LVIII

À LA PRINCESSE DASHKOFF.
Pétersbourg, 24 décembre 1773.
Madame,

Rien n’est plus vrai. Je suis réellement à Pétersbourg. J’ai fait huit ou neuf cents lieues à soixante ans ; me voilà loin de ma femme, de ma fille, de mes parents, de mes amis et connaissances ; tout cela pour rendre hommage à une grande souveraine, ma bienfaitrice ! Que diriez-vous de moi ? Que j’ai bien fait ? Votre réponse, j’en suis sûr, sera celle d’une femme qui a du cœur, de la sensibilité et, par-dessus tout, une large dose de cette qualité sans laquelle on ne doit jamais espérer de sortir de la médiocrité en rien, et qui s’appelle l’enthousiasme. Cependant j’ai deux fois risqué ma vie dans le voyage, bien que, lorsque nous nous séparons de ceux que nous aimons et de ceux qui nous aiment, la vie ne doive pas compter pour beaucoup ! Peut-être, au retour, ne serai-je pas capable de me targuer de la même intrépidité.

J’ai eu l’honneur d’approcher Sa Majesté Impériale aussi souvent que je pouvais le désirer ; plus souvent peut-être que je n’eusse osé l’espérer. Je l’ai trouvée telle que vous me l’aviez peinte à Paris : l’âme de Brutus avec les charmes de Cléopâtre. Si elle est grande sur le trône, ses attraits, comme femme, auraient fait tourner la tête à des milliers de gens. Personne ne connaît mieux qu’elle l’art de mettre tout le monde à son aise. Pardonnez-moi, madame ; j’oubliais que j’ai été témoin aussi de votre habileté à cet égard. Là où il n’y a rien, absolument rien, ou bien là où il y a quelque chose seulement, ce quelque chose ne manque jamais d’acquérir une certaine valeur avec l’impératrice ou avec vous. Vous n’avez pas oublié sans doute avec quelle liberté vous me permettiez de vous parler dans la rue de Grenelle. Eh bien, je jouis de la même liberté dans le palais de Sa Majesté Impériale. On m’y permet de dire tout ce qui me passe par la tête ; des choses sages peut-être quand je me crois fou, et peut-être très-folles quand je me crois sage. Les idées qu’on transplante de Paris à Pétersbourg prennent, c’est certain, une couleur différente.

Votre nom s’est présenté souvent dans notre conversation ; et, si c’était pour moi un plaisir de le prononcer, je dois dire aussi franchement qu’il a toujours été entendu avec satisfaction. Néanmoins, avouerai-je la vérité ? Trois délicieuses heures, si bien employées tous les trois jours, m’eussent laissé abondamment de loisir, si l’étude et les alternatives de santé et d’indisposition m’avaient sauvé de l’ennui. Il faut toujours ou que j’occupe mes pensées ou que je sois dans un état de souffrance ; je trouve moins désagréable de souffrir que de bâiller. Mais permettez-moi de vous demander, madame, ce que vous faites ? Et Mlle  Caminski ? Elle vous est, je gage, toujours chère, et vous êtes également l’objet de son affection. Si le même sentiment de tendresse vous unit comme autrefois, n’ai-je pas le droit de vous dire heureuse ? vos enfants aussi complètent-ils votre bonheur ? répondent-ils à vos soins maternels ? occupent-ils et remplissent-ils votre temps ? seront-ils un jour dignes de vous ?

Pourquoi ne venez-vous pas voir ces choses de vos propres yeux ? J’entends d’ici cette réponse : « Telle était bien mon intention ; mais une misérable machine, hors d’état de supporter les fatigues du voyage, et accablée par le froid sous une pelisse du poids de cinquante livres ; éraillée, tordue, frissonnante, véritable objet de compassion ; chancelante, ridée et réduite tout au plus à la moitié de ses dimensions, m’avertit de la manière la plus impérieuse et la plus douloureuse aussi que cette entreprise est impossible. » Ayez pitié de moi, madame, mais ne me grondez pas. Recevez l’expression de mon parfait respect, et offrez-en autant, de ma part, à Mlle  Caminski. Conservez-moi votre estime, puisque vous avez bien voulu me l’accorder. Si nonobstant le dédain avec lequel vous traitez mon pays (et que je dois par politique vous pardonner, car ma vanité se console par l’idée d’avoir à pardonner quelque chose aux êtres que leur perfection a élevés au-dessus de la sphère commune), si vous daignez m’honorer de quelques-unes de vos commissions, croyez qu’elles seront très-ponctuellement remplies.

Falconet, son élève et moi, nous parlons souvent de vous ; et si vous pouviez nous entendre, je crois bien que vous ne seriez pas fâchée contre nous. C’est là qu’on dit volontiers la vérité lorsque ailleurs on garde le silence. Permettez-moi cependant de faire une exception en faveur du cabinet de Sa Majesté Impériale. Je puis vous assurer positivement que le mensonge n’entre pas en ce lieu quand le philosophe s’y trouve.

Le porteur de cette lettre est un honnête homme avec qui vous pourrez causer en sûreté et tout à fait à votre aise. Son respect pour vous, fondé sur une juste appréciation de votre caractère, est parfaitement sincère. Donnez-moi carte blanche pour tout ce que je dis de lui, et n’hésitez pas à croire tout ce qu’il vous dira de moi ; et alors, madame, permettez-moi de prendre votre main et de la presser très-cordialement.

Si je vous demandais une faveur, ne suis-je pas certain d’avance que vous auriez grand plaisir à me l’accorder ? Je vous prie donc de joindre vos sollicitations à celles de M. de Nariskin pour obtenir d’un M. de Demidoff (qui, soit dit en passant, professe sur le compte du peuple français une opinion à peu près aussi flatteuse que la vôtre, mais qui a bien voulu faire une exception en ma faveur, parce que la politesse ordonne toujours qu’on épargne les gens présents), pour obtenir de ce M. de Demidoff certains échantillons d’histoire naturelle qu’il possède, fossiles, minéraux, coquillages, etc. Bien qu’un peu bilieux et insociable, ce M. de Demidoff est un très-digne homme, et il ne sera pas nécessaire de le presser beaucoup sur un point où il s’est engagé déjà ; d’autant plus qu’il est lié par la réception toute obligeante que lui a faite M. Daubenton, au cabinet d’Histoire naturelle. Veuillez aussi le prier de faire étiqueter les échantillons dont il me fera présent.

Je ne néglige aucun effort pour m’instruire ici, et il y a deux moyens d’y réussir : le premier, c’est d’interroger toujours quand on ignore les choses, et d’interroger les gens qui peuvent vous renseigner, et c’est ainsi qu’on acquiert quelque connaissance de la vérité ; le second, c’est de chasser la folie qui a pris possession de votre cerveau ; car une fois la fantaisie mise dehors, vous fermez la porte et l’empêchez de rentrer jamais. Je parle, vous le voyez, comme si j’étais réellement près de vous, juste comme j’avais l’habitude de le faire, tandis que vous vous teniez debout, le coude appuyé sur le chambranle de la cheminée, et examinant ma physionomie pour découvrir si j’étais sincère ou à quel point je l’étais. Si alors vous pouviez lire tout le respect, tout le dévouement, toute l’estime que vous m’inspiriez, vous n’avez rien de plus à chercher ; rien n’est changé, madame ; les mêmes sentiments continuent d’être aisés à lire, et jamais ils ne seront effacés.

Je suis, etc.


P.-S. Je vous envoie en même temps que cette lettre un petit catalogue des principaux échantillons que je désire obtenir ; si M. de Demidoff était tenté d’étendre jusque-là sa générosité, il n’y aurait pas lieu à la contenir. À propos, madame, vous écriviez des vers ; je puis en écrire aussi ; mais les vôtres sont toujours délicieux, les miens ne le sont que quelquefois. Vous pouvez les adapter à votre voix, et votre musique vocale est toujours tendre, variée, touchante, j’oserai même dire voluptueuse. Pour ma part, je puis sentir tout ce mérite, mais je ne le possède pas. Combien vous êtes heureuse, princesse, d’être née musicienne ! La musique est le plus puissant de tous les beaux-arts. Son influence, comme celle de l’amour, s’augmente par le plaisir qu’elle donne, et peut-être plus encore par les consolations qu’elle procure. Une certaine Mme  de Borosdin, qui chante avec beaucoup de goût et une très-jolie voix, m’a promis quelques airs nationaux ; mais je crains qu’elle ne soit trop évaporée, trop admirée, trop éprise peut-être d’admiration, trop indolente par le fait pour songer à tenir sa parole. Je ne dois pas compter, madame, parmi ces promesses certains airs de vous, aussi populaires que les airs de salon, avec des paroles russes écrites en dessous et avec un accompagnement de vos grâces noté comme le permet la chose et sans lequel, à la distance de neuf cents lieues, il y aurait quelque difficulté à faire sentir toute leur beauté. Comme j’abuse de votre bienveillance !