Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 474-475).


XXXIII

À GRIMM[1].
3 décembre 1765.

Si je savais, mon ami, où trouver Sedaine, j’y courrais pour lui lire votre lettre et vos observations. Ouf ! je respire. Voilà le jugement que j’en ai porté, et hier, en l’écoutant, à chaque instant je me suis surpris pensant à vous et devinant vos transports. Mais une chose dont vous ne me parlez point et qui est pour moi le mérite incroyable de la pièce, ce qui me fait tomber les bras, me décourage, me dispense d’écrire de ma vie et m’excusera solidement au jugement dernier, c’est le naturel sans aucun apprêt, c’est l’éloquence la plus vigoureuse sans l’ombre d’effort ni de rhétorique. Combien d’occasions de pérorer auxquelles on ne se refuse jamais sans le goût le plus grand et le plus exquis ! Exemple : « Je me suis couché le plus tranquille et le plus heureux des pères et me voilà ! » Vous avez raison, ne nous plaignons pas encore du public. Il faut être un ange en fait de goût pour sentir le mérite de cette simplicité-là. J’ai quelquefois eu hier la vanité de croire, au milieu de deux mille personnes, que je le sentais seul, et cela, parce qu’on n’était pas fou, ivre comme moi, qu’on ne faisait pas des cris… Je ne pouvais souffrir qu’on dît froidement, avec un petit air de satisfaction indulgente : Oui, cela est naturel..... Saindieu ! croyez-vous qu’on mérite ces ouvrages-là, quand on en parle ainsi ?

Au sortir, l’abbé Le Monnier me fit entrer au café. Un blanc-bec s’approche de lui, et lui dit : « L’abbé, cela est joli. » À l’instant je me lève de fureur, et je dis à l’abbé : « Sortons, je n’y saurais tenir. Comment, mordieu ! vous connaissez des gens comme cela ? »

Oui, mon ami, oui, voilà le vrai goût, voilà la vérité domestique, voilà la chambre, voilà les actions et les propos des honnêtes gens, voilà la comédie.

Ou cela est faux, ou cela est vrai. Si cela est faux, cela est détestable. Si cela est vrai, combien il y a sur nos théâtres de choses détestables, et qui passent pour sublimes !

J’étais à côté de Cochin, et je lui disais : « Il faut que je sois un honnête homme, car je sens vivement tout le mérite de cet ouvrage. Je m’en récrie de la manière la plus forte et la plus vraie ; et il n’y a personne au monde à qui elle dût faire plus de mal qu’à moi, car cet homme me coupe l’herbe sous les pieds. »

J’attends à présent tous nos petits censeurs de la rue Royale. Je ne me donnerai pas la peine de les contredire ; mais leur jugement va devenir pour moi la règle et la mesure du goût qu’ils ont.

Eh bien, monsieur le plaisant, m’en croirez-vous une autre fois, quand je vous louerai une chose ? Je vous disais que je ne connaissais rien qui ressemblât à cela ; que c’était une des choses qui m’avaient le plus surpris ; qu’il n’y avait pas d’exemple d’autant de force et de vérité, de simplicité et de finesse. Dites le contraire, si vous osez.

Je sens bien, je juge bien, et le temps finit toujours par prendre mon goût et mon avis. Ne riez pas : c’est moi qui anticipe sur l’avenir, et qui sais sa pensée.

Il faut que je vous voie aujourd’hui. Hatmann m’a envoyé un clavecin ; nous en causerons ce soir. Bonjour. Je vous embrasse de tout mon cœur. Il me semble que vous me soyez plus cher encore ; cette conformité de voir et de sentir me serre contre vous d’une manière délicieuse. Comme je vous baiserais, si vous étiez à côté de moi !



  1. Lettre écrite le lendemain de la première représentation du Philosophe sans le savoir et insérée par Grimm dans son « Ordinaire » du 15 décembre 1765.