Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 10-13).


L


AU MÊME.
Juin 1770.

Monsieur, j’ai fait ce que vous m’avez ordonné ; mais, pour remplir votre objet, il a fallu me montrer un peu, et exposer ce que j’avais ouï dire de la pièce[1] afin d’en faire parler les autres. m’a paru qu’on prenait la chose assez froidement : quand on a embrassé un état, il en faut savoir supporter les dégoûts. Il leur a été impossible de concevoir une haute opinion du talent d’un homme malhonnête ; car celui-là est malhonnête qui calomnie publiquement, et qui dévoue, autant qu’il dépend de lui, à la haine générale de bons citoyens. Au reste, votre condescendance sur ce point sera toujours regardée comme une nécessité à laquelle vous n’aurez pu vous soustraire. Ils savent tous qu’ils ont mérité quelque considération de votre part, et ils redoutent plus pour vous les réflexions d’un public impartial que, pour eux, la méchanceté d’un poëte. Ce que vous pensez vous-même de la licence que cet exemple pourrait introduire ne leur a point échappé. Quant à moi, qui n’ai pas la peau fort tendre, et qui serais plus honteux d’un défaut que j’aurais que de cent vices que je n’aurais pas, et qui me seraient injustement reprochés, je vous réitère que si j’avais été le censeur du Satirique, j’aurais souri à toutes ces injures, n’en aurais fait effacer aucune, et les aurais regardées comme des coups d’épingle plus douloureux à la longue pour l’auteur que pour moi. Cet homme, quel qu’il soit, croit n’avoir aiguisé qu’un couteau à deux tranchants : il s’est trompé, il y en a trois ; et le tranchant qui coupe de son côté le blessera plus grièvement qu’il ne pense. Quelle est la morale de sa comédie ? c’est qu’il faut fermer sa porte à tout homme d’esprit sans principes et sans probité. On la lui appliquera, et le sort qui l’attend est le mépris et une demeure à côté de P…[2].

Je ne crois pas que la pièce soit de ce dernier ; on n’est pas un infâme assez intrépide pour se jouer soi-même et pour faire trophée de sa scélératesse. Si c’est M. de Rulhières, coupable de la même indignité que P…, il est plus vil que lui, puisqu’il s’en cache.

Au reste, monsieur, si l’auteur croit que quelques vers heureux suffisent pour soutenir un ouvrage dramatique, il en est encore à l’A, B, C du métier. Le sien est sans verve, sans génie, sans intérêt. Son Oronte est plat ; ce n’est qu’une mince copie de l’Orgon de Molière dans le Tartuffe. Son Dorante aurait de belles et bonnes choses à dire qui le caractériseraient ; mais l’auteur ne pouvait les trouver ni dans son cœur, ni dans son esprit : et ce personnage, prétendu philosophe, n’est pas même de l’étoffe d’un homme du monde. Le Satirique, faible contre-partie du Méchant de Gresset, n’en a ni la grâce ni la légèreté. Julie est une fille mal élevée qui conspire avec sa soubrette, bassement, et contre toute délicatesse d’une personne de son état, pour attirer le satirique dans un piège. Le satirique, qui se fie à ces deux femmes, est un sot. Dorante, qui souffre patiemment devant lui un coquin, qui a composé et mis sur son compte un libelle contre un tuteur honnête dont il aime la pupille, est un lâche. Cela est sans mouvement et sans chaleur, et tous ces personnages ne semblent agir que pour prouver que toute idée d’honnêteté est étrangère à l’auteur. Aussi suis-je persuadé qu’il y a tout à perdre pour lui, et qu’il ne lui restera que l’ignominie d’avoir fait des tirades contre des gens de bien ; ce qui ne sera pas compensé par le très-mince et très passager succès d’une très-médiocre pièce. Je plains cet homme de déchirer ceux dont les conseils lui apprenaient peut-être à tirer un meilleur parti de son talent. Il ne tardera pas à dire, comme M. P…, qu’il n’est pas trop sûr d’être bien aise d’avoir fait cette pièce. Du moins, faudrait-il que sa satire fût gaie ; mais elle est triste, et l’auteur ne sait pas le secret de nuire avec succès.

Il ne m’appartient pas, monsieur, de vous donner des conseils ; mais, si vous pouvez faire en sorte qu’il ne soit pas dit qu’on ait deux fois, avec votre permission, insulté en public ceux de vos concitoyens qu’on honore dans toutes les parties de l’Europe, dont les ouvrages sont dévorés de près et au loin, que les étrangers révèrent, appellent et récompensent, qu’on citera, et qui concourront à la gloire du nom français quand vous ne serez plus, ni eux non plus ; que les voyageurs se font un devoir de visiter à présent qu’ils sont, et qu’ils se font honneur d’avoir connus lorsqu’ils sont de retour dans leur patrie, je crois, monsieur, que vous ferez sagement. Il ne faut pas que des polissons fassent une tache à la plus belle magistrature, ni que la postérité, qui est toujours juste, reverse sur vous une petite portion du blâme qui devrait résider tout entier sur eux. Pourquoi leur serait-il permis de vous associer à leurs forfaits ?

Les philosophes ne sont rien aujourd’hui, mais ils auront leur tour ; on parlera d’eux, on fera l’histoire des persécutions qu’ils ont essuyées, de la manière indigne et plate dont ils ont été traités sur les théâtres publics ; et si l’on vous nomme dans cette histoire, comme il n’en faut pas douter, il faut que ce soit avec éloge. Voilà mon avis, monsieur, et le voilà avec toute la franchise que vous attendez de moi ; je crains que ces rimailleurs-là ne soient moins les ennemis des philosophes que les vôtres.

Je suis avec respect, etc.



  1. Comédie de Palissot, en trois actes et en vers, et dont le premier titre est le Satirique. L’auteur avait composé cette pièce dans le plus grand secret ; il avait même fait répandre que c’était une satire violente contre lui. Le maréchal de Richelieu protégeait l’auteur ; cependant le secret transpira, et le jour même où l’ouvrage devait être représenté, un ordre de M. de Sartine le fit supprimer. (Br.)
  2. Diderot était encore alors dans l’erreur commune, puisqu’il inclinait à regarder Palissot comme étranger à cette pièce que, depuis, cet auteur a avouée et défendue avec chaleur. (Br.)