XIII. À J.-J. Rousseau
Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 440-441).


XIII

AU MÊME


Janvier 1757.

Il est vrai qu’il y a quinze ans que j’ai femme, enfant, domestique, nulle fortune, et que ma vie est si pleine d’embarras et de peines que souvent même je ne peux jouir de quelques heures de bonheur et de relais que je me promets. Mes ennemis en font, selon leur caractère, un sujet de plaisanterie ou d’injure. Après cela, de quoi aurais-je à me plaindre ? Je ne veux plus aller à Paris. Je n’irai plus, pour cette fois je l’ai résolu. Il n’est pas absolument impossible que ce soit là le ton de la raison.

Vous ne savez quelle peut être l’affaire que j’ai à vous proposer, cependant vous la refusez et m’en remerciez. Mon ami, je ne vous ai jamais rien proposé qui ne fut honnête, et je n’ai pas changé de ce que j’étais.

À peine y a-t-il quinze jours que le temps où j’ai dû vous parler de votre ouvrage est expiré, il fallait en conférer ensemble ; il le faut, et vous ne voulez pas venir à Paris. Eh bien, samedi matin, quelque temps qu’il fasse, je pars pour l’Ermitage. Je partirai à pied, mes embarras ne m’ont permis d’y aller plus tôt, ma fortune ne me permet pas d’y aller autrement, et il faut bien que je me venge de tout le mal que vous me faites depuis quatre ans.

Quelque mal que ma lettre ait pu vous faire, je ne me repens pas de vous l’avoir écrite. Vous êtes trop content de votre réponse, vous ne reprocherez point au ciel de vous avoir donné des amis. Que le ciel vous pardonne leur inutilité !

Je suis encore effrayé du danger de Mme Levasseur, et je n’en reviendrai que quand je l’aurai vue (je vous dirai tout bas que la lecture que vous lui avez faite de votre lettre pouvait être un sophisme bien inhumain), mais à présent elle vous doit la vie et je me tais.

Le lettré[1] a dû vous écrire qu’il y avait sur le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et de froid et qui attendaient le liard que vous leur donniez. C’est un échantillon de notre petit babil, et si vous entendiez le reste il vous réjouirait comme cela.

Il vaut mieux être mort que fripon ; mais malheur à celui qui vit et qui n’a point de devoir dont il soit esclave !

Scipion avait pour amis tout ce qu’il y avait de grands dans la république, et je me doute bien que le chemin de Rome à Linterne et de Linterne à Rome était souvent embarrassé de litières. Mais le plus opulent des vôtres ne saurait payer le louage d’un fiacre sans se gêner, et voilà pourquoi l’on ne trouvera sur le chemin de l’Ermitage à la Chevrette que quelques philosophes pédestres, gagnant pays le bâton à la main, mouillés jusqu’aux os et crottés jusqu’au dos.

Cependant, en quelque endroit du monde que vous voulussiez vous sauver d’eux, leur amitié vous suivrait, et l’intérêt qu’ils prennent à Mme Levasseur ; vivez, mon ami, vivez et ne craignez pas qu’elle meure de faim.

Quelque succès qu’ait eu mon ouvrage, et quoi que vous m’en disiez, je n’en ai guère recueilli que de l’embarras et n’en attends que du chagrin. Adieu, à samedi[2].



  1. Surnom que l’on donnait dans l’intimité au jeune fils de Mme d’Épinay.
  2. La réponse de Rousseau à cette lettre est datée du mercredi soir 1757, et commence par : « Quand vous prenez des engagements… »