Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1 Clitandre Complément des variantes

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome I (p. 365-369).
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COMPLÉMENT
DES VARIANTES.

956 [De gêne qui te puisse à mon gré tourmenter.]

Sus d’ongles et de dents ! pym. Et que voulez-vous faire ?
Dorise, arrêtez-vous. dor. Je me veux satisfaire [1],
Te déchirant le cœur [2]. pym. Vouloir ainsi ma mort !
Il faudroit paravant que j’en fusse d’accord,
Et que ma patience aidât votre foiblesse.
Que d’heur ! je tiens ici captive ma maîtresse.
(Il lui prend les mains et les lui baise.) [3]
Elle reçoit mes lois, et je puis disposer
De ses mains qu’à mon aise on me laisse baiser.
dor. Cieux cruels ! ainsi donc votre injustice avoue
Qu’un perfide plus fort de ma fureur se joue,
Et contre ce brigand votre inique rigueur
Me donne un tel courage, et si peu de vigueur.
Ah sort injurieux ! maudite destinée !
Malheurs trop redoublés ! détestable journée !
pym. Enfin vos cris aigus nous pourroient déceler :
Voici tout proche un lieu plus commode à parler ;
Belle Dorise, entrons dedans cette caverne,
Qu’un peu plus à loisir Pymante vous gouverne.
dor. Que plutôt ce moment puisse achever mes jours !
pymante. (Il l’enlève dans la caverne.) [4]
Non, non, il faut venir. dor. À la force, au secours !

SCÈNE VI[5].
LYSARQUE, CLÉON.
lys. Je t’ai dit en deux mots ce qu’on fera du traître,
Et c’est comme le Roi l’a promis à mon maître,
Dont il prend l’intérêt extrêmement à cœur.
cléon. Tu me viens de conter des excès de rigueur.

Bien que ce cavalier soit atteint de ce crime.
On dût considérer que le Prince l’estime [6].
lys. Et c’est ce qui le perd : de peur de son retour,
On hâte le supplice avant la fin du jour ;
Le Roi, qui ne pourroit refuser sa requête,
Lui veut à son desçu[7] faire couper la tête.
De vrai, tout le conseil, d’un sentiment plus doux,
Essayant d’adoucir l’aigreur de son courroux,
Vu ce tiers échappé, lui propose d’attendre
Que le pendard repris ait convaincu Clitandre[8] ;
Mais il ne reçoit point d’autre avis que le sien.
cléon. L’accusé cependant coupable ne dit rien ?
lys. En vain le malheureux proteste d’innocence,
Le Roi dans sa colère use de sa puissance,
Et l’on n’a su gagner qu’avec un grand effort
Quatre heures qu’il lui donne à songer à la mort.
C’est dont je vais porter la nouvelle à mon maître.
cléon. S’il n’est content, au moins il a sujet de l’être.
Mais dis-moi si ses coups le mettent en danger.
lys. Il ne s’en trouve aucun qui ne soit fort léger ;
Un seul du genou droit offense la jointure,
Dont il faut que le lit facilite la cure ;
Le reste ne l’oblige à garder la maison.
Et quelque écharpe au bras en feroit la raison.
Adieu, fais, je te prie, état de mon service,
Et crois qu’il n’est pour toi chose que je ne fisse.
cléon. Et moi pareillement je suis ton serviteur. (Il est seul.) [9]
Me voilà de sa mort le véritable auteur :
Sur mes premiers soupçons le Roi mis en cervelle
Devint préoccupé d’une haine mortelle,
Et depuis, sous l’appas d’un mandement caché,
Je l’ai d’entre les bras de son prince arraché.
Que sera-ce de moi s’il en a connoissance ?
Rien ne me garantit qu’une éternelle absence ;
Après qu’il l’aura su, me montrer à la cour,
C’est m’offrir librement à la perte du jour.
Faisons mieux toutefois : avant que l’heure passe.
Allons encor un coup le trouver a la chasse.
Et s’il ne peut venir à temps pour le sauver[10].
Par une prompte fuite il faudra s’esquiver. (1632-57)

1384 Ainsi nos feux secrets n’avoient point de jaloux.

Tant que leur sainte ardeur, plus forte devenue,
Voulut un peu de mal à tant de retenue.
Lors on nous vit quitter ces ridicules soins,
Et nos petits larcins souffrirent les témoins.
Si je voulois baiser ou tes yeux ou ta bouche.
Tu savois dextrement faire un peu la farouche,
Et me laissant toujours de quoi me prévaloir,
Montrer également le craindre et le vouloir.
Depuis avec le temps l’amour s’est fait le maître ;
Sans aucune contrainte il a voulu paroître :
Si bien que plus nos cœurs perdoient de liberté,
Et plus on en voyoit en notre privauté.
Ainsi dorénavant, après la foi donnée,
Nous ne respirons plus qu’un heureux hyménée,
Et, ne touchant encor ses droits que du penser,
Nos feux à tout le reste osent se dispenser ;
Hors ce point, tout est libre à l’ardeur qui nous presse[11].

SCÈNE III.
CALISTE, ROSIDOR[12].
cal. Que diras-tu, mon cœur, de voir que ta maîtresse
Te vient effrontément trouver jusques au lit ?
ros. Que dirai-je, sinon que pour un tel délit
On ne m’échappe à moins de trois baisers d’amende ?
cal. La gentille façon d’en faire la demande !
ros. Mon regret, dans ce lit qu’on m’oblige à garder,
C’est de ne pouvoir plus prendre sans demander :
Autrement, mon souci, tu sais comme j’en use.
cal. En effet, il est vrai, de peur qu’on te refuse,
Sans rien dire souvent et par force tu prends.
ros. Ce que, forcée ou non, de bon cœur tu me rends.
cal. Tout beau : si quelquefois je souffre et je pardonne
Le trop de liberté que ta flamme se donne,
C’est sous condition de n’y plus revenir.
ros. Si tu me rencontrois d’humeur à la tenir.
Tu chercherois bientôt moyen de t’en dédire.
Ton sexe, qui défend ce que plus il désire,
Voit fort à contrecœur… cal. Qu’on lui désobéit,
Et que notre foiblesse au plus fort le trahit.
ros. Ne dissimulons point : est-il quelque avantage
Qu’avec nous au baiser ton sexe ne partage ?
cal. Vos importunités le font assez juger.
ros. Nous ne nous en servons que pour vous obliger :
C’est par où notre ardeur supplée à votre honte ;

Mais l’un et l’autre y trouve également son conte,
Et toutes vous dussiez prendre en un jeu si doux,
Comme même plaisir, même intérêt que nous.
cal. Ne pouvant le gagner contre toi de paroles,
J’opposerai l’effet à tes raisons frivoles,
Et saurai désormais si bien te refuser,
Que tu verras le goût que je prends à baiser :
Aussi bien ton orgueil en devient trop extrême.
ros. Simple, pour le punir, tu te punis toi-même :
Ce dessein mal conçu te venge à tes dépens.
Déjà n’est-il pas vrai, mon heur, tu t’en repens ?
Et déjà la rigueur d’une telle contrainte
Dans tes yeux languissants met une douce plainte ;
L’amour par tes regards murmure de ce tort,
Et semble m’avouer d’un agréable effort.
cal. Quoi qu’il en soit, Caliste au moins t’en désavoue.
ros. Ce vermillon nouveau qui colore ta joue
M’invite expressément à me licencier.
cal. Voilà le vrai chemin de te disgracier.
ros. Ces refus attrayants ne font que des remises.
cal. Lorsque tu te verras ces privautés permises,
Tu pourras t’assurer que nos contentements
Ne redouteront plus aucuns empêchements.
ros. Vienne cet heureux jour ! mais jusque-là, mauvaise,
N’avoir point de baisers à rafraîchir ma braise !
Dussai-je être impudent autant comme importun[13],
À tel prix que ce soit, sache qu’il m’en faut un[14].
Dégoûtée, ainsi donc ta menace s’exerce ?
cal. Aussi n’est-il plus rien, mon cœur, qui nous traverse,
Aussi n’est-il plus rien qui s’oppose à nos vœux :
La Reine, qui toujours fut contraire à nos feux,
Soit du piteux récit de nos hasards touchée,
Soit de trop de faveur vers un traître fâchée,
À la fin s’accommode aux volontés du Roi,
[Qui d’un heureux hymen récompense ta foi.]
ros. Qu’un hymen doive unir nos ardeurs mutuelles !
Ah mon heur ! pour le port de si bonnes nouvelles,
C’est trop peu d’un baiser. cal. Et pour moi c’est assez,
ros. Ils n’en sont que plus doux étant un peu forcés.
Je ne m’étonne plus de te voir si privée,
Te mettre sur mon lit aussitôt qu’arrivée :
Tu prends possession déjà de la moitié,
Comme étant toute acquise à ta chaste amitié.
Mais à quand ce beau jour qui nous doit tout permettre ?
cal. Jusqu’à ta guérison on l’a voulu remettre.
ros. Allons, allons, mon cœur, je suis déjà guéri,

[cal. Ce n’est pas pour un jour que je veux un mari.]
Tout beau : j’aurois regret, ta santé hasardée,
Si tu m’allois quitter sitôt que possédée.
Retiens un peu la bride à tes bouillants désirs,
Et pour les mieux goûter assure nos plaisirs,
ros. Que le sort a pour moi de subtiles malices !
Ce lit doit être un jour le champ de mes délices.
Et recule lui seul ce qu’il doit terminer ;
Lui seul il m’interdit ce qu’il me doit donner.
cal. L’attente n’est pas longue, et son peu de durée…
ros. N’augmente que la soif de mon âme altérée.
cal. Cette soif s’éteindra : ta prompte guérison
Paravant qu’il soit peu t’en fera la raison.
ros. À ce compte, tu veux que je me persuade
Qu’un corps puisse guérir dont le cœur est malade.
cal. N’use point avec moi de ce discours moqueur :
On sait bien ce que c’est des blessures du cœur.
Les tiennes, attendant l’heure que tu souhaites. (1632-57)

FIN DU COMPLÉMENT DES VARIANTES.
  1. Je veux me satisfaire. (1652-57)
  2. Te déchirer le cœur. (1644-57)
  3. Lui prenant les mains. (1652-57)
  4. pymante, l’enlevant dans la caverne. (1644-57)
  5. scène iv. (1632)
  6. Ne se souvient-on point que le Prince l’estime ?
    lys. C’est là ce qui le perd : de peur de son retour. (1644-57)
  7. À son desçu, à son insu. Voyez plus haut, p. 180, note 2.
  8. Que l’assassin repris ait convaincu Clitandre. (1644-57)
  9. Une nouvelle scène (scène vii) commence après ce vers dans les éditions de 1644-57. — Les mots : Il est seul, y manquent.
  10. Et s’il ne vient à temps pour rabattre les coups,
    Par une prompte fuite évitons son courroux. (1644-57)
  11. En marge, dans l’édition de 1632 : caliste entre et s’assied sur son lit.
  12. rosidor, caliste. (1644-57)
  13. Dussai-je être insolent autant comme importun. (1648)
  14. En marge, dans l’édition de 1632 : Il la baise sans résistance.