Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 2 La Galerie du Palais/Acte III

Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 2 La Galerie du Palais
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome II (p. 55-73).
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ACTE III



Scène première.

LYSANDRE, ARONTE.
LYSANDRE.

Tu me donnes, Aronte, un étrange remède.

ARONTE.

Souverain toutefois au mal qui vous possède.
Croyez-moi, j’en ai vu des succès merveilleux
À remettre au devoir ces esprits orgueilleux :
685Quand on leur sait donner un peu de jalousie[1],
Ils ont bientôt quitté ces traits de fantaisie ;
Car enfin tout l’éclat de ces emportements[2]
Ne peut avoir pour but de perdre leurs amants.

LYSANDRE.

Que voudroit donc par là mon ingrate maîtresse ?

ARONTE.

690Elle vous joue un tour de la plus haute adresse.
Avez-vous bien pris garde au temps de ses mépris ?
Tant qu’elle vous a cru légèrement épris,
Que votre chaîne encor n’étoit pas assez forte,
Vous a-t-elle jamais gouverné de la sorte ?
695Vous ignoriez alors l’usage des soupirs ;
Ce n’étoient que douceurs, ce n’étoient que plaisirs[3] :
Son esprit avisé vouloit par cette ruse

Établir un pouvoir dont maintenant elle use.
Remarquez-en l’adresse : elle fait vanité[4]
700De voir dans ses dédains votre fidélité.
Votre humeur endurante à ces rigueurs l’invite[5].
On voit par là vos feux, par vos feux son mérite ;
Et cette fermeté de vos affections
Montre un effet puissant de ses perfections.
705Osez-vous espérer qu’elle soit plus humaine,
Puisque sa gloire augmente, augmentant votre peine ?
Rabattez cet orgueil, faites-lui soupçonner
Que vous vous en piquez jusqu’à l’abandonner[6].
La crainte d’en voir naître une si juste suite
710À vivre comme il faut l’aura bientôt réduite ;
Elle en fuira la honte, et ne souffrira pas
Que ce change s’impute à son manque d’appas.
Il est de son honneur d’empêcher qu’on présume
Qu’on éteigne aisément les flammes qu’elle allume.
715Feignez d’aimer quelque autre, et vous verrez alors
Combien à vous reprendre elle fera d’efforts[7].

LYSANDRE.

Mais peux-tu me juger capable d’une feinte[8] ?

ARONTE.

Pouvez-vous trouver rude un moment de contrainte ?

LYSANDRE.

Je trouve ses mépris plus doux à supporter.

ARONTE.

720Pour les faire finir, il faut les imiter.

LYSANDRE.

Faut-il être inconstant pour la rendre fidèle ?

ARONTE.

Il faut souffrir toujours, ou déguiser comme elle[9].

LYSANDRE.

Que de raisons, Aronte, à combattre mon cœur.
Qui ne peut adorer que son premier vainqueur !
725Du moins auparavant que l’effet en éclate[10],
Fais un effort pour moi, va trouver mon ingrate :
Mets-lui devant les yeux mes services passés,
Mes feux si bien reçus, si mal récompensés,
L’excès de mes tourments et de ses injustices ;
730Emploie à la gagner tes meilleurs artifices :
Que n’obtiendras-tu point par la dextérité,
Puisque tu viens à bout de ma fidélité ?

ARONTE.

Mais, mon possible fait, si cela ne succède ?

LYSANDRE.

Je feindrai dès demain qu’Aminte me possède,

ARONTE.

735Aminte ? Ah ! commencez la feinte dès demain ;
Mais n’allez point courir au faubourg Saint-Germain.
Et quand penseriez-vous que cette âme cruelle
Dans le fond du Marais en reçût la nouvelle ?
Vous seriez tout un siècle à lui vouloir du bien,
740Sans que votre arrogante en apprît jamais rien[11].
Puisque vous voulez feindre, il faut feindre à sa vue ;
Qu’aussitôt votre feinte en puisse être aperçue[12],

Qu’elle blesse les yeux de son esprit jaloux,
Et porte jusqu’au cœur d’inévitables coups.
745Ce sera faire au vôtre un peu de violence ;
Mais tout le fruit consiste à feindre en sa présence.

LYSANDRE.

Hippolyte en ce cas seroit fort à propos ;
Mais je crains qu’un ami n’en perdît le repos.
Dorimant, dont ses yeux ont charmé le courage,
750Autant que Célidée en auroit de l’ombrage.

ARONTE.

Vous verrez si soudain rallumer son amour,
Que la feinte n’est pas pour durer plus d’un jour ;
Et vous aurez après un sujet de risée
Des soupçons mal fondés de son âme abusée.

LYSANDRE.

755Va trouver Célidée, et puis nous résoudrons[13]
En ces extrémités quel avis nous prendrons.


Scène II[14].

ARONTE, FLORICE.
ARONTE, seul.

Sans que pour l’apaiser je me rompe la tête,
Mon message est tout fait, et sa réponse prête.
Bien loin que mon discours pût la persuader,
760Elle n’aura jamais voulu me regarder.

Une prompte retraite au seul nom de Lysandre,
C’est par où ses dédains se seront fait entendre.
Mes amours du passé ne m’ont que trop appris
Avec quelles couleurs il faut peindre un mépris.
765À peine faisoit-on semblant de me connoître,
De sorte…

FLORICE.

De sorte…Aronte, eh bien ! qu’as-tu fait vers ton maître ?
Le verrons-nous bientôt ?

ARONTE.

Le verrons-nous bientôt ?N’en sois plus en souci[15] ;
Dans une heure au plus tard je te le rends ici.

FLORICE.

Prêt à lui témoigner[16]

ARONTE.

Prêt à lui témoigner__…Tout prêt. Adieu : je tremble
770Que de chez Célidée on ne nous voie ensemble.


Scène III.

HIPPOLYTE, FLORICE.
HIPPOLYTE.

D’où vient que mon abord l’oblige à le quitter ?

FLORICE.

Tant s’en faut qu’il vous fuie, il vient de me conter…
Toutefois je ne sais si je vous le dois dire.

HIPPOLYTE.

Que tu te plais, Florice, à me mettre en martyre !

FLORICE.

775Il faut vous préparer à des ravissements[17]

HIPPOLYTE.

Ta longueur m’y prépare avec bien des tourments :
Dépêche, ces discours font mourir Hippolyte.

FLORICE.

Mourez donc promptement, que je vous ressuscite.

HIPPOLYTE.

L’insupportable femme ! Enfin diras-tu rien ?

FLORICE.

780L’impatiente fille ! Enfin tout ira bien.

HIPPOLYTE.

Enfin tout ira bien ? Ne saurai-je autre chose ?

FLORICE.

Il faut que votre esprit là-dessus se repose.
Vous ne pouviez tantôt souffrir de longs propos,
Et pour vous obliger, j’ai tout dit en trois mots ;
785Mais ce que maintenant vous n’en pouvez apprendre,
Vous l’apprendrez bientôt plus au long de Lysandre.

HIPPOLYTE.

Tu ne flattes mon cœur que d’un espoir confus.

FLORICE.

Parlez à votre amie, et ne vous fâchez plus[18].


Scène IV.

CÉLIDÉE, HIPPOLYTE, FLORICE.
CÉLIDÉE.

Mon abord importun rompt votre conférence :
Tu m’en voudras du mal.

HIPPOLYTE.

790Tu m’en voudras du mal.Du mal ? et l’apparence ?

Je ne sais pas aimer de si mauvaise foi[19] ;
Et tout à l’heure encor je lui parlois de toi[20].

CÉLIDÉE.

Je me retire donc, afin que sans contrainte…

HIPPOLYTE.

Quitte cette grimace, et mets à part la feinte.
795Tu fais la réservée en ces occasions,
Mais tu meurs de savoir ce que nous en disions.

CÉLIDÉE.

Tu meurs de le conter plus que moi de l’apprendre[21],
Et tu prendrois pour crime un refus de l’entendre.
Puis donc que tu le veux, ma curiosité…

HIPPOLYTE.

800Vraiment, tu me confonds de ta civilité.

CÉLIDÉE.

Voilà de tes détours, et comme tu diffères
À me dire en quel point vous teniez mes affaires.

HIPPOLYTE.

Nous parlions du dessein d’éprouver ton amant[22] :
Tu l’as vu réussir à ton contentement ?

CÉLIDÉE.

805Je viens te voir exprès pour t’en dire l’issue :
Que je m’en suis trouvée heureusement déçue !
Je présumois beaucoup de ses affections,

Mais je n’attendois pas tant de submissions.
Jamais le désespoir qui saisit son courage
810N’en put tirer un mot à mon désavantage ;
Il tenoit mes dédains encor trop précieux,
Et ses reproches même étoient officieux.
Aussi ce grand amour a rallumé ma flamme :
Le change n’a plus rien qui chatouille mon âme ;
815Il n’a plus de douceurs pour mon esprit flottant,
Aussi ferme à présent qu’il le croit inconstant.

FLORICE.

Quoi que vous ayez vu de sa persévérance,
N’en prenez pas encore une entière assurance.
L’espoir de vous fléchir a pu le premier jour
820Jeter sur son dépit ces beaux dehors d’amour[23] ;
Mais vous verrez bientôt que pour qui le méprise
Toute légèreté lui semblera permise.
J’ai vu des amoureux de toutes les façons.

HIPPOLYTE.

Cette bizarre humeur n’est jamais sans soupçons[24] :
825L’avantage qu’elle a d’un peu d’expérience
Tient éternellement son âme en défiance ;
Mais ce qu’elle te dit ne vaut pas l’écouter[25].

CÉLIDÉE.

Et je ne suis pas fille à m’en épouvanter.
Je veux que ma rigueur à tes yeux continue,
830Et lors sa fermeté te sera mieux connue ;
Tu ne verras des traits que d’un amour si fort,
Que Florice elle-même avouera qu’elle a tort[26].

HIPPOLYTE.

Ce sera trop longtemps lui paroître cruelle.

CÉLIDEE.

Tu connoîtras par là combien il m’est fidèle.
835Le ciel à ce dessein nous l’envoie à propos.

HIPPOLYTE.

Et quand te résous-tu de le mettre en repos ?

CÉLIDÉE.

Trouve bon, je te prie, après un peu de feinte,
Que mes feux violents s’expliquent sans contrainte ;
Et pour le rappeler des portes du trépas,
840Si j’en dis un peu trop, ne t’en offense pas[27].


Scène V.

LYSANDRE, CÉLIDÉE, HIPPOLYTE, FLORICE.
LYSANDRE.

Merveille des beautés, seul objet qui m’engage…

CÉLIDÉE.

N’oublierez-vous jamais cet importun langage ?
Vous obstiner encore à me persécuter.
C’est prendre du plaisir à vous voir maltraiter.
845Perdez mon souvenir avec votre espérance,
Et ne m’accablez plus de cette déférence[28].
Il faut, pour m’arrêter, des entretiens meilleurs [29].

LYSANDRE.

Quoi ? vous prenez pour vous ce que j’adresse ailleurs ?
Adore qui voudra votre rare mérite,
850Un change heureux me donne à la belle Hippolyte :
Mon sort en cela seul a voulu me trahir,
Qu’en ce change mon cœur semble vous obéir,
Et que mon feu passé vous va rendre si vaine

Que vous imputerez ma flamme à votre haine,
855À votre orgueil nouveau mes nouveaux sentiments[30],
L’effet de ma raison à vos commandements.

CÉLIDÉE.

Tant s’en faut que je prenne une si triste gloire,
Je chasse mes dédains même de ma mémoire,
Et dans leur souvenir rien ne me semble doux,
860Puisqu’en le conservant je penserois à vous[31].

LYSANDRE, à Hippolyte.

Beauté de qui les yeux, nouveaux rois de mon âme,
Me font être léger sans en craindre le blâme…

HIPPOLYTE.

Ne vous emportez point à ces propos perdus,
Et cessez de m’offrir des vœux qui lui sont dus ;
865Je pense mieux valoir que le refus d’une autre[32].
Si vous voulez venger son mépris par le vôtre,
Ne venez point du moins m’enrichir de son bien.
Elle vous traite mal, mais elle n’aime rien.
Vous, faites-en autant, sans chercher de retraite
870Aux importunités dont elle s’est défaite.

LYSANDRE.

Que son exemple encor réglât mes actions !
Cela fut bon du temps de mes affections :
À présent que mon cœur adore une autre reine,
À présent qu’Hippolyte en est la souveraine

HIPPOLYTE.

875C’est elle seulement que vous voulez flatter.

LYSANDRE.

C’est elle seulement que je dois imiter.

HIPPOLYTE.

Savez-vous donc à quoi la raison vous oblige ?
C’est à me négliger, comme je vous néglige.

LYSANDRE.

Je ne puis imiter ce mépris de mes feux,
880À moins qu’à votre tour vous m’offriez des vœux[33] ;
Donnez-m’en les moyens, vous en verrez l’issue.

HIPPOLYTE.

J’appréhenderois fort d’être trop bien reçue[34] ;
Et qu’au lieu du plaisir de me voir imiter,
Je n’eusse que l’honneur de me faire écouter[35],
885Pour n’avoir que la honte après de me dédire.

LYSANDRE.

Souffrez donc que mon cœur sans exemple soupire,
Qu’il aime sans exemple, et que mes passions
S’égalent seulement à vos perfections.
Je vaincrai vos rigueurs par mon humble service,
Et ma fidélité…

CÉLIDÉE.

890Et ma fidélité…Viens avec moi, Florice :
J’ai des nippes en haut que je veux te montrer[36].


Scène VI.

HIPPOLYTE, LYSANDRE[37].
HIPPOLYTE.

Quoi ? sans la retenir, vous la laissez rentrer ?
Allez, Lysandre, allez : c’est assez de contraintes ;

J’ai pitié du tourment que vous donnent ces feintes.
895Suivez ce bel objet dont les charmes puissants
Sont et seront toujours absolus sur vos sens.
Quoi qu’après ses dédains un peu d’orgueil publie[38],
Son mérite est trop grand pour souffrir qu’on l’oublie :
Elle a des qualités et de corps et d’esprit
900Dont pas un cœur donné jamais ne se reprit.

LYSANDRE.

Mon change fera voir l’avantage des vôtres.
Qu’en la comparaison des unes et des autres
Les siennes désormais n’ont qu’un éclat terni,
Que son mérite est grand, et le vôtre infini.

HIPPOLYTE.

905Que j’emporte sur elle aucune préférence !
Vous tenez des discours qui sont hors d’apparence ;
Elle me passe en tout, et dans ce changement
Chacun vous blâmeroit de peu de jugement.

LYSANDRE.

M’en blâmer en ce cas, c’est en manquer soi-même,
910Et choquer la raison, qui veut que je vous aime[39].
Nous sommes hors du temps de cette vieille erreur
Qui faisoit de l’amour une aveugle fureur,
Et l’ayant aveuglé, lui donnoit pour conduite
Le mouvement d’une âme et surprise et séduite.
915Ceux qui l’ont peint sans yeux ne le connoissoient pas[40] ;
C’est par les yeux qu’il entre[41] et nous dit vos appas :

Lors notre esprit en juge ; et suivant le mérite,
Il fait croître une ardeur que cette vue excite[42].
Si la mienne pour vous se relâche un moment,
920C’est lors que je croirai manquer de jugement ;
Et la même raison qui vous rend admirable[43]
Doit rendre comme vous ma flamme incomparable.

HIPPOLYTE.

Épargnez avec moi ces propos affétés.
Encore hier Célidée avoit ces qualités ;
925Encore hier en mérite elle étoit sans pareille.
Si je suis aujourd’hui cette unique merveille,
Demain quelque autre objet, dont vous suivrez la loi,
Gagnera votre cœur et ce titre sur moi.
Un esprit inconstant a toujours cette adresse[44].


Scène VI

CHRYSANTE, PLEIRANTE, HIPPOLYTE, LYSANDRE.
CHRYSANTE[45].

930Monsieur, j’aime ma fille avec trop de tendresse
Pour la vouloir contraindre en ses affections.

PLEIRANTE[46].

Madame, vous saurez ses inclinations ;
Elle voudra vous plaire, et je l’en vois sourire[47].
Allons, mon cavalier, j’ai deux mots à vous dire[48].

CHRYSANTE.

935Vous en aurez réponse avant qu’il soit trois jours.


Scène VIII.

CHRYSANTE, HIPPOLYTE.
CHRYSANTE.

Devinerois-tu bien quels étoient nos discours ?

HIPPOLYTE.

Il vous parloit d’amour peut-être ?

CHRYSANTE.

Il vous parloit d’amour peut-être ?Oui : que t’en semble ?

HIPPOLYTE.

D’âge presque pareils, vous seriez bien ensemble.

CHRYSANTE.

Tu me donnes vraiment un gracieux détour ;
940C’étoit pour ton sujet qu’il me parloit d’amour.

HIPPOLYTE.

Pour moi ? Ces jours passés, un poëte qui m’adore
(Du moins à ce qu’il dit) m’égaloit à l’Aurore[49] ;
Je me raillois alors de sa comparaison[50] :
Mais si cela se fait, il avoit bien raison.

CHRYSANTE.

945Avec tout ce babil, tu n’es qu’une étourdie.
Le bonhomme est bien loin de cette maladie ;
Il veut te marier, mais c’est à Dorimant :
Vois si tu te résous d’accepter cet amant.

HIPPOLYTE.

Dessus tous mes désirs vous êtes absolue,
950Et si vous le voulez, m’y voilà résolue.

Dorimant vaut beaucoup, je vous le dis sans fard ;
Mais remarquez un peu le trait de ce vieillard :
Lysandre si longtemps a brûlé pour sa fille,
Qu’il en faisoit déjà l’appui de sa famille ;
955À présent que ses feux ne sont plus que pour moi,
Il voudroit bien qu’un autre eût engagé ma foi,
Afin que sans espoir dans cette amour nouvelle,
Un nouveau changement le ramenât vers elle[51].
N’avez-vous point pris garde, en vous disant adieu,
960Qu’il a presque arraché Lysandre de ce lieu ?

CHRYSANTE.

Simple, ce qu’il en fait, ce n’est qu’à sa prière[52] ;
Et Lysandre tient même à faveur singulière…

HIPPOLYTE.

Je sais que Dorimant est un de ses amis ;
Mais vous voyez d’ailleurs que le ciel a permis
965Que pour mieux vous montrer que tout n’est qu’artifice,
Lysandre me faisoit ses offres de service.

CHRYSANTE.

Aucun des deux n’est homme à se jouer de nous :
Quelque secret mystère est caché là-dessous.
Allons, pour en tirer la vérité plus claire,
970Seules dedans ma chambre examiner l’affaire ;
Ici quelque importun pourroit nous aborder[53].


Scène IX.

HIPPOLYTE, FLORICE.
HIPPOLYTE[54].

J’aurai bien de la peine à la persuader[55] :
Ah ! Florice, en quel point laisses-tu Célidée ?

FLORICE.

De honte et de dépit tout à fait possédée.

HIPPOLYTE.

Que t’a-t-elle montré ?

FLORICE.

975Que t’a-t-elle montré ?Cent choses à la fois,
Selon que le hasard les mettoit sous ses doigts :
Ce n’étoit qu’un prétexte à faire sa retraite.

HIPPOLYTE.

Elle t’a témoigné d’être fort satisfaite ?

FLORICE.

Sans que je vous amuse en discours superflus,
980Son visage suffit pour juger du surplus[56].

HIPPOLYTE regarde Célidée[57].

Ses pleurs ne se sauroient empêcher de descendre ;
Et j’en aurois pitié si je n’aimois Lysandre.


Scène X.

CÉLIDÉE.

Infidèles témoins d’un feu mal allumé,

Soyez-les de ma honte, et vous fondant en larmes[58],
985Punissez-vous, mes yeux, d’avoir trop présumé
Du pouvoir de vos charmes.

De quoi vous a servi d’avoir su me flatter[59],
D’avoir pris le parti d’un ingrat qui me trompe,
S’il ne fit le constant qu’afin de me quitter
990Avecque plus de pompe ?

Quand je m’en veux défaire, il est parfait amant[60] ;
Quand je veux le garder, il n’en fait plus de conte ;
Et n’ayant pu le perdre avec contentement,
Je le perds avec honte.

995Ce que j’eus lors de joie augmente mon regret ;
Par là mon désespoir davantage se pique.
Quand je le crus constant, mon plaisir fut secret,
Et ma honte est publique.

Le traître avoit senti qu’alors me négliger[61],
1000C’étoit à Dorimant livrer toute mon âme ; 1000
Et la constance plut à cet esprit léger
Pour amortir ma flamme.

Autant que j’eus de peine à l’éteindre en naissant,
Autant m’en faudra-t-il à la faire renaître :
1005De peur qu’a cet amour d’être encore impuissant,
Il n’ose plus paroître ;


Outre que de mon cœur pleinement exilé,
Et n’y conservant plus aucune intelligence,
Il est trop glorieux pour n’être rappelé
1010Qu’à servir ma vengeance.

Mais j’aperçois celui qui le porte en ses yeux.
Courage donc, mon cœur ; espérons un peu mieux.
Je sens bien que déjà devers lui tu t’envoles ;
Mais pour t’accompagner je n’ai point de paroles :
1015Ma honte et ma douleur, surmontant mes désirs,
N’en laissent le passage ouvert qu’à mes soupirs.


Scène XI.

DORIMANT, CÉLIDÉE, CLÉANTE.
DORIMANT.

Dans ce profond penser, pâle, triste, abattue,
Ou quelque grand malheur de Lysandre vous tue,
Ou bientôt vos douleurs l’accableront d’ennuis[62].

CÉLIDÉE.

1020Il est cause en effet de l’état où je suis,
Non pas en la façon qu’un ami s’imagine,
Mais…

DORIMANT.

Mais…Vous n’achevez point, faut-il que je devine ?

CÉLIDÉE.

Permettez que je cède à la confusion[63]
Qui m’étouffe la voix en cette occasion.
1025J’ai d’incroyables traits de Lysandre à vous dire ;

Mais ce reste du jour souffrez que je respire,
Et m’obligez demain que je vous puisse voir.

DORIMANT.

De sorte qu’à présent on n’en peut rien savoir ?
Dieux ! elle se dérobe, et me laisse en un doute…
1030Poursuivons toutefois notre première route ;
Peut-être ces beaux yeux, dont l’éclat me surprit,
De ce fâcheux soupçon purgeront mon esprit.
Frappe[64].


Scène XII.

DORIMANT, FLORICE, CLÉANTE.
FLORICE.

Frappe__.Que vous plaît-il ?

DORIMANT.

Frappe__.Que vous plaît-il ?Peut-on voir Hippolyte ?

FLORICE.

Elle vient de sortir pour faire une visite.

DORIMANT.

1035Ainsi tout aujourd’hui mes pas ont été vains.
Florice, à ce défaut, fais-lui mes baisemains.

FLORICE, seule.

Ce sont des compliments qu’il fait mauvais lui faire[65].
Depuis que ce Lysandre a tâché de lui plaire,
Elle ne veut plus être au logis que pour lui,
1040Et tous autres devoirs lui donnent de l’ennui.

FIN DU TROISIÈME ACTE.
  1. Var. Depuis qu’on leur fait prendre un peu de jalousie. (1637-57)
  2. Var. Car encore, après tout, ces rudes traitements
    Ne sont pas à dessein de perdre leurs amants. (1637-57)
  3. Var. Ce n’étoit rien qu’appas, que douceurs, que plaisirs. (1637-57)
  4. Var. Connoissez son humeur : elle fait vanité. (1637-57)
  5. Var. Votre extrême souffrance à ces rigueurs l’invite. (1637-57)
  6. Var. Que vous seriez enfin homme à l’abandonner.
    La crainte de vous perdre et de se voir changée
    À vivre comme il faut l’aura bientôt rangée :
    Elle en craindra la honte, et ne souffrira pas. (1637-57)
  7. Var. Combien à vous ravoir elle fera d’efforts.
    lys. Mais me jugerois-tu capable d’une feinte ?
    ar. Mais reculeriez-vous pour un peu de contrainte ? (1637-57)
  8. Var. Pourrois-tu me juger capable d’une feinte ?
    ar. Pourriez-vous trouver rude un moment de contrainte ? (1660 et 63)
  9. Var. Il le faut, ou souffrir une peine éternelle. (1637-57)
  10. Var. Je m’y rends, mais avant que l’effet en éclate. (1637-57)
  11. Var. Sans que votre maîtresse en apprît jamais rien. (1637-57)
  12. Var. Afin que votre feinte, aussitôt aperçue,
    Produise un prompt effet dans son esprit jaloux ;
    Et pour en adresser plus sûrement les coups,
    Quand vous verrez quelque autre en discours avec elle,
    Feignez en sa présence une flamme nouvelle. (1637-57)
  13. Var. Va trouver ma maîtresse, et puis nous résoudrons. (1637-57)
  14. Dans l’édition de 1637, la division de scène, au lieu d’être ici, se trouve à l’entrée de Florice, au vers 766.
  15. Var. S’y résout-il enfin ? [ar. N’en sois plus en souci.] (1637-37)
  16. Var. Prêt à la caresser ? (1637-57)
  17. Var, Il faut vous préparer à des contentements. (1637-57)
  18. Var. Parlez à Célidée, et ne m’informez plus. (1637-57)
  19. Var. Tu peux bien avec nous (a), je t’en jure ma foi. (1637)
    Var. Tu peux bien avec nous, je t’en donne ma foi. (1644-57)
    (a) Pour : « Tu peux bien rester avec nous. » Voyez le Lexique.
  20. Var. Nos entretiens étoient de Lysandre et de toi.
    cél. Et pour cette raison, adieu, je me retire.
    Afin qu’en liberté vous en puissiez tout dire.
    hipp. Tu fais bien la discrète en ces occasions. (1637-57)
  21. Var. Toi-même bien plutôt tu meurs de me l’apprendre.
    Suivant donc tes désirs, résolue à l’entendre,
    J’éveille en ta faveur ma curiosité. (1637-57)
  22. Var. Nous parlions du conseil que je t’avais donné ;
    Lysandre, je m’assure, en fut bien étonné ?
    cél. Et je venois aussi pour t’en conter l’issue. (1637-57)
  23. Var. Masquer ses mouvements de cet excès d’amour,
    Qu’après, pour mépriser celle qui le méprise. (1637-57)
  24. Var. Cette bigearre humeur n’est jamais sans soupçons. (1637-57)
  25. Var. Mais ce qu’elle t’en dit ne vaut pas l’écouter. (1637-57)
  26. Var. Que ta Florice même avouera qu’elle a tort. (1637-37)
  27. Var. S’il m’échappe un baiser, ne t’en offense pas. (1637-57)
  28. Var. Et ne m’accablez plus de votre impertinence. (1637-64)
  29. Var. Pour me plaire, il faut bien des entretiens meilleurs. (1637-57)
  30. Var. À votre orgueil nouveau mes nouveaux mouvements. (1637-57)
  31. Var. Puisque, le conservant, je songerois à vous. (1637-57)
    Var. Puisque, le conservant, je penserois à vous. (1660)
    Var. Parce qu’en le gardant je penserois à vous. (1663-68)
  32. Var. Je pense mieux valoir que le refus d’un autre (a). (1637-57)
    (a) Voyez tome I, p. 228, note 3.
  33. Var. Si, comme je vous fais, vous ne m’offrez des vœux. (1637-57)
  34. Var. Je craindrois, en ce cas, d’être trop bien reçue. (1637-57)
  35. Var. Vous rencontrant d’humeur facile à m’écouter.
    Je n’eusse que la honte après de me dédire.
    lys. Vous devez donc souffrir que dessous votre empire
    Mon feu soit sans exemple, et que mes passions. (1637-57)
  36. Var. J’ai des nippes en haut que je te veux montrer. (1637-37)
  37. Var. hippolyte, lysadre, aronte. (1637-60)
  38. Var. Quoi qu’un peu de dépit devant elle publie. (1637-57)
  39. Var. C’est choquer la raison, qui veut que je vous aime. (1637)
  40. Var. Ceux qui l’ont peint sans yeux ne le connoissent pas. (1648-57)
  41. Régnier l’a dit avant Corneille :
    L’amour est une affection
    Qui par les yeux dans le cœur entre.
    (Épigrammes.)
    Et la Fontaine l’a répété après tous les deux (Contes, IV, ix, le Diable en enfer) :
    Une vertu sort de vous, ne sais quelle,
    Qui dans le cœur s’introduit par les yeux.
  42. Var. Il fait naître une ardeur ou puissante ou petite.
    Moi, si mon feu vers vous se relâche un moment. (1637-57)
  43. Var. Car, puisqu’auprès de vous il n’est rien d’admirable,
    Ma flamme comme vous doit être incomparable. (1637-57)
  44. Var. Un esprit inconstant, quelque part qu’il s’adresse… (1637-57)
  45. Var. chrysante, à Pleirante. (1648)
  46. Var. pleirante, à Chrysante. (1648)
  47. Var. La voilà qui s’en doute et s’en met à sourire (a). (1637-57)
    (a) Entre les vers 933 et 934 : à Lysandre. (1648)
  48. En marge, dans l’édition de 1637 : Il emmène Lysandre avec lui.
  49. Var. (Au moins à ce qu’il dit) m’égaloit à l’Aurore. (1637-60)
  50. Var. Mais si cela se fait, dans sa comparaison,
    Prévoyant cet hymen, il avoit bien raison. (1637-57)
  51. Var. Il fût comme forcé de retourner vers elle. (1637-57)
  52. Var. Simple, ce qu’il en fait n’est rien qu’à sa prière ;
    [Et Lysandre tient même à faveur singulière]
    Cette peine qu’il prend pour un de ses amis.
    hipp. Mais voyez cependant que le ciel a permis. (1637-57)
  53. Var. Ici quelque importun nous pourroit aborder. (1637-57)
  54. Var. hippolyte, seule. (1648)
  55. Entre les vers 972 et 973 : à Florice, qui sort de chez Célidée. (1648)
  56. Var. Voyez sa contenance, et jugez du surplus. (1637-57)
  57. Var. hippolyte, regardant Célidée. (1660) — Cette indication manque dans les éditions de 1637-57.
  58. Var. Soyez-le de ma honte, et vous fondant en larmes. (1637)
  59. Var. Sur votre faux rapport osant trop me flatter.
    Je vantois sa constance, et l’ingrat qui me trompe
    Ne se feignit constant qu’afin de m’affronter. (1637-57)
  60. Var, Quand je le veux chasser, il est parfait amant ;
    Quand j’en veux être aimée, il n’en fait plus de conte. (1637-57)
  61. Var. Ce traître voyoit bien qu’alors me négliger,
    C’étoit à Dorimant abandonner mon âme,
    Et voulut par sa feinte, avant que me changer,
    Amortir cette flamme. (1637-57)
  62. Var. Ou bientôt vos douleurs le mettront au cercueil.
    cél. Lysandre est en effet la cause de mon deuil. (1637-57)
  63. Var. Excusez-moi, Monsieur, si ma confusion
    M’étouffe la parole en cette occasion. (1637-57)
  64. En marge, dans l’édition de 1637 : Cléante frappe à la porte d’Hippolyte. — Cléante frappe chez Hippolyte. (1648)
  65. Var. Ce sont des compliments dont elle a bien affaire ! (1637)