Coriolan/Traduction Guizot, 1864/Acte quatrième

Coriolan
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 1 (p. 450-471).

ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

La scène est près d’une porte de Rome.
CORIOLAN paraît avec VOLUMNIE, VIRGILIE, MÉNÉNIUS, COMINIUS, et plusieurs jeunes patriciens.

coriolan.—Allons, arrêtez vos larmes : abrégeons nos adieux : le monstre aux mille têtes me pousse hors de Rome. Quoi, ma mère ! où est votre ancien courage ? Vous aviez coutume de me dire que l’adversité est l’épreuve des âmes ; que les hommes vulgaires peuvent supporter de vulgaires infortunes ; que par une mer calme, tous les pilotes paraissent maîtres dans l’art de manœuvrer ; mais que les coups de la fortune, quand elle frappe au cœur, pour être supportés avec calme, demandent une noble adresse. Vous ne vous lassiez point de nourrir mon âme de principes faits pour la rendre invincible.

virgilie.—Ciel, ô Ciel !

coriolan.—Femme, je te conjure…

volumnie.—Que la peste se répande dans tous les ateliers de Rome, et que tous les artisans périssent !

coriolan.—Quoi ! ils vont m’aimer dès qu’ils m’auront perdu. Allons, ma mère ; rappelez le courage qui vous inspirait lorsque vous me disiez que, si vous eussiez été l’épouse d’Hercule, vous vous seriez chargée de six de ses travaux, pour épargner à votre époux la moitié de ses fatigues.—Cominius, ne vous laissez pas abattre ; adieu.—Adieu, ma femme, adieu. Ma mère, adieu ; consolez-vous : je me tirerai d’affaire.—Toi, bon vieillard, fidèle Ménénius, tes larmes sont plus amères que celles d’un jeune homme ; elles blessent tes yeux.—Toi, jadis mon général, je t’ai connu dans la guerre un visage impassible ; et tu as tant vu de ces spectacles qui endurcissent le cœur ! Dis à ces femmes éplorées qu’il y a autant de folie à gémir qu’à rire d’un revers inévitable.—Ma mère, vous savez bien que les hasards de ma vie ont toujours fait votre joie ; croyez-moi (bien que je m’en aille seul, comme un dragon solitaire qui rend son repaire redoutable, et dont chacun parle, quoique peu d’hommes l’aient vu), votre fils ou surpassera les renommées vulgaires, ou tombera dans les pièges de la ruse et de la perfidie.

volumnie.—Mon noble fils, où veux-tu aller ? Permets que le digne Cominius t’accompagne quelque temps ; arrête avec lui un plan et une marche certaine, plutôt que d’aller errant t’exposer à tous les hasards qui surgiront sous tes pas.

coriolan.—Ô dieux !

cominius.—Je t’accompagnerai pendant un mois ; nous raisonnerons ensemble sur le lieu où tu dois fixer ton séjour, afin que tu puisses recevoir de nos nouvelles, et nous des tiennes. Alors, si le temps amène un événement qui prépare ton rappel, nous n’aurons pas l’univers entier à parcourir pour trouver un seul homme, au risque encore de perdre l’avantage d’un moment de chaleur, que refroidit toujours l’absence de celui qui pourrait en profiter.

coriolan.—Adieu. Tu es chargé d’années, et trop rassasié des travaux de la guerre, pour venir encore courir les hasards avec un homme dont toutes les forces sont entières. Accompagne-moi seulement jusqu’aux portes. —Venez, ma femme chérie ; et vous, ma bonne mère, et vous, mes nobles et vrais amis : et lorsque je serai hors des murs, faites-moi vos adieux, et quittez-moi le sourire sur les lèvres. Je vous prie, venez. Tant que je serai debout sur la surface de la terre, vous entendrez toujours parler de moi, et vous n’apprendrez jamais rien qui démente ce que j’ai été jusqu’à ce jour.

ménénius.—Quelle oreille a jamais rien entendu de plus noble ! Allons, séchons nos pleurs.—Ah ! si je pouvais secouer de ces bras et de ces jambes, affaiblis par l’âge, seulement sept années, j’atteste les dieux que je te suivrais pas à pas.

coriolan.—Donne-moi ta main. Partons.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

Une rue près de la porte de Rome.
SICINIUS, BRUTUS et UN ÉDILE.

sicinius, à l’édile.—Faites-les rentrer chez eux : il est sorti de Rome, et nous n’irons pas plus loin. Ce coup vexe les nobles, qui, nous le voyons, se sont rangés de son parti.

brutus.—À présent que nous avons fait sentir notre pouvoir, songeons à paraître plus humbles après le succès.

sicinius, à l’édile.—Faites retirer le peuple : dites-lui qu’il a retrouvé sa force, et que son grand adversaire est parti.

brutus.—Oui, congédiez-les. J’aperçois la mère de Coriolan qui vient à nous.

(Volumnie, Virgilie et Ménénius paraissent sur la place.)

sicinius.—Évitons-la.

brutus.—Pourquoi ?

sicinius.—On dit qu’elle est folle.

brutus.—Ils nous ont aperçus : continue ton chemin.

volumnie.—Oh ! je vous rencontre à propos ; que tous les fléaux des dieux pleuvent sur vous, en récompense de votre amour !

ménénius.—Calmez-vous, calmez-vous : pas si haut.

volumnie.—Ah ! si mes larmes me laissaient la force, vous m’entendriez… ; mais je ne vous quitte pas sans vous avoir dit… (À Sicinius.) Vous voulez vous en aller !… (À Brutus.) Vous resterez aussi.

virgilie.—Plût à Dieu que j’eusse pu dire la même chose, à mon époux !

sicinius.—Mais c’est un vrai homme !

volumnie.—Imbécile ! est-ce là une honte ? Mais l’entendez-vous ? Mon père n’était-il donc pas homme ? —Vieux renard, as-tu bien pu être assez rusé pour bannir un citoyen qui a frappé plus de coups pour Rome que tu n’as dit de mots.

sicinius.—Ô dieux protecteurs !

volumnie.—Oui, plus de coups glorieux que tu n’as dit en ta vie de paroles sages et utiles au bien de Rome.—Je te dirai ce que…—Mais va-t’en.—Non, tu resteras.—Je voudrais que mon fils fût dans les déserts de I’Arabie, armé de sa fidèle épée, et toute ta race devant lui.

sicinius.—Eh bien ! qu’en arriverait-il ?

virgilie.—Ce qu’il en arriverait ? Il aurait bientôt mis fin à ta postérité.

volumnie.—Oui, à tes bâtards et à toute ta race. Bon citoyen, toutes les blessures qu’il a reçues pour Rome…

ménénius.—Allons, cessez, cessez, contenez-vous.

sicinius.—Je souhaiterais qu’il eût continué de servir sa patrie comme il avait commencé, et qu’il n’eût pas lui-même rompu le nœud glorieux qui les attachait l’un à l’autre.

brutus.—Oui, je le souhaiterais aussi.

volumnie.—Vous le souhaiteriez, dites-vous ?… Et c’est vous qui avez animé la populace, vous chats miaulants, aussi en état d’apprécier son mérite que je le suis, moi, de pénétrer les mystères dont le ciel interdit la connaissance à la terre.

brutus, à Sicinius.—Je vous en prie, allons-nous-en.

volumnie.—Oui, fort bien, allez-vous-en. Vous avez fait là une belle action ; mais avant que vous me quittiez, vous entendrez encore cette vérité. Autant le Capitole surpasse en hauteur la plus humble maison de Rome, autant mon fils, oui, le mari de cette jeune femme qui m’accompagne, celui-là même, voyez-vous, que vous avez banni, vous surpasse en mérite, vous tous tant que vous êtes.

brutus.—À merveille ! parlez : nous vous laissons-là.

sicinius.—Aussi bien, pourquoi s’arrêter ici, pour se voir harceler par une femme qui a perdu la raison ?

volumnie.—Emportez avec vous les prières que j’adresse au ciel pour vous. Je voudrais que les dieux ne fussent occupés qu’à accomplir mes malédictions ! (Les tribuns sortent.) Oh ! si je pouvais les rencontrer seulement une fois par jour !… cela soulagerait mon cœur du poids douloureux qui l’oppresse.

ménénius.—Vous leur avez dit là leur fait ; et, j’en conviens, vous en avez bien sujet : voulez-vous venir souper avec moi ?

volumnie.—La colère est mon aliment : je me nourris de moi-même, et je mourrai de faim en me nourrissant ainsi.—Allons, quittons cette place ; mettons un terme à ces cris et à ces pleurs d’enfant : je veux être Junon dans ma colère. Venez, venez.

ménénius.—Fi donc ! fi donc !

(Ils sortent.)

SCÈNE III

La scène change et représente un chemin entre Rome et Antium.
UN ROMAIN et UN VOLSQUE se rencontrent.

le romain.—Bien sûr, je vous connais, et je suis connu de vous : votre nom, ou je me trompe fort, est Adrien.

le volsque.—Cela est vrai : d’honneur, je ne vous remets pas.

le romain.—Je suis un Romain ; mais je sers, comme vous, contre Rome. Me reconnaissez-vous à présent ?

le volsque.—N’êtes-vous pas Nicanor ?

le romain.—Lui-même.

le volsque.—Vous aviez une barbe plus épaisse, ce me semble, la dernière fois que je vous ai vu : mais le son de votre voix me rappelle vos traits. Quelles nouvelles de Rome ? J’étais chargé par le sénat volsque d’aller vous y chercher : vous m’avez fort heureusement épargné une journée de chemin.

le romain.—Il y a eu à Rome d’étranges insurrections : le peuple soulevé contre les sénateurs, les patriciens et les nobles.

le volsque.—Il y a eu, dites-vous ? Elles sont donc à leur terme ? Notre sénat ne le croit pas : on presse, les préparatifs de guerre, et l’on espère fondre sur les Romains au plus chaud de leurs divisions.

le romain.—Le plus fort du feu est passé : mais il ne faut qu’une étincelle pour rallumer l’incendie ; car les nobles prennent si à cœur le bannissement du brave Coriolan, qu’ils sont tous disposés à ôter au peuple son pouvoir ; et à lui enlever ses tribuns pour jamais. Le feu couve sous la cendre, je puis vous l’assurer, et il est près d’éclater avec violence.

le volsque.—Coriolan banni ?

le romain.—Oui, il est banni.

le volsque.—Avec cette nouvelle, Nicanor, vous êtes sûr d’être bien reçu.

le romain.—L’occasion est bonne pour les Volsques. J’ai entendu dire que le moment le plus favorable pour séduire une femme, c’est quand elle est en querelle avec son mari. Votre noble Tullus Aufidius va figurer avec avantage dans cette guerre, à présent que son grand adversaire Coriolan n’a plus ni crédit ni emploi dans sa patrie.

le volsque.—Il ne peut manquer d’y briller. Je me félicite de cette rencontre inattendue : grâce à vous, ma commission est remplie, et je vais vous accompagner avec joie jusqu’à mon logis.

le romain.—D’ici au souper, je vous apprendrai bien des nouvelles de Rome qui vous surprendront, et qui toutes tendent à l’avantage de ses ennemis. N’avez-vous pas, disiez-vous, une armée prête à marcher ?

le volsque.—Une armée superbe ; les centurions ont déjà reçu leurs commissions et leur paye ; ils ont l’ordre d’être sur pied une heure après le premier signal.

le romain.—Je suis ravi d’apprendre qu’ils sont tout prêts, et je suis l’homme, je crois, qui va les mettre dans le cas d’agir à l’heure même. Je m’applaudis de vous avoir rencontré, et votre compagnie me fait grand plaisir.

le volsque.—Vous vous chargez là de mon rôle : c’est moi qui ai le plus sujet de me réjouir de la vôtre.

le romain.—Allons, marchons ensemble.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

Antium, devant la maison d’Aufidius.
CORIOLAN entre mal vêtu, déguisé, et le visage à demi caché dans son manteau.

coriolan.—C’est une belle ville qu’Antium ! Cité d’Antium, c’est moi qui t’ai remplie de veuves. Combien d’héritiers de ces beaux édifices j’ai ouï gémir et vu périr dans mes guerres ! Cité d’Antium, ne va pas me reconnaître : tes femmes et tes enfants, armés de broches et de pierres, me tueraient dans un combat sans gloire. (Il rencontre un Volsque.) Salut, citoyen.

le volsque.—Je vous le rends.

coriolan.—Conduisez-moi, s’il vous plaît, à la demeure du brave Aufidius. Est-il à Antium ?

le volsque.—Oui, et il donne un festin aux grands de l’État.

coriolan.—Où est sa maison, je vous prie ?

le volsque.—C’est celle-ci, là, devant vous.

coriolan.—Je vous remercie : adieu. (Le Volsque s’en va.) Ô monde, voilà tes révolutions bizarres ! Deux amis qui se sont juré une foi inviolable, qui paraissent n’avoir à eux deux qu’un seul et même cœur, qui passent ensemble toutes les heures de la vie, partageant le même lit, la même table, les mêmes exercices, qui sont pour ainsi dire deux jumeaux inséparables, unis par une éternelle amitié, vont dans l’espace d’une heure, sur la plus légère querelle, sur une parole, rompre violemment ensemble, et passer à la haine la plus envenimée. Et aussi deux ennemis mortels, dont la haine troublait le sommeil et les nuits, qui tramaient des complots pour se surprendre l’un l’autre, il ne faut qu’un hasard, l’événement le plus futile, pour les changer en amis tendres et réunir leurs destins. Voilà mon histoire. Je hais le lieu de ma naissance, et tout mon amour est donné à cette ville ennemie.—Entrons, si Aufidius me fait périr, il ne fera que tirer une juste vengeance ; s’il m’accueille en allié, je rendrai service à son pays.

(Il s’éloigne.)

SCÈNE V

Une salle d’entrée dans la maison d’Aufidius.
(On entend de la musique : tout annonce une fête dans l’intérieur.)
UN ESCLAVE entre.

premier esclave.—Du vin, du vin. Que fait-on ici ? Je crois que tous nos gens sont endormis.

(Entre un second esclave.)

second esclave.—Où est Cotus ? mon maître le demande. Cotus ?

(Coriolan entre.)

coriolan.—Une belle maison ! Voici un grand festin ; mais je n’y parais pas en convive.

(Le premier esclave repasse par la salle.)

premier esclave.—Que voulez-vous, l’ami ? D’où êtes-vous ? Il n’y a pas ici de place pour vous : je vous prie, regagnez la porte.

coriolan, à part.—Je ne mérite pas un meilleur accueil, en ma qualité de Coriolan.

(Le second esclave revient.)

second esclave.—D’où êtes-vous l’ami ? —Le portier a-t-il les yeux dans la tête pour laisser entrer de pareilles gens ! Je vous prie, l’ami, sortez.

coriolan.—Que je sorte, moi !

second esclave.—Oui, vous ; allons, sortez.

coriolan.—Tu me deviens importun.

second esclave.—Oh ! êtes—vous si brave ?… En ce cas, je vais vous donner à qui parler.

(Entre un troisième esclave qui aborde le premier.)

troisième esclave, au premier.—Quel est cet inconnu ?

premier esclave.—L’homme le plus étrange que j’ai encore vu : je ne peux parvenir à le faire sortir. Je te prie, avertis mon maître qu’il veut lui parler.

troisième esclave, à Coriolan.—Que cherchez-vous ici, l’homme ? Allons, je vous prie, videz le logis.

coriolan.—Laissez-moi debout ici ; je ne nuis pas à votre foyer.

troisième esclave.—Qui êtes-vous ?

coriolan.—Un noble.

troisième esclave.—Ah ! un pauvre noble, sur ma foi !

coriolan.—Vrai : je le suis pourtant.

troisième esclave.—De grâce, mon pauvre noble, choisissez quelque autre asile : il n’y a point de place ici pour vous. Allons, je vous prie, videz les lieux, allons.

coriolan, le repoussant.—Poursuis tes affaires, et va t’engraisser des reliefs du festin.

troisième esclave.—Quoi ! vous ne voulez-vous pas ? Je t’en prie, annonce à mon maître que l’hôte étrange l’attend ici.

second esclave.—Je vais l’avertir.

troisième esclave.—Où demeures-tu ?

coriolan.—Sous le dais.

troisième esclave.—Sous le dais.

coriolan.—Oui.

troisième esclave.—Où est donc ce dais ?

coriolan.—Dans la ville des milans et des corbeaux.

troisième esclave.—Dans la ville des milans et des corbeaux ? —Quel âne est ceci ?… Tu habites donc aussi avec les buses ?

coriolan.—Non, je ne sers point ton maître.

troisième esclave.—Holà ! seigneur, voudriez-vous vous mêler des affaires de mon maître ?

coriolan.—Cela est plus honnête que de se mêler de celles de ta maîtresse.—Bavard éternel, prête-moi ton bâton ; allons, décampe.

(Il le bat, et l’esclave se sauve.)
(Aufidius entre, précédé de l’esclave qui l’a averti.)

aufidius.—Où est cet individu ?

second esclave.—Le voilà, seigneur. Je l’aurais malmené si je n’avais craint de faire du bruit et de troubler vos convives.

aufidius.—De quel lieu viens-tu ? Que demandes-tu ? Ton nom ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? Parle : quel est ton nom ?

coriolan, se découvrant le visage.—Tullus, si tu ne me connais pas encore, et qu’en me regardant tu ne devines pas qui je suis, la nécessité me forcera de me nommer.

aufidius.—Quel est ton nom ?

(Les esclaves se retirent.)

coriolan.—Un nom fait pour offenser l’oreille des Volsques, et qui ne sonnera pas agréablement à la tienne.

aufidius.—Parle : quel est ton nom ? Tu as un air menaçant, et l’orgueil du commandement est empreint sur ton front. Quoique ton vêtement soit déchiré, tout indique en toi la noblesse. Quel est ton nom ?

coriolan.—Prépare toi à froncer le sourcil. Me devines-tu à présent ?

aufidius.—Non, je ne te connais point : nomme-toi.

coriolan.—Mon nom est Caïus Marcius, qui t’a fait tant de mal à toi et à tous les Volsques. C’est ce qu’atteste mon surnom de Coriolan. Mes pénibles services, mes dangers extrêmes, et tout le sang que j’ai versé pour mon ingrate patrie, n’ont reçu pour salaire que ce surnom. Ce gage de la haine et du ressentiment que tu dois nourrir contre moi, ce surnom seul m’est demeuré. L’envie a dévoré tout le reste ; l’envie et la cruauté d’une vile populace, tolérée par nos nobles sans courage ; ils m’ont tous abandonné, et ils ont souffert que des voix d’esclaves me bannissent de Rome. C’est cette extrémité qui me conduit aujourd’hui dans tes foyers, non pas dans l’espérance (ne va pas t’y méprendre) de sauver ma vie : car, si je craignais la mort, tu es celui de tous les hommes de l’univers que j’aurais le plus évité. Si tu me vois ici devant toi, c’est que, dans mon dépit, je veux m’acquitter envers ceux qui m’ont banni. Si donc tu portes un cœur qui respire la vengeance des affronts que tu as reçus, si tu veux fermer les plaies de ta patrie, et effacer les traces de honte qui l’ont défigurée, hâte-toi de m’employer et de faire servir ma disgrâce à ton avantage : mets ma misère à profit, et que les actes de ma vengeance deviennent des services utiles pour toi ; car je combattrai contre ma patrie corrompue, avec toute la rage des derniers démons de l’enfer. Mais si tu n’oses plus rien entreprendre, et que tu sois dégoûté de tenter de nouveaux hasards, alors, je te le dis en un mot, moi-même je suis dégoûté de vivre, et je viens offrir ma tête à ton glaive et à ta haine. M’épargner serait en toi démence ; moi, dont la haine t’a toujours poursuivi sans relâche ; moi, qui ai fait couler du sein de ta patrie des tonnes de sang ; je ne peux plus vivre qu’à ta honte, ou pour te servir.

aufidius.—Ô Marcius ! Marcius ! chaque mot que tu viens de prononcer a arraché de mon cœur une racine de ma vieille inimitié. Oui, quand Jupiter, ouvrant ce nuage qui voile les cieux, m’apparaîtrait et me révélerait les mystères des dieux, en ajoutant : « Je te dis la vérité ; » je le ne croirais pas avec plus de confiance que je n’en ai en toi, brave et magnanime Marcius ! Ô laisse-moi entourer de mes bras ce corps, contre lequel mon javelot s’est tant de fois brisé en effrayant la lune par ses éclats. J’embrasse l’enclume de mon épée. Mon amitié généreuse le dispute à la tienne avec plus d’ardeur que je n’en ai jamais ressenti dans la lutte ambitieuse de ma force contre la tienne. Sache que j’aimais passionnément la fille que j’ai épousée ; jamais amant ne poussa des soupirs plus sincères : eh bien ! la joie de te voir ici, noble mortel, fait éprouver à mon cœur de plus violents transports que ne m’en inspira la vue de ma maîtresse franchissant pour la première fois le seuil de ma porte, le jour de mes noces. Dieu de la guerre, je t’annonce que nous avons une armée sur pied, et que j’étais décidé à tenter encore de t’arracher ton bouclier, ou à y perdre mon bras. Tu m’as battu douze fois ; et depuis, chaque nuit, je n’ai rêvé que combats corps à corps entre toi et moi. Nous avons lutté dans mon sommeil, cherchant à nous enlever nos casques, et nous saisissant l’un l’autre à la gorge ; et je m’éveillais à moitié mort, épuisé par un vain songe.—Vaillant Marcius, quand nous n’aurions d’autre sujet de querelle avec Rome que l’injustice de t’avoir banni, nous ferions marcher tous les Volsques, depuis l’âge de douze ans jusqu’à celui de soixante-dix ; et nous porterions la guerre, comme un torrent débordé, jusque dans les entrailles de cette ville ingrate. Oh ! viens, entre, et serre la main de nos sénateurs : tu trouveras en eux des amis ; ils sont ici à prendre congé de moi. J’étais prêt à marcher, non pas encore contre Rome même, mais contre son territoire.

coriolan.—Dieux ! vous me rendez heureux.

aufidius.—Ainsi, toi le plus absolu des hommes, si tu veux te charger toi-même de diriger tes vengences, prends la moitié du commandement : tu connais le fort et le faible de ton pays ; nul ne le saurait faire comme toi. Tu décideras toi-même s’il faut aller frapper droit aux portes de Rome, ou l’ébranler dans les parties les plus éloignées, s’il faut l’épouvanter avant de la détruire. Mais entre : permets que je te présente à des hommes qui seront en tout dociles à tes vues. Mille et mille fois le bienvenu ! Je suis plus ton ami que je n’ai jamais été ton ennemi ; et, Marcius, c’est dire beaucoup.—Ta main : sois le bienvenu !

(Ils sortent.)
(Entrent les deux premiers esclaves.)

premier esclave.—Il s’est fait ici un étrange changement.

second esclave.—Sur ma foi, j’ai failli le frapper : mais certain pressentiment m’arrêtait et me disait que ses habits n’accusaient pas la vérité.

premier esclave.—Quel bras il a ! Du bout du doigt il m’a fait tourner comme un sabot.

second esclave.—Moi, j’ai bien vu à son air qu’il y avait en lui quelque chose… Il avait dans la figure un je ne sais quoi… je ne trouve pas de mot pour exprimer mon idée.

premier esclave.—Oui, tu as raison : un regard… Que je sois perdu si je n’ai pas vu, à sa mine, qu’il était plus qu’il ne paraissait.

second esclave.—Et moi aussi, je le jure. C’est tout uniment l’homme du monde le plus extraordinaire.

premier esclave.—Je le crois : mais tu connais un plus grand guerrier que lui.

second esclave.—Qui ? mon maître ?

premier esclave.—Oui : mais il n’est point question de cela.

second esclave.—Je crois que celui-ci en vaut six comme lui.

premier esclave.—Oh ! non, pas tant ; mais je le regarde comme un plus grand guerrier.

second esclave.—Cependant, pour la défense d’une ville, notre général est excellent.

premier esclave.—Oui, et pour un assaut aussi.

(Rentre le troisième esclave.)

troisième esclave.—Ho ! ho ! camarades ; je puis vous dire des nouvelles, de grandes nouvelles, scélérats !

tous deux ensemble.—Quelles nouvelles ? quelles nouvelles ? Fais-nous-en part.

troisième esclave.—Si j’avais à choisir, je ne voudrais pas être Romain : oui, j’aimerais autant être un criminel condamné.

tous deux.—Pourquoi donc ? pourquoi ?

troisième esclave.—C’est que celui qui avait coutume de frotter notre général, Caïus Marcius, est ici.

premier esclave.—Tu dis frotter notre général ?

troisième esclave.—Eh bien ! peut-être pas le frotter, mais tout au moins lui tenir tête.

second esclave.—Allons, nous sommes camarades et amis : disons la vérité ; il était trop fort pour lui. Je le lui ai entendu avouer à lui-même.

premier esclave.—À dire vrai, oui, il était trop fort pour lui. Devant Corioles, il vous le hacha comme une carbonnade.

second esclave.—Oui, ma foi ; et s’il avait été anthropophage, il vous l’aurait grillé et mangé.

premier esclave.—Mais voyons la suite de tes nouvelles.

troisième esclave.—Eh bien ! on le traite ici comme s’il était le fils et l’héritier du dieu Mars. Il est placé à table sur le siège d’honneur ; pas un de nos sénateurs qui osât lui faire une question ; tous sont restés ébahis devant lui. Notre général lui-même le caresse comme une maîtresse, croit consacrer sa main en le touchant, et fait l’œil à tous ses discours. Mais l’important de la nouvelle, c’est que notre général est coupé en deux : oui, il n’est plus aujourd’hui que la moitié de ce qu’il était hier ; car cet autre a la moitié du commandement, à la prière et de l’aveu de toute l’assemblée. Il ira, dit-il, vous tirer l’oreille aux gardiens des portes de Rome ; il balayera tout et laissera son passage libre et clair derrière lui.

second esclave.—Et il est homme à le faire plus qu’aucun que je connaisse.

troisième esclave.—Homme à le faire ! Il le fera ; car vois-tu, camarade, il lui reste autant d’amis qu’il peut avoir d’ennemis ; mais ces amis n’osaient pas, en quelque façon (tu comprends), se montrer, comme on dit, ses amis dans l’infélicité[1].

premier esclave.—Dans l’infélicité ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

troisième esclave.—Mais lorsqu’ils le verront relever la tête et se baigner dans le sang, alors ils sortiront de leurs retraites, comme les lapins après la pluie, et se joindront à lui.

premier esclave.—Mais quand se met-on en marche ?

troisième esclave.—Demain, aujourd’hui, tout à l’heure : vous entendrez le tambour cette après-midi. L’expédition fait en quelque sorte partie du festin, et ils la veulent terminer avant de s’essuyer la bouche.

second esclave.—Bon : nous allons donc revoir le monde en mouvement ! Cette paix n’est bonne à rien qu’à rouiller le fer, enrichir les tailleurs, et nourrir des chansonniers.

premier esclave.—Moi, je dis : ayons la guerre ; elle surpasse autant la paix que le jour surpasse la nuit : elle est vive, vigilante, sonore, et pleine d’activité et de trouble. La paix est une vraie apoplexie, une léthargie fade, sourde, assoupie, insensible : elle fait plus de bâtards que la guerre ne détruit d’hommes.

second esclave.—C’est cela ; et comme la guerre peut s’appeler un métier de voleur, la paix n’est bonne qu’à faire des cocus.

premier esclave.—Oui, et elle rend les hommes ennemis les uns des autres.

troisième esclave.—Bien dit, parce qu’ils ont alors moins besoin les uns des autres. Allons, la guerre, pour remplir ma bourse ! J’espère dans peu voir les Romains à aussi vil prix dans le marché que l’ont été les Volsques… J’entends du bruit : ils se lèvent de table.

tous trois.—Entrons vite, vite, entrons.

(Ils sortent.)

SCÈNE VI

Rome. — Une place publique.
SICINIUS et BRUTUS.

sicinius.—Nous n’entendons plus parler de lui, et nous n’avons pas à le craindre. Toutes ses ressources sont anéanties par la paix actuelle et par la tranquillité du peuple, qui auparavant était dans un horrible désordre. Ses amis rougissent à présent que le monde va à merveille sans lui. Ils aimeraient mieux, dussent-ils en souffrir eux-mêmes, voir le peuple ameuté en troupes séditieuses infester les rues de Rome, que nos artisans chanter dans leurs ateliers, et aller en paix à leurs travaux.

(Ménénius paraît.)

brutus.—Nous avons bien fait de tenir bon.—N’est-ce pas là Ménénius.

sicinius.—C’est lui, c’est lui. Oh ! oh ! il s’est bien adouci depuis quelque temps ! —Salut, Ménénius.

ménénius.—Salut, vous deux.

sicinius.—Votre Coriolan n’est pas fort regretté, si ce n’est par ses amis. Vous le voyez, la république subsiste encore, et continuera de subsister, en dépit de tout son ressentiment.

ménénius.—Tout est bien, et aurait pu être encore mieux, s’il avait pu temporiser.

sicinius.—Où est-il allé ? en savez-vous quelque chose ?

ménénius.—Non, je n’en ai rien appris : sa mère et sa femme n’ont eu de lui aucunes nouvelles.

(Arrivent trois ou quatre citoyens.)

les citoyens.—Que les dieux vous conservent !

sicinius.—Salut, voisins.

brutus.—Salut, vous tous, salut !

premier citoyen.—Nous, nos femmes et nos enfants, nous devons à genoux adresser pour vous nos vœux au ciel.

sicinius.—Vivez et prospérez.

brutus.—Adieu, nos bons voisins. Nous aurions souhaité que Coriolan vous aimât comme nous vous aimons.

les citoyens.—Que les dieux veillent sur vous !

les deux tribuns.—Adieu, adieu.

(Les citoyens sortent.)

sicinius.—Ce temps est plus heureux, plus agréable pour nous, que lorsque ces gens couraient dans les rues en poussant des cris confus.

brutus.—Caïus Marcius était un bon officier à la guerre ; mais insolent, bouffi d’orgueil, ambitieux au delà de toute idée, n’aimant que lui.

sicinius.—Et aspirant à régner seul, sans partage ni conseil.

ménénius.—Je ne suis pas de votre avis.

sicinius.—Nous en aurions fait tous la triste expérience, à notre grand malheur, s’il fût arrivé au consulat.

brutus.—Les dieux ont heureusement prévenu ce danger, et Rome est en paix et en sûreté sans lui.

(Entre un édile.)

l’édile.—Honorables tribuns, un esclave que nous venons de faire conduire en prison rapporte que les Volsques, en deux corps séparés, sont entrés sur le territoire de Rome ; qu’ils exercent toutes les fureurs de la guerre, et détruisent tout sur leur passage.

ménénius.—C’est Aufidius qui, ayant appris le bannissement de notre Marcius, ose encore montrer ses cornes. Lorsque Marcius défendait Rome, il se tenait dans sa coquille, et osait à peine jeter un coup d’œil à la dérobée.

sicinius.—Que dites-vous de Marcius ?

brutus, à l’édile.—Allez, et faites fustiger ce porteur de nouvelles ; il n’est pas possible que les Volsques aient l’audace de rompre la paix.

ménénius.—Ce n’est pas possible ? Nous avons de quoi nous souvenir que cela est très-possible ; et j’en ai vu, moi, dans l’espace de ma vie, trois exemples consécutifs. Mais, du moins, interrogez à fond cet esclave avant de le punir ; sachez de lui d’où il tient cette nouvelle, et ne vous exposez pas à fouetter et à battre le messager qui vient vous avertir du danger qui nous menace.

sicinius.—Ne m’en parlez pas : moi, je suis convaincu que cela est impossible.

brutus.—Non, cela ne se peut pas.

(Arrive un messager.)

le messager.—Les nobles, d’un air très-sérieux, vont tous au sénat : il est arrivé quelque nouvelle qui leur a fait changer de visage.

sicinius.—Ce sera cet esclave ! (A l’édile.) Allez, vous dis-je, et faites-le battre de verges devant le peuple assemblé. Une nouvelle de son invention ! —C’est son rapport qui cause tout ceci.

le messager.—Oui, digne tribun, c’est le rapport de l’esclave, mais appuyé par d’autres avis plus terribles encore que le sien.

sicinius.—Et quels autres avis plus terribles ?

le messager.—On dit beaucoup et tout haut (à quel point le fait est probable, je n’en sais rien) que Marcius, ligué avec Aufidius, conduit une armée contre Rome, et qu’il a fait serment d’exercer une vengeance qui enveloppera tout, depuis l’enfant au berceau jusqu’au vieillard infirme.

sicinius.—Voilà qui est très-probable !

brutus.—C’est une fausse rumeur, inventée pour faire désirer aux esprits craintifs de retour à Rome du bon Marcius.

sicinius.—C’est bien là le tour.

ménénius.—Il est vrai que ce second avis n’est guère vraisemblable : Aufidius et lui ne peuvent pas plus s’accorder ensemble que les deux contraires les plus ennemis.

(Un second messager entre.)

second messager.—Vous êtes mandés par le sénat. Une armée redoutable, conduite par Caïus Marcius ligué avec Aufidius, ravage notre territoire ; ils ont déjà tout renversé sur leur passage : ils brûlent ou emmènent tout ce qu’ils rencontrent devant eux.

(Cominius entre.)

cominius.—Vous avez fait là un beau chef-d’œuvre !

ménénius.—Quelles nouvelles ? quelles nouvelles ?

cominius.—Vous vous y êtes bien pris pour faire ravir vos filles, voir vos femmes déshonorées sous votre nez, et pour faire fondre sur vos têtes le plomb des toits de la ville.

ménénius.—Comment ! quelles nouvelles avez-vous ?

cominius.—Et voir vos temples brûlés jusqu’à leurs fondements ; et vos franchises, auxquelles vous étiez si attachés, reléguées dans un pauvre trou.

ménénius.—De grâce, expliquez-nous… (Aux tribuns.) Oui vous avez fait là de belle besogne, j’en ai peur. (À Cominius.) Parlez, je vous prie ; quelles nouvelles ? Si Marcius s’était joint aux Volsques !…

cominius.—Si ? dites-vous ! —Il est le dieu des Volsques : il s’avance à leur tête, comme un être créé par quelque autre divinité que la nature, et qui s’entend mieux qu’elle à former l’homme. Les Volsques le suivent, marchant contre nous, pauvres marmots, avec l’assurance des enfants qui poursuivent, en se jouant, les papillons de l’été, ou des bouchers qui tuent les mouches.

ménénius.—Oh ! vous avez fait là de la belle besogne, vous et vos gens à tablier : vous qui faisiez tant de cas de la voix des artisans et du souffle de vos mangeurs d’ail.

cominius.—Il renversera votre Rome sur vos têtes.

ménénius.—Oui, aussi aisément que le bras d’Hercule secouait de l’arbre un fruit mûr. Vous avez fait là une magnifique besogne.

brutus.—Mais votre nouvelle est-elle bien vraie ?

cominius.—Oui, oui ; et vous pâlirez avant de la trouver fausse. Toutes les régions d’alentour se révoltent avec joie. Ceux qui résistent sont raillés de leur stupide valeur, et périssent en véritables insensés. Et qui peut le blâmer ? Vos ennemis et les siens trouvent en lui quelque chose de grand et d’extraordinaire.

ménénius.—Nous sommes tous perdus, si ce grand homme n’a pitié de nous.

cominius.—Et qui ira l’implorer ? pas les tribuns : ce serait une honte. Le peuple mérite sa clémence, comme le loup mérite la pitié des bergers. Et ses meilleurs amis, s’ils disaient : « Sois miséricordieux pour Rome, » se conduiraient envers lui comme ceux qui ont mérité sa haine, et se montreraient ses ennemis.

ménénius.—Vous avez raison. Pour moi, je le verrais près de ma maison, un tison ardent à la main pour la brûler, que je n’aurais pas le front de lui dire : « Je t’en conjure, arrête. » (Aux tribuns.)—Vous avez fait là un beau coup, avec vos ruses ; vous avez bien réussi !

cominius.—Vous avez jeté toute la ville dans une consternation qui n’a jamais eu d’égale, et jamais le salut de Rome ne fut plus désespéré.

les tribuns.—Ne dites pas que c’est nous qui avons attiré ce malheur.

ménénius.—Qui donc ? Est-ce nous ? nous l’aimions, il est vrai ; mais, en nobles lâches et ingrats, nous avons laissé le champ libre à votre populace, qui l’a chassé au milieu des huées.

cominius.—Mais je crains bien qu’elle ne l’y rappelle à grand cris. Aufidius, le second des mortels après Coriolan, lui obéit en tout, comme s’il n’était que son officier. Le désespoir est toute la politique, la force et la défense que Rome peut leur opposer.

(Il entre une foule de citoyens.)

ménénius.—Voici la foule.—Et Aufidius est donc avec lui ? C’est vous qui avez infecté l’air d’une nuée de vos sales bonnets, en demandant, avec des huées, l’exil de Coriolan. Le voilà maintenant qui revient à la tête d’une armée furieuse, et chaque cheveu de ses soldats sera un fouet pour vous ; autant vous êtes d’impertinents qui avez jeté vos chapeaux en l’air, autant il en foulera aux pieds pour vous payer de vos suffrages. N’importe, s’il ne faisait de vous tous qu’un charbon, vous l’auriez mérité.

tous les citoyens.—Il est vrai ; nous entendons débiter des nouvelles bien effrayantes.

premier citoyen.—Pour moi, quand j’ai crié : Bannissez-le ! j’ai dit aussi que c’était bien dommage.

second citoyen.—Et moi aussi, je l’ai dit.

troisième citoyen.—J’ai dit la même chose ; et, il faut l’avouer, c’est ce qu’a dit le plus grand nombre d’entre nous : ce que nous avons fait, nous l’avons fait pour le mieux ; et, quoique nous ayons volontiers consenti à son exil, ce fut cependant contre notre volonté.

cominius.—Oh ! vous êtes de braves gens : criards !

ménénius.—Vous avez fait là un joli coup, vous et vos aboyeurs ! (À Cominius.) Nous rendrons-nous au Capitole ?

cominius.—Sans doute. Et que faire autre chose ?

(Ils sortent.)

sicinius, au peuple.—Allez, bons citoyens ; rentrez dans vos maisons : ne prenez point l’épouvante. Ces deux hommes sont d’un parti qui serait bien joyeux que ces nouvelles fussent vraies, tout en feignant le contraire. Retirez-vous, et ne montrez point d’alarme.

premier citoyen.—Que les dieux nous soient propices ! Allons, concitoyens, retirons-nous.—Je l’ai toujours dit, moi, que nous avions tort de le bannir.

second citoyen.—Et nous avons tous dit la même chose : mais venez, rentrons.

(Ils sortent.)

brutus.—Je n’aime point cette nouvelle.

sicinius.—Ni moi.

brutus.—Allons au Capitole. Je voudrais pour la moitié de ma fortune pouvoir changer cette nouvelle en mensonge.

sicinius.—Je vous prie, allons-nous-en.

(Les deux tribuns s’en vont.)

SCÈNE VII

Un camp à une petite distance des portes de Rome.
AUFIDIUS et son LIEUTENANT.

aufidius.—Passent-ils toujours sous les drapeaux du Romain ?

le lieutenant.—Je ne conçois pas quel sortilège il a pour les attirer ; mais vos soldats ont pour lui une espèce de culte. À table, il est le sujet de leurs entretiens ; après le repas, c’est encore à lui que s’adressent leurs sentiments et leurs vœux ; et vous êtes mis à l’arrière-plan, seigneur, dans cette expédition, même par les vôtres.

aufidius.—C’est ce que je ne pourrais empêcher à présent, sans rendre notre entreprise boiteuse. Je le vois bien aujourd’hui, il se conduit avec plus d’orgueil, même vis-à-vis de moi, que je ne l’ai prévu lorsque je l’ai accueilli et embrassé. Mais c’est sa nature, et il faut bien que j’excuse quelque temps ce qu’il est impossible de corriger.

le lieutenant.—Moi, je souhaiterais, seigneur, pour vos propres intérêts, que vous ne l’eussiez pas associé au commandement ; je voudrais qu’il eût reçu des ordres de vous, ou bien que vous l’eussiez laissé agir seul.

aufidius.—Je te comprends à merveille ; et sois sûr qu’il ne se doute pas de ce que je pourrai dire contre lui, lorsqu’il aura à rendre ses comptes. Quoiqu’il semble, et c’est ce qu’il croit lui-même ainsi que le vulgaire, qu’il conduit tout heureusement et qu’il sert sans réserve les intérêts des Volsques, quoiqu’il combatte comme un lion, et qu’il triomphe aussitôt qu’il tire l’épée ; cependant il est un point qu’il a laissé imparfait, et qui fera sauter sa tête ou la mienne, lorsque nous viendrons tous deux à rendre nos comptes.

le lieutenant.—Dites-moi, général, pensez-vous qu’il emporte Rome ?

aufidius.—Toutes les places se rendent à lui avant même qu’il arrive devant leurs murs, et la noblesse de Rome est pour lui. Les sénateurs et les patriciens sont aussi ses amis. Les tribuns ne sont pas des soldats ; et le peuple sera aussi prompt à le rappeler qu’il l’a été à le bannir. Je pense qu’il sera pour Rome ce qu’est pour le poisson l’orfraie, qui s’en empare par le droit de souveraineté qu’il tient de la nature. D’abord il a servi l’État en brave citoyen ; mais il n’a pu porter ses honneurs avec modération : soit orgueil, vice qu’engendrent des succès journaliers, et que n’évite jamais l’homme heureux ; soit inhabileté à profiter des occasions dont il a pu disposer, soit impossibilité naturelle de prendre une autre attitude sur les sièges du sénat que sous le casque, et de gouverner la paix moins rudement que la guerre : un seul de ces défauts (car je lui rends justice, il ne les a pas tous, ou du moins il n’a de chacun qu’une teinte légère), un seul de ces défauts a suffi, pour le faire craindre, haïr et bannir. Il n’a du mérite que pour l’étouffer dès qu’il parle. Ainsi nos vertus sont soumises aux circonstances, qui souvent les interprètent mal. Une vertu qui aime à se faire valoir elle-même trouve son tombeau dans la tribune où elle monte pour exalter ses actions. Un feu étouffe un autre feu ; un clou chasse un autre clou ; un droit renverse un autre droit ; la force périt par une autre force—Allons, éloignons-nous. Marcius, quand Rome sera ta proie, tu seras le plus misérable des hommes, et tu ne tarderas pas à devenir la mienne.

(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
  1. L’esclave, qui veut faire le beau parleur, fabrique ici un mot qu’il ne comprend pas lui-même, et que son camarade relève. Voici la phrase :

    third servant.—Which friends, sir (as it were), durst not (look you sir), show themselves (as we term it) his friends whilst he’s in directitude.

    first servant.—Directitude ? what is that ?