurez bientôt une autre visite dont je vous préviens ; c’est celle de M. Turgot, maître des requêtes, plein de philosophie, de lumières et de connaissances, et fort de mes amis, qui veut aller vous voir en bonne fortune ; je dis en bonne fortune, car, propter metum judæorum, il ne faut pas qu’il s’en vante trop, ni vous non plus. Adieu, mon cher et grand philosophe.