Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, Versification

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome XI (p. xciii-xcv).
VERSIFICATION.

RIME.

La plupart des rimes de Corneille qui ne nous semblent pas légitimes ne paraissent telles que parce que la prononciation a changé (voyez ci-dessus l’article Orthographe et prononciation).

Nous voyons dans le Compendium Grammaticas gallicæ de Dhuëz, publié en 1647[1], que dans meur la diphthongue avait le même son que dans peur, tandis qu’on prononçait jeune, heurt, heurter et seur, comme si ces mots étaient écrits simplement par u. Dans Corneille, meur rime avec humeur ; quant à seur (pour sûr) il faut distinguer : dans les premières pièces il rime avec sœur et possesseur ; mais plus tard sûre rime avec mesure et murmure[2]. Dans la grammaire que nous venons de citer, on trouve la liste suivante des mots où oi se prononce è : courtois, courtoisie, endroit, estroit, adroit, froid, croire. Dix-sept ans plus tard, Raillet, dans son Triomphe de la langue françoise, donne une autre liste, contenant à peu près les mêmes mots, et de plus : croître, endroit, étroit, connaître, paroître. Déjà, en 1549, du Bellay avait indiqué connoître et naître comme unisones, dans son Illustration de la langue françoise (livre II, chapitre  vii). Chez Corneille, nous trouvons cette prononciation indiquée par les rimes pour maladroit, croître, connoître, paroître (voyez ci-dessus, p. lxxxvii et lxxxviii), courtoisie :

Vous aimez l’entretien de votre fantaisie ;
Mais pour un cavalier c’est peu de courtoisie, (ii, 39. Gal. du Pal. 390.)


Quant au présent je connoi, il le fait rimer plusieurs fois avec les mots en oi (voyez ci-dessus, p. lxiii). Ces différentes prononciations ont laissé du reste des traces durables dans la langue, et il est certain, par exemple, que froideur et froidure, croyance et créance, etc., qui diffèrent maintenant par la signification, ne sont pas des formes originairement diverses, mais seulement des façons variées de prononcer un même mot.

Corneille a fait parfois rimer les imparfaits des verbes avec des mots en oi[3] :

Écoute. En ce temps-là, dont tantôt je parlois,
Les Déesses aussi se rangeoient sous mes lois, (ii, 449. Illus. 291 et 292.)

Cependant, de son temps déjà, on prononçait assez généralement ces imparfaits comme aujourd’hui. Nous lisons dans un Discours nouveau sur la mode, publié en 1613 :

Il faut, quiconque veut estre mignon de court,
Gouverner son langage à la mode qui court.
Qui ne prononce pas il diset, chouse, vendre,

Parest, contantemens, fût-il un Alexandre,
S’il hante quelquefois avec un courtisan,
Sans doute qu’un dira que c’est un paisan ;
Et qui veut se servir du françois ordinaire,
Quand il voudra parler sera contraint se taire.

Le témoignage suivant de Chiflet, en 1668, explique et complète le passage que nous venons de rapporter : « Les estrangers ont tort de dire que cette prononciation est une nouveauté, car il y a plus de quarante ans que je l’ay veuë dans le commun usage. Il est vray qu’on luy à long-temps résisté, comme à une mollesse affectée de langage efféminé ; mais enfin elle a gagné le dessus[4]. » Le même auteur reconnaît du reste, dans un autre endroit de son livre, que les deux prononciations avaient cours de son temps : « Il est plus doux et plus commun entre les bien-disans de prononcer je parlais ; toutefois ce n’est pas une faute de dire je parlois, puis qu’à Paris, dans le barreau et dans les chaires de prédicateurs, il y a beaucoup de langues éloquentes qui ne refuyent pas cette prononciation[5]. »

D’Aubignac a reproché à Corneille d’avoir fait rimer assiège avec privilége (voyez l’Appendice du Lexique, tome II, p. 513 et 5i4) : c’étaient là, disait-il, des rimes normandes. On aurait pu, à plus juste titre, reprocher à notre poëte de faire rimer charmer avec l’adjectif amer (voyez, au Lexique, l’article Amer), donner avec air :

Examiner sa taille, et sa mine, et son air,
Et voir quel est l’époux que je vous veux donner (iv, 162, Ment. 391 et 392) ;


parler (voyez tome II du Lexique, p. 153) et dissimuler avec l’air :

Quoi ? Madame, est-ce ainsi qu’il faut dissimuler ?
Et faut-il perdre ainsi des menaces en l’air ? (ii, 354, Méd, 283 et 284) ;


aveugler avec clair (voyez, au Lexique, l’article Aveugler). Voilà ce que Ménage, qui relève des exemples analogues[6] dans les Poésies de Malherbe, appelle des rimes normandes ; elles n’étaient nullement motivées par la prononciation du temps ; car si dans certains mots tels qu’altier, entier, familier, régulier, séculier, e, comme nous l’apprend Chiflet[7], avait un son ouvert, il faut remarquer qu’on ne prononçait l’r finale, devant une consonne ou à la fin d’une phrase, ni dans les infinitifs en er, ni même dans ceux en ir ; bien plus, on ne faisait sentir cette lettre, ni dans la plupart des mots en ir[8], ni dans mouchoir[9].

MESURE

Corneille a donné à certains mots plus ou moins de syllabes qu’on ne leur en attribue de notre temps en poésie.

Il fait ancien de trois syllabes (voyez ce mot dans le Lexique, tome I, p. 59, et ajoutez aux exemples cités : x, 188, Poés. div. 54), mais sur ce point il se conforme à l’usage de son époque.

Il fait également meurtrier de trois syllabes, et quelques-uns de ses contemporains ont cru que c’était là une innovation. Ménage, qui cite volontiers, avec une naïve et confiante satisfaction, son idylle de l’Oiseleur à côté du Cid et de Cinna, fait remarquer, dans ses Observations sur Malherbe (tome II, p. 46-48, édition de 1723), que Corneille a osé le premier faire meurtrier de trois syllabes :

Jamais un meurtrier en fit-il son refuge ? (iii, 147. Cid, 749.)
Jamais un meurtrier s’offrit-il à son juge ? (iii, 147. Cid, 750 var.)


et il ajoute : « Je suis un des premiers qui ai imité en cela M. Corneille, ayant remarqué que les dames et les cavaliers s’arrètoient, comme à un mauvais pas, à ces mots de meurtrier, sanglier, bouclier, peuplier, lorsqu’ils étoient de deux syllabes, et qu’ils avoient peine à les prononcer. M. de Segrais, qui a l’oreille fort délicate, et qui n’est pas moins bon juge de la poésie que bon poëte, se joignit aussitôt à notre parti. » Ménage tenait si fort à cette remarque, où il se présente de pair avec Corneille, que, tout en reconnaissant, dans la seconde édition de ses Observations sur la langue françoise (1re partie, p. 498-302), que ce poëte n’a fait en cela que revenir à un usage ancien, dont on trouve des exemples dans Jodelle et dans Regnier, il laisse subsister néanmoins, sans aucune modification, son texte primitif, où il disait que la langue avait obligation de ce changement à M. Corneille. — Voyez encore, au sujet de meurtrier trissyllabe, le tome II du Lexique, p. 87 et p. 492.

Il est arrivé deux fois à Corneille de faire compter pour une syllabe la désinence verbale muette ent :

Comme toutes les deux jouënt leurs personnages. (iv, 342. S. du Ment. 1014.)
Les sœurs criënt miracle, et chacune ravie
Conçoit pour son vieux père une pareille envie. (ii, 344. Mèd. 73.)


Mais il ne donne jamais que deux syllabes à criera, crieront, qu’il écrit crîra, crîront (voyez le Lexique, au mot Crier).

On lit dans les premières éditions de Pompée :

Justifie César et condamne Pompée. (iv, 28. Pomp, 14.)


En 1660, Corneille a ainsi refait ce vers :

Justifiant César, a condamné Pompée.

Voltaire va un peu trop loin, on le voit, lorsqu’il dit, au sujet de cet emploi de justifie : « On ne trouve guère, dans toutes les pièces de Corneille, que cette seule faute contre les règles de notre versification. » Mais Ménage, dans ses Observations sur Malherbe (tome III, p. 38), a eu raison de dire que, par cette manière de scander, Corneille n’a fait que se conformer à l’usage de ses prédécesseurs.

Notons encore, dans les premières éditions du Menteur, le mot aye placé devant une consonne, et comptant pour deux syllabes (voyez le Lexique, tome I, p. 108). Corneille a corrigé ce passage en 1660, et renoncé à cet emploi du mot, qui peut-être, au moment où il se l’était permis, n’était pas fautif encore.

Corneille a écrit dans le Cid :

Je ne te puis blâmer d’avoir fui l’infamie, (iii, 155. Cid, 906.)


L’Académie a dit à ce sujet : « Fui est de deux syllabes. » Mais il n’a pas tenu compte de cette critique, et a conservé à ce mot cette quantité monosyllabique, qu’il semble avoir introduite, et qui depuis a prévalu. Voyez le Traité de versification françoise de M. L. Quicherat, 2e édition, p. 35 et 316.

Il ne donne qu’une seule syllabe à hier ; et de même à dans poëte.

Il a réduit carrefour à deux syllabes, en écrivant carfour.

Voyez ces divers mots dans le Lexique.

HIATUS

On peut dire, en ayant égard au temps de Corneille et au grand nombre de vers que nous avons de lui, qu’il a mis beaucoup de soin à éviter les hiatus : voyez, à ce sujet, tome II, p. 188, note a, et p. 480, note a ; tome X, p. 81, note 2, et p. 131, note 2.


  1. Page 9.
  2. Voyez le Lexique, aux mots Mûr et Sûr.
  3. Nous ne parlons pas, tant elle est fréquente encore au dix-septième siècle, de la rime du substantif ou de l’adjectif françois avec des mots en ois, oix. On en peut voir deux exemples à la page 89 du tome X.
  4. Page 215.
  5. Page 191.
  6. Voyez, au sujet de ce genre de rimes, les Remarques de Vaugelas, p. 740 (édition de 1697) ; les Observations de Ménage, p. 206 (édition de 1672) ; les Observations de l’Académie française sur les Remarques de Vaugelas, p. 431 ; le Traité de la Grammaire françoise de Regnier Desmarais, p. 47 et 48 (édition de 1706).
  7. Page 201.
  8. Page 225.
  9. Page 224.