Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 430-432).


X

À PIGALLE.
Paris, 1756.

Comme je suis très-sensible aux belles choses, depuis, monsieur, que j’ai vu votre Mort, votre Hercule, votre France, et vos Animaux, j’en suis obsédé[1]. J’ai beaucoup pensé aux critiques qu’on vous a faites, et je me crois obligé en conscience de vous avertir que celles qui tombent sur votre Amour ne marquent pas une véritable idée du sublime dans les personnes à qui elles se sont présentées ; que ces critiques passeront, et que ce casque dont vous aurez couvert la tête de votre enfant restera et détruira en partie ce contraste du doux et du terrible que quelques artistes anciens ont si bien connu, et qui produit toujours le frémissement dans ceux qui sont faits pour admirer leurs ouvrages… Celui qui saura voir sera frappé dans le vôtre d’un enfant et d’une femme en pleurs, mis en opposition ici avec votre Hercule, là avec un spectre effrayant ; d’un autre côté, avec ces animaux que vous avez si bien renversés les uns sur les autres. Supprimez cette figure, plus d’harmonie dans la composition ; les autres figures seront désunies ; la France, adossée à de grands drapeaux nus, n’aura plus d’effet, et l’œil sera choqué de rencontrer presque dans une ligne droite, dont rien ne rompra la direction, trois têtes de suite, celles du Maréchal, de la France et de la Mort. Transformez cet Amour en un génie de la guerre, et vous n’aurez plus qu’une seule figure douce et pathétique contre un grand nombre de natures fortes et de figures terribles. J’en appelle à vos yeux et à ceux du premier homme de goût que vous placerez devant votre ouvrage, et qui voudra bien se transporter au delà du moment présent. J’ajouterai que le symbole de la guerre sera double, et que ce second symbole, déjà superflu par lui-même, sera encore équivoque ; car, pourquoi ne prendrait-on pas sous un casque un enfant avec son flambeau pour ce qu’il est en effet, pour un Amour déguisé ? Pour Dieu, monsieur, laissez cet enfant ce que votre génie l’a fait.

Je suis sûr que ce que je vous dis, la postérité le verra, le sentira, le dira ; et n’allez pas croire qu’elle examine jamais avec nos caillettes de Paris et nos aristarques modernes, si décents et si petits, en quel lieu le Maréchal allait prendre les femmes qu’il destinait à ses plaisirs. L’Amour entre dans les compositions les plus nobles, antiques et modernes : il n’eût point été déplacé sur le tombeau d’Hercule ; cet Hercule fut sa plus grande victime. L’Amour eût marqué dans un pareil monument, comme dans le vôtre, que ce héros, de même que votre Maréchal, avait eu la passion des femmes, et que cette passion lui avait ôté la vie au milieu de ses triomphes. Adieu, monsieur. Quand on sait produire de belles choses, il ne faut pas les abandonner avec faiblesse. Un grand artiste comme vous doit s’en rapporter à lui-même plus qu’à personne. Et croyez-vous, monsieur, que s’il s’agissait d’avoir son avis et de le préférer à celui du maître dont on juge la composition, je n’aurais pas eu le mien comme un autre ? Selon mon goût à moi, par exemple, la Mort, courbée sur le tombeau, la main gauche appuyée sur le devant et relevant la pierre de la main droite, aurait été tout entière à cette action ; elle n’eût ni regardé le héros, ni entendu la France : la mort est aveugle et sourde. Son moment vient, et la tombe se trouve ouverte. J’aurais laissé tomber mollement les bras du Maréchal, et il serait descendu en tournant la tête avec quelque regret sur les symboles d’une gloire qu’il laissait après lui : il en eût été plus pathétique et plus vrai ; car, quelque héros qu’on soit, on a toujours du regret à mourir. Le reste du monument serait demeuré comme il est, excepté peut-être que j’aurais couvert les os du squelette d’une peau sèche qui en aurait laissé voir les nodus, et qu’on n’en aurait aperçu que les pieds, les mains et le bas du visage. C’eût été un être vivant ; cet être en fût devenu plus terrible encore ; et l’on eût sauvé l’absurdité de faire voir, entendre et parler un fantôme qui n’a ni langue, ni yeux, ni oreilles. Voilà, monsieur, ce que j’aurais voulu ; mais j’ai pensé que quand un grand ouvrage était porté à un haut point de perfection, et que l’effet en était grand, il valait mieux se taire que de jeter de l’incertitude dans les idées de l’artiste, que de l’exposer à gâter un chef d’œuvre. Je vous conseille donc de ne faire aucune attention à ce que je viens d’avoir la témérité de vous dire, et de laisser votre monument tel qu’il est. Ce sera toujours un des plus beaux morceaux de sculpture qu’il y ait en Europe. Je suis, etc.



  1. Il s’agit du mausolée du maréchal de Saxe, à Strasbourg.