Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 8-10).


XLIX


À SARTINE[1]
Paris, ce 10 mars 1770.
Monsieur,

Vous désirez savoir mon sentiment sur l’ouvrage que vous avez bien voulu me confier, et que je vous renvoie[2]. Le voici : Je le trouve dur, sec, plein d’humeur et pauvre d’idées. L’auteur ne me paraît ni assez pourvu d’expérience, ni assez fort de raisons pour briser son adversaire comme il se l’est promis. Il le calomnie en plusieurs endroits ; il affecte de ne pas l’entendre, ou il ne l’entend pas en quelques autres. Ses réponses aux principaux arguments qu’il attaque ne sont pas aussi victorieuses qu’il l’imagine ; il y en a auxquels il ne répond point du tout. Il disjoint les idées ; il aperçoit fort bien les inconvénients des vues de l’auteur, il n’aperçoit pas les inconvénients des siennes. Il attribue au chevalier ce que la vérité du dialogue exigeait qu’on mît dans la bouche de ses interlocuteurs, et il lui en fait un crime ou un ridicule. Tout cela est mal, et je vous proteste qu’à la place de l’abbé Galiani, je ne serais affligé de cette critique que parce que je me serais peut-être flatté d’un ton et d’un procédé plus honnêtes. Le caractère du réfutateur en sera un peu plus barbouillé ; on n’en aura pas plus haute opinion de sa suffisance, et la question n’en sera pas plus éclaircie. Les dialogues conserveront toute la faveur qu’ils ont obtenue, et l’ouvrage dont il s’agit n’aura qu’augmenté le nombre des ouvrages économiques qu’on ne lit plus. La lutte contre un homme de génie qui connaît le monde et les hommes, le cœur humain, la nature de la société, l’action et la réaction des ressorts opposés qui la composent, la force de l’intérêt, la pente des esprits, la violence des passions, les vices des différents gouvernements, influence des plus petites causes, et les contre-coups des moindres effets dans une grande machine, est une lutte périlleuse, comme M. Turgot le savait bien, et comme M. l’abbé Morellet l’aura prouvé, après M. l’abbé Beaudeau, M. Dupont et M. de La Rivière.

L’abbé Galiani n’a pas besoin, pour paraître grand, que M. l’abbé Morellet se mesure avec lui. Le seul parti que la critique pourrait tirer de son travail, ce serait d’en faire une bonne lettre qu’il enverrait à celui qu’il appelait à Paris son ami. Il y aurait dans ce sacrifice moins à perdre qu’à gagner ; car cet ouvrage passera sans faire la moindre sensation, malgré le nom et la célébrité de l’auteur, à qui il n’en restera qu’un petit vernis d’homme noir. Après s’être donné une entorse à un pied dans l’affaire de la Compagnie des Indes, il ne faudrait pas s’en donner une à l’autre pied dans celle des blés ; car c’est sous peine de ne pouvoir plus marcher. Si l’abbé Morellet avait ceint le tablier dans la boutique de M. de Mirabeau, et qu’il eût été personnellement offensé, qu’aurait-il fait de pis ? Je ne voudrais prendre ce ton amer qu’avec mon ennemi, encore ne serait-ce qu’en représailles. Je vois avec chagrin que les hommes de lettres font moins de cas de leur caractère moral que de leur talent littéraire. Cette réfutation nuira beaucoup à M. l’abbé Morellet, qui ne doit s’attendre ni à l’indulgence du public, ni à celle de ses amis ; et c’est ce que je me ferais un devoir de lui dire, si je pouvais m’en expliquer avec lui sans manquer à la confiance dont vous m’honorez. Je lui communiquerais aussi quelques endroits des lettres de l’abbé Galiani dont il n’aurait rien de mieux à faire que de justifier la bonne opinion. Voici, monsieur, comment le charmant Napolitain en parle dans la dernière que j’ai reçue : « Le cher abbé Morellet raisonne comme sa tête le mène ; mais il agit par principes ; ce qui fait que je l’aime de tout mon cœur, bien que ma tête n’aille pas comme la sienne, et que lui, de son côté, m’aime à la folie, bien qu’il me croie machiavellino. Au reste, son âme, qui est bonne, entraînera sa tête ; il finira par ne pas me répondre, et par m’aimer davantage. » D’où vous conclurez que le petit machiavéliste italien s’entend un peu mieux en procédés que le philosophe français ; mais, toute réflexion faite, je me persuade que l’abbé Morellet ne publiera pas ses guenillons recousus. Quoi qu’il en soit, comme censeur, je n’y vois rien qui doive en empêcher l’impression, sans même en excepter quelques paragraphes dont un examinateur précédent paraît s’être effarouché. Les économistes de profession sont bien d’une autre hardiesse, et la liberté, jointe au courage qu’ils ont de tout dire, est, à mon sens, un des principaux avantages de leur école. Je suis avec respect, etc.



  1. Cette lettre, publiée sans nom de destinataire dans les Mélanges de Fayolle, est certainement adressée à Sartine, qui prenait volontiers Diderot comme censeur ainsi que le prouvent la fin même de cette lettre et la suivante.
  2. Il s’agit de l’ouvrage qui a pour titre : Réfutation du Dialogue sur le commerce des blés, par Morellet, 1770, in-8.