Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 19-22).


LIV

AU MÊME.
Au Grandval, le 2 novembre 1770.

Je réponds en poste à vos deux lettres ; mais, au fait, vous m’entendrez. Il n’y a point de malhonnêteté à exposer un galant homme à toutes les suites d’une passion malheureuse ? Je n’entends pas cela. Quand j’ai hâté la déclaration de ce galant homme, j’ai présumé qu’elle y ferait une réponse claire, nette, franche, bien décidée, bien tranchée, qui finirait tout, et je suis coupable d’en avoir eu trop bonne opinion ? Et parce qu’elle n’a pas fait son rôle, le mien est mauvais, et je me suis rendu garant des événements ? Allez, saint prophète, vous avez commis quelque grand crime, et le Seigneur a fait descendre sur vous l’esprit de vertige ; et elle a quarante-cinq ans, et elle ne connaît ni l’amour, ni ses ombrages ! Et elle ne voit pas qu’elle joue le jeu le plus funeste au bonheur de quatre personnes ; j’y mets le vôtre, car si je deviens fou, la tête vous en tournera. Il n’y a donc qu’à dire à un homme : Je vous aime, je n’aime que vous, et se conduire après cela à sa fantaisie ? On le fait périr, mon ami, à coups d’épingle ; la vie se passe en bouderies, en querelles, en raccommodements suivis de nouvelles querelles ; et puis il faut donc que je partage tous les amusements que ce monsieur lui offrira ? Il y a là dedans je ne sais quoi de vil, de bas, de perfide qui ne me va pas. Chacun a sa façon de sentir, voilà la mienne, je lui ai écrit tout cela ; c’est me perdre bien sûrement ; mais je ne souffre point, je ne souffrirai pas, et tout sera bien. Mais, mon ami, je sais bien ce qu’elle prétend ; reste à savoir s’il y a l’ombre de sens commun dans ses prétentions. Je ne vais point là pour le plaisir de voir M. l’écuyer ; s’il s’interpose à l’avenir, comme il l’a fait pendant un mois, et comme on l’a autorisé à faire pendant dix ans, il vaut mieux que je reste chez moi. Aimée de cet homme, amoureux d’elle et fou comme trente-six fous, c’est son expression, il vous paraît bien de s’être assurée de sa société trois fois la semaine au Louvre ? Allez, vous pensez mieux que vous ne dites, et vous ne pouvez vous dissimuler qu’à moins d’être une bûche, on doit être blessé de ce manque de délicatesse et d’égards. Que me parlez-vous de bonne foi ? On voit dans son âme que j’y suis seul encore ; cela se peut ; mais n’y voit-elle pas qu’elle me manque à tous égards, et qu’une pareille conduite de ma part la blesserait. Vous êtes étonné qu’elle m’ait répété vos encore, vos suppositions, vos craintes, etc. ; elle a bien fait pis, c’est que folle ou sage, fidèle ou infidèle, heureuse ou malheureuse, traîtresse ou trahie, il faut que je reste à côté d’elle. C’est qu’en protestant qu’elle se porte bien, elle conçoit qu’elle peut devenir malade, sans s’apercevoir que cette espèce de maladie est fort avancée, quand on craint de la prendre ; et voilà les propos et les procédés d’une femme qui n’est ni légère, ni fausse, ni idiote ! Dites-moi donc ce qu’elle est. Quand on reprend la liberté, je n’ai aucun besoin de traiter pour recouvrer la mienne ? Cela vous plaît à dire. Je ne veux pas qu’on m’accuse de n’avoir pas fait ce que j’ai promis. Et ce sens qui doit me guider, vous verrez qu’il m’avertira à temps ? Je ferai comme on fait, je lanternerai, l’amour-propre s’en mêlera, et je serai plus à plaindre que les punis. Je sacrifiais mon temps, mon repos, ma vie ; cela vaut bien peu de chose, si l’on ne sait pas, sans que je m’en mêle, être honnête de soi-même, et me débarrasser tout au moins d’un importun. Qu’on garde celui qu’on a apparemment de bonnes raisons de ménager, j’y consens ; mais qu’on me laisse en repos et que je fasse de moi tout ce qu’il me plaira. Quant à la destinée de mon temps et de ma personne, je vous promets bien que votre prophète radote sur ce point. La saison du besoin est bien loin, et ma nullité est un oracle plus sûr que le vôtre. Je ne sais ce que votre billet au Baron contient, je vous le remettrai cacheté ; mais il m’a semblé, par quelques mots de Mme d’Aine qu’il croit juste, qu’on sait ici que nous nous écrivons. Je ne vous ai rien dit du roi de Pologne, parce que, quand il s’agit de sa maîtresse, c’est une belle foutue guenille qu’un roi. Je penserai à votre roi, quand mon âme m’en aura laissé le loisir. Oui, vraiment, j’ai le cœur dur comme un caillou ; cela est au point que, quand je me lève le malin, je crois qu’on m’a volé pendant la nuit celui que j’avais, et qu’on m’en a donné un autre, et je n’en suis pas plus content, car je tenais beaucoup au mien. J’espère le retrouver auprès de vous. On m’a envoyé le papier de Félix ; mais on aurait bien fait d’y joindre celui d’Olivier que j’avais demandé, afin de donner aux deux contes un peu d’unité. N’importe, je me passerai de celui qui me manque, et je ferai de mon mieux. Ma santé serait mauvaise, si cela se pouvait ; je me porte bien, malgré moi ; car je ne me soucie plus de moi. Je fais ici un travail immense, et en même temps deux ou trois indigestions les unes sur les autres. Je n’aurai parlé que pour m’affranchir des petites servitudes et disposer plus entièrement de mes journées. J’ai mis au net le Traité d’Harmonie de Bemetzrieder ; c’est, si je ne me trompe, un bel et charmant ouvrage. Si vous pouviez y donner un coup d’œil avant qu’on ne l’imprimât, cela serait bien ; mais je n’ose l’espérer ; vous avez tout gâté avec votre bribe louée et puis non louée. J’ai donné mes trois fêtes au Baron ; comment diable voulez-vous à présent que je les retire, lorsqu’on en a fait presque des feux de joie ? Je crains bien, mon ami, que je ne sois tenté de rester où je fais le bien, où j’ai établi le repos ; cela vaut mieux que d’aller chercher de la peine à Paris où je ne reparaîtrai qu’à la Saint-Martin. Envoyez, s’il vous plaît, de la musique à ma fille, et si vous m’écrivez encore, ce que je désire beaucoup, dites-moi qu’elle se porte bien. Bon gré, mal gré, vous partagerez avec elle la portion de tendresse qu’on me restituera moitié par moitié ; je crève de nouvelles à vous apprendre. J’ai reçu dans la maison une lettre que j’ai gardée pour vous la montrer ; vous verrez par là combien il importait que j’arrivasse et combien il importe peut-être que je reste. Tâchez de faire entendre cela à notre amie. Je voudrais que ce foutu musicien de Bâle fût au fond de la rivière. Je fais tout si négligemment, que j’allais oublier de vous dire qu’on est furieuse de trois ou quatre lettres que j’ai écrites d’ici. Qu’avez-vous donc mis dans ces lettres, direz-vous ? Rien, mon ami, que de la raison, de l’honnêteté et de la tendresse. J’ai demandé qu’on vous envoyât la dernière, parce qu’on en a appelé à votre tribunal. Si on le fait, vous prononcerez. Si on ne le fait pas, comme je le présume, vous ignorerez cela ; entendez-vous ? Bonjour, portez-vous bien. Aimez-moi, car il est affreux de n’être aimé de personne. J’étais heureux et tranquille, sa dernière lettre m’a fait un mal incroyable. Je suis sûr qu’il n’y paraîtra plus demain, après ou après ; mais voilà toujours ma tête dérangée ; et ne fût-ce que pour quelques jours, c’est trop. J’en ai besoin ici. Je me mettrai demain matin à Félix ; ce sera une affaire faite dans la matinée. Oh ! la sotte chose que la vie ! Hier je le prouvais au Baron au point de s’aller noyer, si l’éloquence et la vertu avaient encore quelque pouvoir sur nous. À propos, l’abbé Morellet nous est venu avec le récit de ses trente-six infortunes, c’était à crever de rire ; c’était la jérémiade la plus vile, la plus intéressée et la plus naturelle que vous puissiez imaginer, et cela sans que le Jérémie s’en doutât. Il m’a laissé son ouvrage contre l’abbé[1] ; je ne l’ai pas encore ouvert ; mais je me suis promis de lui en dire mon avis bien serré. Je vais me coucher. On épie ici mes veillées à la diminution de ma bougie, et l’on m’en fait des querelles très-sérieuses. La belle-mère et les enfants m’aiment d’instinct. Le Baron paraît vivement touché de me posséder. Quant à sa femme, je le suis vivement de la marque de confiance qu’elle m’a donnée. La négociation en question est venue tout au travers d’une autre beaucoup plus grave. Celle-ci est finie ; il ne tiendra qu’à elle que l’autre le soit incessamment.

Bonsoir, mon ami.



  1. Galiani.