Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 35-39).


LVII

À MADAME…[1]
Novembre 1771.

Vous permettez donc, madame, qu’on ajoute quelques mots au jugement que vous venez de porter de l’Éloge de Fénelon par M. de La Harpe, et je vais user de la permission.

Relisez, et vous sentirez combien il y a peu de ressort au fond de cette âme. La déclamation d’un morceau, quel qu’il soit, est l’image et l’expression du génie qui l’a composé : il commande à ma voix, il dicte mes accents, il les affaiblit, il les enfle, il les ralentit, il les suspend, il les accélère. Jamais, dans le cours de cet éloge, on n’est tenté d’élever le ton, de l’abaisser, de se laisser emporter, de s’arrêter pour reprendre haleine ; jamais on n’est hors de soi, parce que l’orateur n’est jamais hors de lui. Oh ! pour l’art de le posséder, il le possède, et me le laisse au suprême degré. Aucune variété marquée dans le ton de celui qui déclame ce discours ; donc, aucune variété dans les sentiments, dans les pensées, dans les mouvements. Il n’en est pas ainsi de Démosthène, de Cicéron, de Bossuet, de Massillon, même de Fléchier, phrasier et périodiste comme M. de La Harpe, mais qui a des moments de chaleur que M. de La Harpe n’a pas et n’aura jamais.

Je n’effacerai point votre éloge, bonne amie, parce que j’aime à louer ; mais je me garderai bien d’être de votre avis. M. de La Harpe a du nombre dans le style, de la clarté, de la pureté dans l’expression, de la hardiesse dans les idées, de la gravité, du jugement, de la force, de la sagesse ; mais il n’est point éloquent et ne le sera jamais. C’est une tête froide ; il a des pensées, il a de l’oreille, mais point d’entrailles, point d’âme. Il coule, mais il ne bouillonne pas ; il n’arrache point sa rive, et n’entraîne avec lui ni les arbres, ni les hommes, ni leurs habitations. Il ne trouble, n’abat, ne renverse, ne confond point ; il me laisse aussi tranquille que lui ; je vais où il me mène ; comme dans un jour serein, lorsque le lit de la rivière est calme, j’arrive à Saint-Cloud en batelet ou par la galiote.

Qu’il s’instruise, qu’il serre son style, qu’il apprenne à le varier, qu’il écrive l’histoire ; mais qu’il ne monte jamais dans la tribune aux harangues. La femme de Marc-Antoine n’aurait point coupé la langue et les mains à celui-ci.

Son ton est partout celui de l’exorde ; il va toujours aussi compassé dans sa marche, également symétrisé dans ses idées, jamais ni plus froid ni plus chaud. Il ne réveille aucune passion, ni le mépris, ni la haine, ni l’indignation, ni la pitié ; et, s’il vous a touchée jusqu’aux larmes, c’est que vous avez l’âme sensible et tendre.

Thomas et La Harpe sont les revers l’un de l’autre ; le premier met tout en montagnes, celui-ci met tout en plaines. Cet homme sait penser et écrire ; mais je vous dis, madame, qu’il ne sent rien et qu’il n’éprouve pas le moindre tourment.

Je le vois à son bureau ; il a devant lui la vie de son héros, il la suit pas à pas ; à chaque ligne de l’histoire il écrit sa ligne oratoire ; il s’achemine de ligne en ligne jusqu’à ce qu’il soit à la fin de son discours ; coulant, faible, nombreux et doux comme Isocrate, mais bien moins plein, bien moins penseur, bien moins délicat que l’Athénien. Ô vous, Carnéade ! ô vous, Cicéron ! que diriez-vous de cet éloge ? Je ne t’interroge pas, toi qui évoquais les mânes de Marathon.

Cela est fort beau ; mais j’ai peine à aller jusqu’au bout ; cela me berce.

Revenez sur l’endroit où il réveille du sommeil de la mort les générations passées, pour en obtenir l’éloge du maître et du disciple. À ce début, vous vous attendez à quelque chose de grand, et c’est la montagne en travail.

Pour Dieu, mon amie, abandonnez-moi les poëtes et les orateurs : c’est mon affaire. J’ai pensé envoyer votre analyse sans correctif. Est-ce là de l’éloquence ? C’est à peine le ton d’une lettre ; encore ne faudrait-il pas l’avoir écrite dans un premier moment d’émotion. Jamais Fénelon ne m’est présent ; j’en suis toujours à cent ans : c’est le sublime du Raynaldisme mitigé, et puis c’est tout. Si l’abbé Raynal avait eu un peu moins d’abondance et un peu plus de goût, M. de La Harpe et lui seraient sur la même ligne.

Eh oui, mon ami, tout ce que tu dis du Télémaque est vrai ; mais c’est ton goût et non ton cœur muet qui l’a dicté ; si tu avais senti l’épisode de Philoctète, tu aurais bien autrement parlé. Et c’est ainsi que tu sais peindre le fanatisme, maudit phrasier ! Le fanatisme, cette sombre fureur qui s’est allumée dans l’âme de l’homme à la torche des enfers, et qui le promène l’œil égaré, le poignard à la main, cherchant le sein de son semblable pour en faire couler le sang et la vie aux yeux de leur père commun.

Jamais une exclamation ni sur les vertus, ni sur les services, ni sur les disgrâces de son héros. Il raconte, et puis quoi encore ? il raconte. Raconte donc, puisque c’est ta manie de raconter ; jette au moule tes phrases l’une après l’autre, comme le fondeur y a jeté, comme le compositeur a arrangé les lettres de ton discours. Un homme qui avait quelquefois de l’éloquence et de la chaleur me disait : « Je ne crois pas en Dieu, mais les six lignes de La Harpe contre l’athéisme sont les seules que je voudrais avoir faites » ; et je pense comme cet homme, non que je croie ces lignes vraies, mais parce qu’elles sont éloquentes ; encore l’orateur n’a-t-il rencontré que la moitié de l’idée. Avant de dire que l’athéisme ne rendait justice qu’au méchant qu’il anéantissait, fallait-il lui reprocher d’affliger l’homme de bien qu’il privait de sa récompense ?

Sans doute, il faut être vrai et dans l’éloge et dans l’histoire ; mais, historien ou orateur, il ne faut être ni monotone, ni froid.

« Je n’use point, dit M. de La Harpe, du droit des panégyristes. » Eh ! de par tous les diables, je le sens bien, et c’est ce dont je me plains.

Et vous avez le front de me louer cela, vous, l’abbé Arnaud, vous qui m’effrayez toujours du frémissement sourd et profond du volcan ou des éclats de la tempête ; vous qui me faites toujours attendre avec effroi ce qui sortira des flancs de cette nuée obscure qui s’avance sur ma tête ! Abandonnez cette aménité élégante et paisible aux mânes froides des gens de la cour, et à la délicatesse mince et fluette de votre collègue[2].

Je vous atteste ici, lecteurs, tous tant que vous êtes, soyez vrais ; et dites-moi si l’on n’est pas toujours le maître de quitter cet éloge, de recevoir une visite, de faire un whist, de se mettre à table et de le reprendre, et si cela fera passer une nuit sans dormir.

Dieu soit loué ! voilà donc encore une demi-page qui aurait été vraiment du ton véhément de l’orateur, si l’on n’y avait pas mis bon ordre par les antithèses, et le nombre déplacé : c’est la peinture de nos misères sur la fin du règne de Louis XIV.

Encore une fois, cet homme a du nombre, de l’éloquence, du style, de la raison, de la sagesse ; mais rien ne lui bat au dessous de la mamelle gauche. Il devrait se mettre pour quelques années à l’école de Jean-Jacques.

L’auteur dira qu’il a choisi ce genre d’écrire tranquille pour conformer son éloquence au caractère de son héros ; mais M. de La Harpe n’est jamais plus violent, et vous verrez que, pour louer convenablement Fénelon, il fallait s’interdire tout mouvement oratoire.



  1. Dans la Correspondance de Grimm (novembre 1771), cette lettre est précédée de celle de Mme M***. Ne serait-ce pas Mme de Meaux ?
  2. Suard, qui partageait avec l’abbé Arnaud le privilège de la Gazette de France.