Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 441-442).


XIV

AU MÊME
Janvier 1757.

Mme d’Épinay m’a fait dire vendredi par monsieur son fils que vous arriveriez samedi et qu’il était inutile que j’allasse à l’Ermitage. Il eût été si bien à vous de venir et j’étais si convaincu que vous arriviez que je vous attendis tout le jour. Il n’est pas difficile de deviner par quelle raison une femme honnête et vraie a pu se déterminer à ce petit mensonge.

Je comprends, vous m’auriez chargé d’injures ; vous m’auriez fermé votre porte, et l’on a voulu vous épargner un procédé qui m’aurait affligé et dont vous auriez eu à rougir. Mon ami, croyez-moi, n’enfermez point avec vous l’injustice dans votre asile, c’est une fâcheuse compagnie. Une bonne fois pour toutes, demandez-vous à vous-même : Qui est-ce qui a pris part à ma santé quand j’ai été malade ? Qui est-ce qui m’a soutenu quand j’ai été attaqué ? Qui est-ce qui s’est intéressé vivement à ma gloire ? Qui est-ce qui s’est réjoui de mes succès ? Répondez-vous avec sincérité et connaissez ceux qui vous aiment. Si vous avez dit à Mme d’Épinay quelque chose qui soit indigne de moi, tant pis pour vous : on me voit, on m’entend, et l’on comparera ma conduite avec vos discours. Je vous renvoie votre manuscrit, parce qu’on m’a fait assez entendre qu’en vous le reportant je vous exposerais à maltraiter votre ami. Oh ! Rousseau, vous devenez méchant, injuste, cruel, féroce, et j’en pleure de douleur. Une mauvaise querelle avec un homme que je n’estimai et que je n’aimai jamais comme vous m’a causé des peines et des insomnies. Jugez quel mal vous me faites. Mais je crains que les liens les plus doux ne vous soient devenus fort indifférents. Si je ne vous éloigne point par ma visite, écrivez-le-moi et j’irai vous voir, vous embrasser et conférer avec vous sur votre ouvrage. Il n’est pas possible que je vous en écrive, cela serait trop long. Vous savez que je n’ai que les mercredis et les samedis, et que les autres jours sont à la chimie. Faites-moi signe quand vous voudrez et j’accourrai ; mais j’attendrai que vous fassiez signe.

M. d’Holbach vous prie de prendre arrangement avec quelque imprimeur ou libraire, afin que l’ouvrage que vous savez puisse paraître.