Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 2 La Galerie du Palais/Acte II

Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 2 La Galerie du Palais
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome II (p. 36-54).
◄  Acte I
Acte III  ►

ACTE II.



Scène première.

HIPPOLYTE, DORIMANT.
HIPPOLYTE.

Ne me contez point tant que mon visage est beau :
Ces discours n’ont pour moi rien du tout de nouveau ;
Je le sais bien sans vous, et j’ai cet avantage,
Quelques perfections qui soient sur mon visage,
335Que je suis la première à m’en apercevoir :
Pour me les bien apprendre, il ne faut qu’un miroir[1] ;
J’y vois en un moment tout ce que vous me dites.

DORIMANT.

Mais vous n’y voyez pas tous vos rares mérites[2] :
Cet esprit tout divin et ce doux entretien
340Ont des charmes puissants dont il ne montre rien.

HIPPOLYTE.

Vous les montrez assez par cette après-dînée
Qu’à causer avec moi vous vous êtes donnée ;
Si mon discours n’avoit quelque charme caché,
Il ne vous tiendroit pas si longtemps attaché.
345Je vous juge plus sage, et plus aimer votre aise,
Que d’y tarder ainsi sans que rien vous y plaise ;
Et si je présumois qu’il vous plût sans raison[3],

Je me ferois moi-même un peu de trahison ;
Et par ce trait badin qui sentiroit l’enfance,
350Votre beau jugement recevroit trop d’offense.
Je suis un peu timide, et dût-on me jouer[4],
Je n’ose démentir ceux qui m’osent louer.

DORIMANT.

Aussi vous n’avez pas le moindre lieu de craindre
Qu’on puisse en vous louant ni vous flatter ni feindre :
355On voit un tel éclat en vos brillants appas[5],
Qu’on ne peut l’exprimer, ni ne l’adorer pas.

HIPPOLYTE.

Ni ne l’adorer pas ! Par là vous voulez dire…

DORIMANT.

Que mon cœur désormais vit dessous votre empire,
Et que tous mes desseins de vivre en liberté
360N’ont rien eu d’assez fort contre votre beauté.

HIPPOLYTE.

Quoi ! mes perfections vous donnent dans la vue ?

DORIMANT.

Les rares qualités dont vous êtes pourvue
Vous ôtent tout sujet de vous en étonner.

HIPPOLYTE.

Cessez aussi, Monsieur, de vous l’imaginer.
365Si vous brûlez pour moi, ce ne sont pas merveilles[6] :
J’ai de pareils discours chaque jour aux oreilles,
Et tous les gens d’esprit en font autant que vous.

DORIMANT.

En amour toutefois je les surpasse tous.
Je n’ai point consulté pour vous donner mon âme ;

370Votre premier aspect sut allumer ma flamme,
Et je sentis mon cœur, par un secret pouvoir,
Aussi prompt à brûler que mes yeux à vous voir.

HIPPOLYTE.

Avoir connu d’abord combien je suis aimable[7],
Encor qu’à votre avis il soit inexprimable,
375Ce grand et prompt effet m’assure puissamment
De la vivacité de votre jugement.
Pour moi, que la nature a faite un peu grossière,
Mon esprit, qui n’a pas cette vive lumière,
Conduit trop pesamment toutes ses fonctions
380Pour m’avertir sitôt de vos perfections.
Je vois bien que vos feux méritent récompense ;
Mais de les seconder ce défaut me dispense.

DORIMANT.

Railleuse !

HIPPOLYTE.

Railleuse !Excusez-moi, je parle tout de bon.

DORIMANT.

Le temps de cet orgueil me fera la raison ;
385Et nous verrons un jour, à force de services,
Adoucir vos rigueurs et finir mes supplices.


Scène II

DORIMANT, LYSANDRE, HIPPOLYTE, FLORICE.
Lysandre sort de chez Célidée, et passe sans s’arrêter, leur donnant seulement un coup de chapeau[8].
HIPPOLYTE.

Peut-être l’avenir… Tout beau, coureur, tout beau !

On n’est pas quitte ainsi pour un coup de chapeau :
Vous aimez l’entretien de votre fantaisie ;
390Mais pour un cavalier c’est peu de courtoisie,
Et cela messied fort à des hommes de cour,
De n’accompagner pas leur salut d’un bonjour.

LYSANDRE.

Puisque auprès d’un sujet capable de nous plaire
La présence d’un tiers n’est jamais nécessaire,
395De peur qu’il en reçût quelque importunité[9],
J’ai mieux aimé manquer à la civilité.

HIPPOLYTE.

Voilà parer mon coup d’un galant artifice[10],
Comme si je pouvois… Que me veux-tu, Florice ?

(Florice sort, et parle à Hippolyte à l’oreille[11].)

Dis-lui que je m’en vais. Messieurs, pardonnez-moi :
400On me vient d’apporter une fâcheuse loi ;
Incivile à mon tour, il faut que je vous quitte.
Une mère m’appelle.

DORIMANT.

Une mère m’appelle.Adieu, belle Hippolyte,
Adieu, souvenez-vous…

HIPPOLYTE.

Adieu, souvenez-vous…Mais vous, n’y songez plus.


Scène III.

LYSANDRE, DORÏMANT.
LYSANDRE.

Quoi, Dorimant, ce mot t’a rendu tout confus !

DORIMANT.

405Ce mot à mes désirs laisse peu d’espérance.

LYSANDRE.

Tu ne la vois encor qu’avec indifférence ?

DORIMANT.

Comme toi Célidée.

LYSANDRE.

Comme toi Célidée.Elle eut donc chez Daphnis
Hier dans son entretien des charmes infinis ?
Je te l’avois bien dit que ton âme à sa vue
410Demeureroit ou prise ou puissamment émue[12] ;
Mais tu n’as pas sitôt oublié la beauté
Qui fit naître au Palais ta curiosité ?
Du moins ces deux objets balancent ton courage[13] ?

DORIMANT.

Sais-tu bien que c’est là justement mon visage,
415Celui que j’avois vu le matin au Palais ?

LYSANDRE.

À ce compte…

DORIMANT.

À ce compte…J’en tiens, ou l’on n’en tint jamais.

LYSANDRE.

C’est consentir bientôt à perdre ta franchise[14].

DORIMANT.

C’est rendre un prompt hommage aux yeux qui me l’ont prise.

LYSANDRE.

Puisque tu les connois, je ne plains plus ton mal[15].

DORIMANT.

420Leur coup, pour les connoître, en est-il moins fatal ?

LYSANDRE.

Non, mais du moins ton cœur n’est plus à la torture[16]
De voir tes vœux forcés d’aller à l’aventure ;
Et cette belle humeur de l’objet qui t’a pris…

DORIMANT.

Sous un accueil riant cache un subtil mépris.
425Ah ! que tu ne sais pas de quel air on me traite !

LYSANDRE.

Je t’en avois jugé l’âme fort satisfaite ;
Et cette gaie humeur, qui brilloit dans ses yeux[17],
M’en promettoit pour toi quelque chose de mieux.

DORIMANT.

Cette belle, de vrai, quoique toute de glace,
430Mêle dans ses froideurs je ne sais quelle grâce, 430
Par où tout de nouveau je me laisse gagner[18].
Et consens, peu s’en faut, à m’en voir dédaigner[19].
Loin de s’en affoiblir, mon amour s’en augmente ;
Je demeure charmé de ce qui me tourmente.
435Je pourrois de toute autre être le possesseur[20],
Que sa possession auroit moins de douceur.
Je ne suis plus à moi quand je vois Hippolyte

Rejeter ma louange et vanter son mérite[21].
Négliger mon amour ensemble et l’approuver,
440Me remplir tout d’un temps d’espoir et m’en priver,
Me refuser son cœur en acceptant mon âme,
Faire état de mon choix en méprisant ma flamme.
Hélas ! en voilà trop : le moindre de ces traits
A pour me retenir de trop puissants attraits :
445Trop heureux d’avoir vu sa froideur enjouée[22]
Ne se point offenser d’une ardeur avouée[23] !

LYSANDRE.

Son adieu toutefois te défend d’y songer,
Et ce commandement t’en devroit dégager.

DORIMANT.

Qu’un plus capricieux d’un tel adieu s’offense ;
450Il me donne un conseil plutôt qu’une défense,
Et par ce mot d’avis, son cœur sans amitié
Du temps que j’y perdrai montre quelque pitié.

LYSANDRE.

Soit défense ou conseil, de rien ne désespère ;
Je le réponds déjà de l’esprit de sa mère[24].
455Pleirante son voisin lui parlera pour toi[25] ;
Il peut beaucoup sur elle, et fera tout pour moi.
Tu sais qu’il m’a donné sa fille pour maîtresse.
Tâche à vaincre Hippolyte avec un peu d’adresse,
Et n’appréhende pas qu’il en faille beaucoup[26] :

460Tu verras sa froideur se perdre tout d’un coup.
Elle ne se contraint à cette indifférence[27]
Que pour rendre une entière et pleine déférence[28]
Et cherche, en déguisant son propre sentiment,
La gloire de n’aimer que par commandement.

DORIMANT.

465Tu me flattes, ami, d’une attente frivole.

LYSANDRE.

L’effet suivra de près.

DORIMANT.

L’effet suivra de près.Mon cœur, sur ta parole[29],
Ne se résout qu’à peine à vivre plus content.

LYSANDRE.

Il se peut assurer du bonheur qu’il prétend :
J’y donnerai bon ordre. Adieu, le temps me presse,
470Et je viens de sortir d’auprès de ma maîtresse[30] ;
Quelques commissions dont elle m’a chargé
M’obligent maintenant à prendre ce congé.


Scène IV[31].

DORIMANT, FLORICE.
DORIMANT, seul.

Dieux ! qu’il est malaisé qu’une âme bien atteinte

Conçoive de l’espoir qu’avec un peu de crainte[32] !
475Je dois toute croyance à la foi d’un ami,
Et n’ose cependant m’y fier qu’à demi.
Hippolyte, d’un mot, chasseroit ce caprice.
Est-elle encore en haut ?

FLORICE.

Est-elle encore en haut ?Encore.

DORIMANT.

Est-elle encore en haut ?Encore.Adieu, Florice.
Nous la verrons demain.


Scène V.

HIPPOLYTE, FLORICE.
FLORICE.

Nous la verrons demain.Il vient de s’en aller.
Sortez.

HIPPOLYTE.

480Sortez.Mais falloit-il ainsi me rappeler,
Me supposer ainsi des ordres d’une mère[33] ?
Sans mentir, contre toi j’en suis toute en colère :
À peine ai-je attiré Lysandre en nos discours[34].
Que tu viens par plaisir en arrêter le cours.

FLORICE.

485Eh bien ! prenez-vous-en à mon impatience
De vous communiquer un trait de ma science :
Cet avis important, tombé dans mon esprit,
Méritoit qu’aussitôt Hippolyte l’apprît ;
Je vais sans perdre temps y disposer Aronte[35].

HIPPOLYTE.

490J’ai la mine après tout d’y trouver mal mon contée[36].

FLORICE.

Je sais ce que je fais, et ne perds point mes pas ;
Mais de votre côté ne vous épargnez pas ;
Mettez tout votre esprit à bien mener la ruse.

HIPPOLYTE.

Il ne faut point par là te préparer d’excuse.
495Va, suivant le succès, je veux à l’avenir
Du mal que tu m’as fait perdre le souvenir[37].


Scène VI.

HIPPOLYTE, CÉLIDÉE.
HIPPOLYTE, frappant à la porte de Célidée[38].

Célidée, es-tu là ?

CÉLIDÉE.

Célidée, es-tu là ?Que me veut Hippolyte ?

HIPPOLYTE.

Délasser mon esprit une heure en ta visite.
Que j’ai depuis un jour un importun amant,
500Et que, pour mon malheur, je plais à Dorimant !

CÉLIDÉE.

Ma sœur, que me dis-tu ? Dorimant t’importune !
Quoi ! j’enviois déjà ton heureuse fortune,

Et déjà dans l’esprit je sentois quelque ennui[39]
D’avoir connu Lysandre auparavant que lui.

HIPPOLYTE.

505Ah ! ne me raille point : Lysandre, qui t’engage,
Est le plus accompli des hommes de son âge.

CÉLIDÉE.

Je te jure, à mes yeux l’autre l’est bien autant.
Mon cœur a de la peine à demeurer constant ;
Et pour te découvrir jusqu’au fond de mon âme,
510Ce n’est plus que ma foi qui conserve ma flamme :
Lysandre me déplaît de me vouloir du bien.
Plût aux Dieux que son change autorisât le mien[40],
Ou qu’il usât vers moi de tant de négligence,
Que ma légèreté se put nommer vengeance !
515Si j’avois un prétexte à me mécontenter,
Tu me verrois bientôt résoudre à le quitter.

HIPPOLYTE.

Simple, présumes-tu qu’il devienne volage
Tant qu’il verra l’amour régner sur ton visage[41] ?
Ta flamme trop visible entretient ses ferveurs,
520Et ses feux dureront autant que tes faveurs.

CÉLIDÉE.

Il semble, à t’écouter, que rien ne le retienne[42]
Que parce que sa flamme a l’aveu de la mienne.

HIPPOLYTE.

Que sais-je ? Il n’a jamais éprouvé tes rigueurs ;
L’amour en même temps sut embraser vos cœurs ;
525Et même j’ose dire, après beaucoup de monde,
Que sa flamme vers toi ne fut que la seconde.

Il se vit accepter avant que de s’offrir ;
Il ne vit rien à craindre, il n’eut rien à souffrir[43] ;
Il vit sa récompense acquise avant la peine,
530Et devant le combat sa victoire certaine.
Un homme est bien cruel quand il ne donne pas
Un cœur qu’on lui demande avecque tant d’appas.
Qu’à ce prix la constance est une chose aisée,
Et qu’autrefois par là je me vis abusée !
535Alcidor, que mes yeux avoient si fort épris,
Courut au changement dès le premier mépris[44].
La force de l’amour paroît dans la souffrance.
Je le tiens fort douteux, s’il a tant d’assurance.
Qu’on en voit s’affoiblir pour un peu de longueur[45],
540Et qu’on en voit céder à la moindre rigueur !

CÉLIDÉE.

Je connois mon Lysandre, et sa flamme est trop forte
Pour tomber en soupçon qu’il m’aime de la sorte.
Toutefois un dédain éprouvera ses feux :
Ainsi, quoi qu’il en soit, j’aurai ce que je veux[46] ;
54511 me rendra constante, ou me fera volage :
S’il m’aime, il me retient ; s’il change, il me dégage.
Suivant ce qu’il aura d’amour ou de froideur,
Je suivrai ma nouvelle ou ma première ardeur.

HIPPOLYTE.

En vain tu t’y résous : ton âme un peu contrainte
550Au travers de tes yeux lui trahira ta feinte.
L’un d’eux dédira l’autre, et toujours un souris
Lui fera voir assez combien tu le chéris.

CÉLIDÉE.

Ce n’est qu’un faux soupçon qui te le persuade ;

J’armerai de rigueurs jusqu’à la moindre œillade,
555Et réglerai si bien toutes mes actions,
Qu’il ne pourra juger de mes intentions.

HIPPOLYTE.

Pour le moins, aussitôt que par cette conduite
Tu seras de son cœur suffisamment instruite,
S’il demeure constant, l’amour et la pitié,
560Avant que dire adieu, renoueront l’amitié.

CÉLIDÉE.

Il va bientôt venir : va-t’en, et sois certaine
De ne voir d’aujourd’hui Lysandre hors de peine.

HIPPOLYTE.

Et demain ?

CELIDÉE.

Et demain ?Je t’irai conter ses mouvements,
Et touchant l’avenir prendre tes sentiments.
565Ô Dieux ! si je pouvois changer sans infamie !

HIPPOLYTE.

Adieu. N’épargne en rien ta plus fidèle amie.


Scène VII.

CÉLIDÉE[47].

Quel étrange combat ! Je meurs de le quitter,
Et mon reste d’amour ne le peut maltraiter[48].
Mon âme veut et n’ose, et bien que refroidie,
570N’aura trait de mépris si je ne l’étudie.

Tout ce que mon Lysandre a de perfections
Se vient offrir en foule à mes affections[49].
Je vois mieux ce qu’il vaut lorsque je l’abandonne,
Et déjà la grandeur de ma perte m’étonne.
575Pour régler sur ce point mon esprit balancé,
J’attends ses mouvements sur mon dédain forcé ;
Ma feinte éprouvera si son amour est vraie.
Hélas ! ses yeux me font une nouvelle plaie.
Prépare-toi, mon cœur, et laisse à mes discours
580Assez de liberté pour trahir mes amours.


Scène VIII.

LYSANDRE, CÉLIDÉE.
CÉLIDÉE.

Quoi ? j’aurai donc de vous encore une visite ?
Vraiment, pour aujourd’hui je m’en estimois quitte,

LYSANDRE.

Une par jour suffit, si tu veux endurer
Qu’autant comme le jour je la fasse durer.

CÉLIDÉE.

585Pour douce que nous soit l’ardeur qui nous consume[50],
Tant d’importunité n’est point sans amertume.

LYSANDRE.

Au lieu de me donner ces appréhensions,
Apprends ce que j’ai fait sur tes commissions.

CÉLIDÉE.

Je ne vous en chargeai qu’afin de me défaire
590D’un entretien chargeant et qui m’alloit déplaire[51].

LYSANDRE.

Depuis quand donnez-vous ces qualités aux miens ?

CÉLIDÉE.

Depuis que mon esprit n’est plus dans vos liens[52].

LYSANDRE.

Est-ce donc par gageure ou par galanterie ?

CÉLIDÉE.

Ne vous flattez point tant que ce soit raillerie.
595Ce que j’ai dans l’esprit, je ne le puis celer,
Et ne suis pas d’humeur à rien dissimuler.

LYSANDRE.

Quoi ? que vous ai-je fait ? d’où provient ma disgrâce ?
Quel sujet avez-vous d’être pour moi de glace[53] ?
Ai-je manqué de soins ? ai-je manqué de feux ?
600Vous ai-je dérobé le moindre de mes vœux ?
Ai-je trop peu cherché l’heur de votre présence[54] ?
Ai-je eu pour d’autres yeux la moindre complaisance ?

CÉLIDÉE.

Tout cela n’est qu’autant de propos superflus.
Je voulus vous aimer, et je ne le veux plus ;
605Mon feu fut sans raison, ma glace l’est de même ;
Si l’un eut quelque excès, je rendrai l’autre extrême[55].

LYSANDRE.

Par cette extrémité vous avancez ma mort.

CÉLIDÉE.

Il m’importe fort peu quel sera votre sort.

LYSANDRE.

Quelle nouvelle amour ou plutôt quel caprice[56]

610Vous porte à me traiter avec cette injustice,
Vous de qui le serment m’a reçu pour époux ?

CÉLIDÉE.

J’en perds le souvenir aussi bien que de vous.

LYSANDRE.

Évitez-en la honte et fuyez-en le blâme.

CÉLIDÉE.

Je les veux accepter pour peines de ma flamme.

LYSANDRE.

615Un reproche éternel suit ce tour inconstant[57].

CÉLIDÉE.

Si vous me voulez plaire, il en faut faire autant.

LYSANDRE.

Est-ce là donc le prix de vous avoir servie[58] ?
Ah ! cessez vos mépris, ou me privez de vie.

CÉLIDÉE.

Eh bien ! soit, un adieu les va faire cesser ;
620Aussi bien ce discours ne fait que me lasser.

LYSANDRE.

Ah ! redouble plutôt ce dédain qui me tue,
Et laisse-moi le bien d’expirer à ta vue ;
Que j’adore tes yeux, tout cruels qu’ils me sont ;
Qu’ils reçoivent mes vœux pour le mal qu’ils me font.
625Invente à me gêner quelque rigueur nouvelle :
Traite, si tu le veux, mon âme en criminelle,
Dis que je suis ingrat, appelle-moi léger,
Impute à mes amours la honte de changer,
Dedans mon désespoir fais éclater la joie :
630Et tout me sera doux, pourvu que je te voie.

Tu verras tes mépris n’ébranler point ma foi,
Et mes derniers soupirs ne voler qu’après toi[59].
Ne crains point de ma part de reproche ou d’injure :
Je ne t’appellerai ni lâche, ni parjure ;
635Mon feu supprimera ces titres odieux ;
Mes douleurs céderont au pouvoir de tes yeux ;
Et mon fidèle amour, malgré leur vive atteinte,
Pour t’adorer encore étouffera ma plainte[60].

CÉLIDÉE.

Adieu : quelques encens que tu veuilles m’offrir,
640Je ne me saurois plus résoudre à les souffrir.


Scène IX.

LYSANDRE.

Célidée, ah tu fuis ! tu fuis donc, et tu n’oses
Faire tes yeux témoins d’un trépas que tu causes !
Ton esprit, insensible à mes feux innocents,
Craint de ne l’être pas aux douleurs que je sens :
645Tu crains que la pitié qui se glisse en ton âme
N’y rejette un rayon de ta première flamme[61],
Et qu’elle ne t’arrache un soudain repentir.

Malgré tout cet orgueil qui n’y peut consentir.
Tu vois qu’un désespoir dessus mon front exprime
650En mille traits de feu mon ardeur et ton crime ;
Mon visage t’accuse, et tu vois dans mes yeux
Un portrait que mon cœur conserve beaucoup mieux.
Tous mes soins, tu le sais, furent pour Célidée ;
La nuit ne m’a jamais retracé d’autre idée,
655Et tout ce que Paris a d’objets ravissants
N’a jamais ébranlé le moindre de mes sens.
Ton exemple à changer en vain me sollicite :
Dans ta volage humeur j’adore ton mérite,
Et mon amour, plus fort que mes ressentiments,
660Conserve sa vigueur au milieu des tourments.
Reviens, mon cher souci, puisqu’après tes défenses[62]
Mes plus vives ardeurs sont pour toi des offenses.
Vois comme je persiste à te désobéir,
Et par là, si tu peux, prends droit de me haïr.
665Fol, je présume ainsi rappeler l’inhumaine,
Qui ne veut pas avoir de raisons à sa haine.
Puisqu’elle a sur mon cœur un pouvoir absolu,
Il lui suffit de dire : « Ainsi je l’ai voulu. »
Cruelle, tu le veux ! C’est donc ainsi qu’on traite
670Les sincères ardeurs d’une amour si parfaite ?
Tu me veux donc trahir ? tu le veux, et ta foi
N’est qu’un gage frivole à qui vit sous ta loi ?
Mais je veux l’endurer, sans bruit, sans résistance ;
Tu verras ma langueur, et non mon inconstance ;
675Et de peur de t’ôter un captif par ma mort,
J’attendrai ce bonheur de mon funeste sort.
Jusque-là mes douleurs, publiant ta victoire,
Sur mon front pâlissant élèveront ta gloire,

Et sauront en tous lieux hautement témoigner[63]
680Que sans me refroidir tu m’as pu dédaigner.

FIN DU SECOND ACTE.
  1. Var. Pour me galantiser, il ne faut qu’un miroir. (1637-57)
  2. Var. Mais bien la moindre part de vos rares mérites. (1637-57)
  3. Var. Et présumer d’ailleurs qu’il vous plût sans raison ! (1637-57)
  4. Var. Je suis un peu timide, et qui me veut louer,
    Je ne l’ose jamais en rien désavouer.
    dor. Aussi certes, aussi n’avez-vous pas à craindre. (1637-57)
  5. Var. On voit un tel éclat en vos divins appas. (1637-60)
  6. Var. Vu que, si vous m’aimez, ce ne sont pas merveilles. (1637-57)
  7. Var. Connoître ainsi d’abord combien je suis aimable. (1637-57)
  8. Var. Lysandre entre sur le théâtre, sortant Je chez Célidée, et passe sans s’arrêter, en donnant seulement un coup de chapeau à Dorimant et Hippolyte. (1637, en marge.)
  9. Var. De peur qu’il n’en reçût quelque importunité. (1637-57)
  10. Var. Voilà parer mon coup d’un gentil artifice. (1637-57)
  11. Var, Florice sort, et parle à l’oreille d’Hippolyte. (1637, en marge.)
  12. Var. Demeureroit éprise ou puissamment émue. (1654 et 60-64)
  13. Var. Du moins ces deux sujets balancent ton courage ? (1637-57)
  14. Var. C’est parler franchement pour être sans franchise. (1637)
  15. Var. Puisque tu les connois, ce n’est que demi-mal. (1637)
  16. Var. Non pas, mais tu n’as plus l’esprit à la torture. (1637-57)
  17. Var. Et vous voyant tous deux si gais à mon abord,
    Je vous croyois du moins prêts à tomber d’accord. (1637-57)
  18. La forme de ce mot est guigner dans l’édition de 1637.
  19. Var. Et consens, peu s’en faut, à me voir dédaigner. (1637-57)
  20. Var. Je pourrois de tout (a) autre être le possesseur. (1637)
    (a) Voyez tome I, p. 228, note 3.
  21. Var. Rejetant ma louange, avouer son mérite,
    Négliger mon ardeur ensemble et l’approuver. (1637-57)
  22. Var. Encore trop heureux que sa froideur extrême. (1637-57)
  23. Var. Veut bien que je la serve, et souffre que je l’aime. (1637)
    Var. Consent que je la serve, et souffre que je l’aime. (1644-57)
  24. Var. Je te réponds déjà de l’esprit de la mère. (1644-60)
  25. Var. Un qui peut tout sur elle et fera tout pour moi,
    L’aura bientôt gagnée en faveur de ta foi :
    C’est son proche voisin, père de ma maîtresse.
    Tu n’as plus que la fille à vaincre par adresse ;
    Encor ne crois-je pas qu’il en faille beaucoup. (1637)
  26. Var. Je ne présume pas qu’il en faille beaucoup. (1644-57)
  27. Var. Son humeur se maintient dedans l’indifférence. (1637)
    Var. Son humeur se maintient dans cette indifférence. (1644-57)
  28. Var. Tant qu’une mère donne une entière assurance ;
    Et cachant par respect son propre mouvement,
    Elle ne veut aimer que par commandement. (1637-57)
  29. Var.esprit se réDoncques sur ta parole
    Mon esprit se résout à vivre plus content.
    lys. Qu’il s’assure, autant vaut, du bonheur qu’il prétend. (1637)
  30. Var. Et je viens de sortir d’avecque ma maîtresse. (1637-57)
  31. Dans l’édition de 1637 il n’y a pas ici de distinction de scène.
  32. Var. Conçoive de l’espoir qu’avecque de la crainte ! (1637)
  33. Var. Par des commandements supposés d’une mère ? (1637-57)
  34. Var. À peine ai-je attiré mon Lysandre au discours. (1637-57)
  35. Var. Je m’en vais de ce pas y disposer Aronte. hipp. Et que m’en promets-tu ? flor. Qu’enfin au bout du conte
    Cette heure d’entretien dérobée à vos feux
    Vous mettra pour jamais au comble de vos vœux ;
    Mais de votre côté conduisez bien la ruse. (1637-57)
  36. Voyez tome I, p. 150, note 1.
  37. Var. [Du mal que tu m’as fait perdre le souvenir.]
    Célidée, il est vrai, je te suis déloyale ;
    Tu me crois ton amie, et je suis ta rivale :
    Si je te puis résoudre à suivre mon conseil,
    Je t’enlève et me donne un bonheur sans pareil (a). {1637-57)
    (a) Ce vers termine la scène dans les éditions indiquées.
  38. Ce jeu de scène ne se trouve pas dans l’édition de 1637.
  39. Var. Et déjà dans l’esprit je sentois de l’ennui. (1637-57)
  40. Var. Plût à Dieu que son change autorisât le mien ! (1637-57)
  41. Var. Tant qu’il verra d’amour sur un si beau visage ? (1637)
    Var. Lui qui voit tant d’amour sur un si beau visage ? (1644-60)
  42. Var. À ce compte, tu crois que cette ardeur extrême
    Ne le brûle pour moi qu’à cause que je l’aime ? (1637-57)
  43. Var. Il ne vit rien à craindre, et n’eut rien à souffrir. (1637-64)
  44. Var. Me quitta cependant dès le moindre mépris. (1637-57)
  45. Var. Qu’on en voit se lâcher pour un peu de longueur.
    Et qu’on en voit mourir pour un peu de rigueur ! (1637-57)
  46. Var. Ainsi de tous côtés j’aurai ce que je veux. (1637)
  47. Var. célidée, seule. Pas de distinction de scène. (1637)
  48. Var. [Et mon reste d’amour ne le peut maltraiter.]
    De quelque doux espoir que le change me flatte,
    Je redoute les noms de perfide et d’ingrate ;
    En adorant l’effet j’en hais les qualités,
    Tant mon esprit confus a d’inégalités.
    [Mon âme veut et n’ose, et bien que refroidie.] (1637-37)
  49. Var. Vient s’offrir à la foule à mes affections. (1637-60)
  50. Var. Quelque forte que soit l’ardeur qui nous consomme,
    On s’ennuie aisément de voir toujours un homme. (1637-57)
  51. Var. D’un entretien fâcheux qui ne me pouvoit plaire. (1637-57)
  52. Var. C’est depuis que mon cœur n’est plus dans vos liens. (1637-57)
  53. Var. Quel sujet avez-vous de m’être ainsi de glace ? (1637-57)
  54. Var. Ai-je trop peu cherché votre chère présence ? (1637-57)
  55. Var. Si l’un fut excessif, je rendrai l’autre extrême.
    lys. Par ces extrémités vous avancez ma mort. (1637-57)
  56. Var. Ma chère âme, mon tout, avec quelle injustice
    Pouvez-vous rejeter mon fidèle service ?
    Votre serment jadis me reçut pour époux. (1637-57)
  57. Var. Un reproche éternel suit ce trait inconstant. (1637-57)
  58. Var. Mon souci, d’un seul point obligez mon envie :
    Finissez vos mépris, ou m’arrachez la vie.
    cél. Eh bien ! soit : d’un adieu je m’en vais les finir ;
    Je suis lasse aussi bien de vous entretenir. (1637-57)
  59. Var. Et mes derniers soupirs ne parler que de toi. (1637-57)
  60. Var. Pour dire ta louange étouffera ma plainte. (1637)
  61. Var. [N’y rejette un rayon de ta première flamme.]
    Le courage te manque, et ton aversion
    Redoute les assauts de la compassion.
    Rien ne t’en défend plus qu’une soudaine absence ;
    Mon aspect te dit trop quelle est mon innocence,
    Et contre ton dessein te donne un souvenir
    Contre qui ta froideur ne sauroit plus tenir.
    Dans la confusion qui déjà te surmonte,
    Augmentant mon amour, je redouble ta honte ;
    Un mouvement forcé t’arrache un repentir
    Où ton cruel orgueil ne sauroit consentir. (1637-57)
  62. Var. Reviens, mon cher souci, puisqu’après ta défense
    Mes feux sont criminels et tiennent lieu d’offense. (1637-57)
  63. Var. Et je mettrai la mienne à dire sans cesser
    Que sans me refroidir tu m’auras pu chasser. (1637-57)