Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 16-19).


LIII

AU MÊME.
Au Grandval, 21 octobre 1770.

Vous êtes, mon ami, très-fin, très-délié, mais pour cette fois je crois que je vois mieux que vous, parce que j’ai sur le nez d’autres besicles que les vôtres.

J’aime mieux la croire inconstante que malhonnête. Voyez {{M.|l’Écuyer[1] s’installer entre la mère et la fille à Bourbonne ; toutes les deux, convaincues qu’il en voulait à l’une ou à l’autre, cependant appeler ses visites ; le retenir à souper tous les jours ; retarder son retour, le mener à Vandœuvre où il n’est pas connu ; à Châlons où il ne l’est pas davantage ; lui permettre à Paris une cour assidue, accepter de lui et voiture et gibier dont j’ai mangé par parenthèse et que j’ai trouvé bon, attendre une déclaration, arranger une présentation au Louvre ; accorder la permission d’écrire et par conséquent s’engager à répondre, etc.

Oh ! ma foi, mon ami, si l’on a bien résolu de refuser à cet homme-là ce qu’il est aussi encouragé à demander, vous avouerez qu’on s’expose de gaieté de cœur à le rendre profondément malheureux ; est-ce là le rôle qui convient à une femme aussi franche, aussi bonne, aussi honnête que notre amie[2] ?

Et mon bonheur et ma tranquillité, que deviennent-ils dans le courant de cette menée ? Si l’on avait projeté de me rendre fou, dites-moi ce qu’on pourrait faire de mieux ?

Et son bonheur et sa tranquillité, que deviendront-ils, lorsqu’elle aura sous les yeux le spectacle assidu d’un malheureux qu’elle aura fait ? Se donne-t-on ce passe-temps-là à l’âge de quarante-cinq ans ?

Une femme qui ne veut pas aimer, et qui n’en a pas assez des visites journalières qu’on est libre de lui rendre chez elle, et qui s’arrange pour voir un homme dont elle est éperdument aimée trois fois la semaine dans une autre maison ; et cette femme-là en use bien, et cette femme-là connaît le fond de son cœur ? et cette femme-là garde quelque mesure avec son ami ?

Convenez, mon ami, que je suis au moins traité très-légèrement, convenez qu’il n’y a dans cette conduite pas une ombre de délicatesse. Convenez qu’à ma place vous sentiriez comme moi. Convenez que vous en seriez bien autrement blessé que moi. Y a-t-il d’autres règles pour une femme que pour une maîtresse ? Si votre femme se comportait ainsi, ne lui en diriez-vous pas un mot ? Puisque l’étude et la pratique de la justice ont été le travail de votre vie, soyez juste.

Elle est sûre d’elle-même ? Et qui le sait ?

Quand elle serait sûre d’elle-même, n’a-t-elle aucun ménagement à garder avec moi ? Je ne souffre point ; je ne souffrirai pas ; mais qui est-ce qui le lui a dit ?

Y a-t-il une conduite pour les femmes et une conduite pour les hommes ? Que penserait-elle, que penseriez-vous de moi, si j’étais aimé d’une autre et que je me permisse tout ce qu’elle a fait ?

Je ne vous parle ainsi, ni pour la dépriser à vos yeux, ni pour exhaler mon ressentiment. Je n’en ai point ; je suis tranquille, je suis heureux et je n’ai que faire de la solitude pour sentir le prix de la liberté qu’on me rend.

Si elle s’en va, je la perdrai sans regret ; si elle revient, je la recevrai avec transport.

Qu’elle s’en aille ou qu’elle me reste, je m’occuperai sincèrement de son bonheur ; l’estime que je faisais d’elle n’en sera point altérée, et je lui conserverai tout mon attachement.

J’ai bien peur que vous ne me voyez ni l’un ni l’autre tel que je suis. Je n’ai aucun mérite à cette belle résignation. Elle ne me coûte rien ; mais rien du tout. Si je lui causais le moindre chagrin, ce serait méchanceté pure ; car ni l’amour-propre ni le cœur ne sont offensés.

Je vous répéterai ce que je lui ai écrit. Je sais ce que je souhaite ; je sais ce qui est honnête ; mais je sais tout aussi bien ce qui n’est pas libre.

Je demande deux choses qu’on ne saurait me refuser sans tyrannie : la jouissance d’un bien que vous avez tant de fois regretté, de mon temps ; et la liberté de m’éloigner, quand il me plaira, d’un spectacle assidu qui pourrait finir par me tourmenter ; et c’est autant pour elle que pour moi que j’insiste sur ce point ; car si j’avais de la peine, elle la partagerait assurément.

Elle s’imagine que je vais chez vous verser un fiel dont mon âme est trop pleine ; vous m’obligerez de la détromper sur ce point.

Je suis arrivé ici tout à temps pour prévenir une aventure très-fâcheuse. Je vous parlerai de cela quand nous nous verrons.

Je n’ai point remis votre billet au Baron et pour cause.

J’ai été malade à mourir pendant deux jours, j’en suis quitte ; et je me porte comme ci-devant.

J’avais pensé comme vous que l’atrocité du prêtre[3] ôtait tout le pathétique de l’histoire de Félix. Envoyez-moi une copie de cette histoire et de celle d’Olivier, et ce que vous me demandez sera fait ; mais dépêchez-vous.

Je viens de recevoir une lettre d’elle où je lis : « Que votre travail ne soit point troublé par l’idée d’une peine qui n’existe encore que dans votre tête » ; et ailleurs : « Personne n’a encore le droit de tracasser mon âme. » Ou je ne sais pas lire, ou ce n’est pas le langage d’une femme sûre d’elle ; je n’entends rien de rien, ou cela signifie : Attendez.

Il est vrai que j’ai mené mon écuyer à toutes jambes, et j’aurais bien fait, si l’on avait su lui faire la réponse nette, ferme et tranchée qu’on devait lui faire, que j’espérais qu’on lui ferait et qu’on aurait dictée à une autre.

On prétend être sage ; mais je suis bien assuré qu’on jugerait autrement de sa voisine, et qu’on ne balancerait pas à dire qu’elle est fausse et folle.

Je puis me taire sur un rival ; mais si j’en parle, je dirai ce que j’en pense, surtout si j’en pense bien.

Sans moi cela ne serait pas arrivé ? Et c’est vous qui la faites parler ainsi ? N’est-elle pas à présent maîtresse des événements ?

Bonjour, mon ami, bientôt je n’aimerai vraiment que vous, et je n’en serai pas fâché.



  1. M}}. de Foissy, écuyer du duc de Chartres. V. le Voyage à Bourbonne.
  2. Mme  de Prunevaux.
  3. Dans les Deux Amis de Bourbonne. Voir t. V, p. 263.