Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 476-479).


XXXIV

À DAMILAVILLE[1].
1766.

Je viens, mon ami, de recevoir votre dissertation sur les moines, où je me doute, avant que de l’avoir lue, que vous prouvez à merveille que des sociétés de célibataires ordonnés, à votre mode, dans un certain état de société, loin d’être nuisibles seraient avantageuses, peut-être même nécessaires ; s’agissait-il de cela ? Aucunement ; mais de nos moines tels qu’ils sont dans l’état où nous sommes. Il s’agissait de savoir si les nations voisines qui n’ont ni moines, ni prêtres, ni célibataires, n’ont pas de l’avantage sur nous. Je m’arrête là ; je vous lirai quand je serai sorti de la poussière des livres et des copeaux des menuisiers. Vous n’êtes jamais un sot ; mais vous aimez à contredire ; et souvent vous ne voulez pas voir que, puisqu’il n’y a rien de bon qui n’ait quelque inconvénient, pas même la vertu ; rien de mauvais qui n’ait quelque avantage, pas même le crime ; le bon jugement consiste à peser et à rejeter nettement comme mauvais ce qui est plus mauvais que bon ; pareillement dans les questions abstraites, à traiter comme faux ce qui a le moins de vraisemblable ; car quelle est la question spéculative en faveur de laquelle on ne puisse trouver une raison ? Il n’y en a pas une d’assez indigente. Malebranche prouve que l’homme voit tout en Dieu, Berkley qu’il est lui le seul existant ; personne ne les en a crus et je n’oserais assurer que personne leur ait encore bien répondu. Le fil de la vérité sort des ténèbres et aboutit à des ténèbres. Sur la longueur il y a un point le plus lumineux de tous, où il faut savoir s’arrêter et au delà duquel l’obscurité semble renaître.

J’en appelle à tous mes amis, à vous-même ; je ne suis aucunement tyran des opinions, je dis mes raisons et j’attends ; j’ai remarqué plusieurs fois au bout d’un certain temps que mon adversaire et moi nous avions tous les deux changé d’avis. Je ne désespère pas qu’un jour je ne croie à l’utilité des moines, et que vous n’y croyez plus. Ce que je dirai quand je verrai de votre façon un ouvrage en faveur de la religion chrétienne ? Je dirai que vous avez fait le plus grand abus de l’esprit qu’il était possible de faire ; cette religion étant à mon sens la plus absurde et la plus atroce dans ses dogmes ; la plus inintelligible, la plus métaphysique, la plus entortillée et par conséquent la plus sujette à divisions, sectes, schismes, hérésies, la plus funeste à la tranquillité publique, la plus dangereuse pour les souverains par son ordre hiérarchique, ses persécutions et sa discipline, la plus plate, la plus maussade, la plus gothique et la plus triste dans ses cérémonies, la plus puérile et la plus insociable dans sa morale considérée non dans ce qui lui est commun avec la morale universelle, mais dans ce qui lui est propre et ce qui la constitue morale évangélique, apostolique et chrétienne, la plus intolérante de toutes ; je dirai que vous avez oublié que le luthéranisme débarrassé de quelques absurdités est préférable au catholicisme, le protestantisme au luthéranisme, le socinianisme au protestantisme, le déisme, avec des temples, des cérémonies, au socinianisme : je dirai que puisqu’il faut que l’homme superstitieux de la nature ait un fétiche, le fétiche le plus simple et le plus innocent sera le meilleur de tous. Je dirai que, puisque l’idée de ce fétiche est sujette à varier comme toutes les autres chimères, le seul moyen d’ôter aux diverses opinions leur danger effroyable c’est de les tolérer toutes sans aucune exception, et de les décrier les unes par les autres, en les rapprochant les unes des autres. Je dirai que si le ministère avait le bon jugement de n’attacher aucune prérogative, aucune distinction, à certaine façon de parler et de penser en matière de religion, on aurait atteint tout ce qu’il y aurait de mieux ; je finirai par dire qu’un mystère est encore bien barbare, quand il n’a pas songé à pourvoir à la chose à laquelle l’homme attache plus d’importance qu’à sa fortune, sa liberté, son honneur et sa vie.

Il est vrai que l’impératrice vient de me donner une marque nouvelle de sa bienveillance, et que cette grâce n’est pas moins approuvée des honnêtes gens que la première ; mais il ne l’est pas moins que je n’y ai pas été aussi sensible que je l’aurais été dans un autre temps et dans d’autres circonstances. Si j’ai dit à nos amis que vous m’écriviez de la déraison, ce n’est pas dans le dessein de vous desservir ; c’est la suite de la conversation, et d’une effusion d’âme qui entraîne ces sortes d’indiscrétions ; c’est qu’on est porté naturellement à croire que ceux qui nous écoutent y mettent encore moins d’importance que nous. Mon ami, je pense que l’Amour est un maître sauvage et cruel. Qu’il soit impossible d’allier plus de raison avec tant de passion que vous le faites, c’est ce que je n’avouerai jamais. J’ai été quelquefois dans votre position ; je trouvais bien dans ma tête les mêmes sophismes que vous, je me les proposais à moi-même et aux autres, comme vous faites ; mais je ne pouvais m’empêcher d’en sentir le faux et d’en rire ; ce qui me dépite, c’est que vous donniez sérieusement dans toutes ces subtilités qui n’ont besoin que d’être traduites en d’autres termes pour devenir d’un ridicule comique. Mon ami, lisez Térence, Plaute, Molière, Regnard et les autres ; vous y trouverez les amants aussi bons raisonneurs que vous. Ce qui me déplaît, c’est cet état, mi-parti de raison et de folie ; c’est son incompatibilité avec le bonheur. Je n’y aurais trouvé qu’un remède quand j’étais jeune : c’était d’avouer la chose telle comme elle était, et de m’avouer toute mon extravagance, et de regarder mon jugement comme une planche à sauver du naufrage. Je pensais comme un sage et j’agissais comme un fou. Mais je ne l’ignorais pas, je n’en voulais pas imposer à la complice de ma folie. M’objectait-elle quelque chose de sensé ? je disais : « Vous avez raison ; mais votre raison me désespère et votre folie me ferait tant de plaisir. » À l’intrépidité avec laquelle vous prétendez concilier les sentiments les plus incompatibles, les projets les plus disparates, les rôles les plus antipathiques, on dirait que vous êtes né d’hier et que vous n’avez pas la première notion du cœur humain ; et j’ai la bêtise d’argumenter en forme contre vous, tandis que l’ironie me suffirait. Adieu, bonjour, portez vous bien : aimez-moi comme je vous aime, et vous m’aimerez beaucoup. Madame prétend ne vous avoir rien écrit de pareil à vos lignes soulignées sur l’affaire du précepteur manqué. Car je me suis plaint sincèrement qu’elle me dît d’une façon et qu’elle vous écrivît d’une autre.



  1. Cette lettre inédite, copiée par M. L. Godard à l’Ermitage, répond à une lettre également inédite de Damilaville, conservée dans le même volume et que sa longueur ne nous permet pas de reproduire ici.