Coriolan/Traduction Guizot, 1864/Acte cinquième

Coriolan
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 1 (p. 472-493).

ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Une place publique de Rome.
MÉNÉNIUS, COMINIUS, SICINIUS, BRUTUS et autres Romains.

ménénius.—Non, je n’irai point : vous entendez ce qu’il a dit à Cominius, qui fut jadis son général, et qui l’aima de l’amitié la plus tendre. Moi, il m’appelait son père : mais que lui importe à présent ? —Allez-y, vous qui l’avez banni : prosternez-vous à mille pas de sa tente, et cherchez à genoux le chemin de sa clémence ; s’il n’a écouté Cominius qu’avec indifférence, je reste chez moi.

cominius.—Il affectait de ne me pas connaître.

ménénius.—L’entendez-vous ?

cominius.—Cependant il m’a nommé une fois par mon nom ; je lui ai rappelé notre ancienne liaison, et tout le sang que nous avons perdu dans les combats à côté l’un de l’autre. Il a refusé de répondre au nom de Coriolan que je lui donnais et à tous ses autres noms. « Il n’était plus, disait-il, qu’une espèce de néant ; il voulait rester sans titre, jusqu’à ce qu’il s’en fût forgé un au feu de Rome en flammes. »

ménénius.—Eh bien ! vous voyez : oh ! vous avez fait là un beau chef-d’œuvre, vous autres, tribuns qui avez tout fait pour que le charbon fût à bon marché dans Rome ! Oh ! vous laisserez après vous un noble souvenir !

cominius.—Je lui ai représenté combien il était glorieux de pardonner à ceux qui n’espéraient plus rien. Il m’a répondu que c’était une prière bien avilissante pour un État, que d’implorer le pardon d’un homme qu’il avait banni.

ménénius.—Très-bien ; pouvait-il en dire moins ?

cominius.—J’ai tenté de réveiller sa tendresse pour ses amis particuliers. Sa réponse a été qu’il ne pouvait pas perdre son temps à les trier et à les séparer d’un amas de chaume corrompu ; que ce serait une folie, pour un ou deux bons grains, de ne point brûler cet amas infect.

ménénius.—Pour un ou deux bons grains ! J’en suis un ; sa mère, sa femme, son enfant, et ce brave Romain, c’est nous qui sommes les grains qu’il voudrait sauver de l’incendie : et vous, tribuns, vous êtes le chaume corrompu qu’on sent de plus haut que la lune : il faudra donc que nous soyons brûlés à cause de vous !

sicinius.—De grâce, un peu de patience. Si vous refusez votre appui dans une extrémité aussi imprévue, ne nous reprochez pas du moins notre détresse. Je n’en doute point ; si vous vouliez défendre la cause de votre patrie, votre éloquence, bien plus que l’armée que nous pouvons rassembler à la hâte, arrêterait notre concitoyen.

ménénius.—Non, je ne veux point m’en mêler.

sicinius.—Je vous en conjure, allez le trouver.

ménénius.—Eh ! qu’y ferai-je ?

brutus.—Essayez du moins ce que peut pour Rome l’amitié que vous porte Marcius.

ménénius.—Fort bien ; pour revenir vous dire que Marcius m’a renvoyé, comme il a renvoyé Cominius, sans vouloir m’entendre. Et qu’aurai-je gagné à cette démarche ? Je reviendrai confus comme un ami rebuté par son ami, et pénétré de douleur de sa cruelle indifférence ; car convenez que cela arrivera.

sicinius.—Votre bonne volonté méritera du moins les remerciements de Rome ; et votre patrie mesurera sa reconnaissance à tout le bien que vous aurez voulu lui faire.

ménénius.—Allons, je veux bien le tenter : je crois qu’il m’écoutera. Cependant, la façon dont il s’est mordu les lèvres, et dont il a marmotté entre ses dents, en recevant ce bon Cominius, ne m’encourage guère.—Non, il n’aura pas été pris dans un moment favorable ; sans doute il n’avait pas dîné. Le matin, quand le sang refroidi n’enfle plus nos veines, nous sommes maussades, durs, et incapables de donner et de pardonner : mais quand nous avons rempli les canaux de notre sang par le vin et la bonne chère, l’âme est plus flexible que dans les heures d’un jeûne religieux : j’attendrai donc, pour lui présenter ma requête, le moment qui suivra son repas, et alors j’attaquerai son cœur.

brutus.—Vous connaissez trop bien le chemin qui y conduit pour perdre vos pas.

ménénius.—Je vous le promets ; d’honneur, je vais le tenter ; advienne que pourra ! Avant peu vous saurez quel est mon succès.

(Il sort.)

cominius.—Coriolan ne voudra jamais l’entendre.

sicinius.—Croyez-vous ?

cominius.—Je vous dis qu’il est comme sur un trône d’or : son œil est enflammé comme s’il voulait brûler Rome. Le souvenir de son injure tient l’entrée de son cœur fermée à la pitié. Je me suis mis à genoux devant lui ; et à peine m’a-t-il dit, d’une voix faible : Levez-vous ! et il m’a congédié ainsi, d’un geste muet de sa main. Ensuite il m’a fait remettre un écrit contenant ce qu’il voulait faire et ce qu’il ne voulait pas faire, protestant qu’il s’était engagé par serment à s’en tenir à ses conditions : en sorte que toute espérance est vaine, à moins que sa noble mère et sa femme, qui, à ce que j’apprends, sont dans le dessein d’aller le solliciter elles-mêmes, ne viennent à bout de lui arracher le pardon de sa patrie. Ainsi quittons cette place, et allons, par nos instances, encourager leur résolution et hâter leur démarche.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

Les avant-postes du camp des Volsques devant Rome.
SENTINELLES montant la garde.
(Ménénius s’approche d’elles.)

premier soldat.—Halte-là : d’où es-tu ?

second soldat.—Arrière, retourne sur tes pas.

ménénius.—Vous faites votre devoir en braves soldats ; c’est bien : mais permettez ; je suis un fonctionnaire de l’État, et je viens pour parler à Coriolan.

premier soldat.—De quel lieu venez-vous ?

ménénius.—De Rome.

premier soldat.—Vous ne pouvez pas avancer : il faut retourner sur vos pas. Notre général ne veut plus écouter personne venant de Rome.

second soldat.—Vous verrez votre Rome environnée de flammes avant que vous parliez à Coriolan.

ménénius.—Mes braves amis, si vous avez entendu votre général parler de Rome et des amis qu’il y conserve, il y a mille à parier contre un que, dans ses récits, mon nom aura frappé votre oreille. Mon nom est Ménénius.

premier soldat.—Soit : rebroussez chemin ; la vertu de votre nom n’est pas un passe-port ici.

ménénius.—Je te dis, camarade, que ton général est mon intime ami : j’ai été le livre qui a publié toutes ses belles actions, et qui a déployé aux yeux des hommes toute l’étendue de sa renommée sans rivale. J’ai toujours appuyé mes amis de mon témoignage (et il est le premier de mes amis), portant mon zèle jusqu’aux dernières limites de la vérité. Quelquefois même, semblable à la boule roulant sur une pente trompeuse, j’ai été tomber au delà du but, et j’ai presque imprimé le sceau du mensonge sur la louange ; tu vois, camarade, que tu dois me laisser passer.

premier soldat.—En vérité, seigneur, quand vous auriez débité en sa faveur autant de mensonges que vous avez déjà dit de paroles, vous ne passeriez pas. Non, quand il y aurait autant de vertu à mentir qu’à vivre chastement. Ainsi, retournez sur vos pas.

ménénius.—Je te prie, mon ami, souviens-toi bien que mon nom est Ménénius, le partisan déclaré de ton général.

second soldat.—Quelque déterminé menteur que vous ayez pu être à sa louange, comme vous vous vantez de l’avoir été, je suis un homme, moi, qui vous dirai la vérité sous ses ordres ; en conséquence, vous ne passerez pas. Reprenez votre chemin.

ménénius.—A-t-il dîné ? Pouvez-vous me le dire ? Car je ne veux lui parler qu’après diner.

premier soldat.—Vous êtes un Romain, dites-vous ?

ménénius.—Je le suis, comme l’est ton général.

premier soldat.—Vous devriez donc haïr Rome comme il la hait.—Pouvez-vous bien, après avoir chassé de vos portes votre défenseur, et, cédant à une ignorante populace, envoyé votre bouclier à vos ennemis ; pouvez-vous espérer d’arrêter ses vengeances avec les vains gémissements de vos vieilles femmes, les mains suppliantes de vos jeunes filles, ou l’intercession impuissante d’un radoteur décrépit comme vous ? Pensez-vous que votre faible souffle éteindra les flammes qui sont prêtes à embraser votre ville ? Non, vous êtes dans l’erreur. Ainsi, retournez à Rome, et préparez-vous à subir votre arrêt : vous êtes tous condamnés ; notre général a juré qu’il n’y avait plus ni pardon ni répit.

ménénius.—Coquin ! sais-tu bien que si ton capitaine me savait ici, il me traiterait avec distinction ?

second soldat.—Allons, mon capitaine ne vous connaît pas.

ménénius.—C’est ton général que je veux dire.

premier soldat.—Mon général ne s’embarrasse guère de vous. Retirez-vous, vous dis-je, si vous ne voulez pas voir répandre le peu de sang qui coule dans vos veines. Retirez-vous !

ménénius.—Comment donc, camarade ! camarade !

(Entre Coriolan avec Aufidius.)

coriolan.—De quoi s’agit-il ?

ménénius, à la sentinelle.—Maintenant, mon camarade, je vais te faire avoir ce que tu mérites : tu verras que l’on me considère ici, tu verras qu’une imbécile de sentinelle comme toi ne peut pas m’empêcher d’approcher de mon fils Coriolan ; devine, à la manière dont il va me traiter, si tu n’es pas à deux doigts de la potence, ou de quelque autre mort plus lente et plus cruelle : regarde bien, et tremble sur le sort qui t’attend.—(A Coriolan.) Que les dieux assemblés à toutes les heures s’occupent sans cesse de ton bonheur et qu’ils t’aiment seulement autant que t’aime ton vieux père Ménénius ! Ô mon fils, mon fils ! tu prépares des flammes pour nous ! Regarde, voici de l’eau pour les éteindre. J’ai eu de la peine à me résoudre à venir vers toi ; mais chacun m’assurant que je pouvais seul te fléchir, j’ai été poussé hors de nos portes par des soupirs. Je te conjure de pardonner à Rome et à tes concitoyens suppliants. Que les dieux propices apaisent ta fureur, et en fassent tomber le dernier ressentiment sur ce misérable qui, comme un bloc insensible, m’a refusé tout accès auprès de toi !

coriolan.—Loin de moi !

ménénius.—Comment, loin de moi !

coriolan.—Je ne connais plus ; ni femme, ni mère, ni enfant. Ma volonté ne m’appartient plus ; elle est engagée au service d’autrui : et quoique je me doive à moi ma vengeance personnelle, le pardon de Rome est dans le cœur des Volsques. Nous avons été unis par l’amitié ; un ingrat oubli en empoisonnera le souvenir plutôt que de permettre à ma pitié de me rappeler combien nous fûmes intimes. Ainsi, laisse-moi : mon oreille oppose à tes demandes une dureté plus inflexible que le fer que vos portes opposent à ma force. Pourtant, car je t’ai tendrement aimé, prends avec toi cet écrit ; je l’ai tracé pour toi, et je te l’aurais envoyé. (Il lui remet un papier.) Pas un mot de plus, Ménénius, je ne l’écouterai pas de toi. (Il lui tourne le dos et le quitte.) (À Aufidius.) Ce vieillard, Aufidius, était pour moi un père dans Rome ; et tu vois…

aufidius.—Tu sais soutenir ton caractère.

(Ils sortent ensemble.)

premier soldat.—Eh bien ! votre nom est donc Ménénius ?

second soldat.—C’est un nom, comme vous voyez, dont le charme est bien puissant ! —Vous savez par quel chemin on retourne à Rome ?

premier soldat.—Avez-vous vu comme nous avons été réprimandés pour avoir barré le passage à Votre Grandeur ?

second soldat.—Croyez-vous que j’aie sujet de m’évanouir de peur ?

ménénius.—Je ne m’embarrasse plus ni du monde ni de votre général. Pour des être tels que vous, je puis à peine penser qu’ils existent, tant vous êtes petits à mes yeux ! Celui qui est décidé à se donner la mort lui-même ne la craint point d’un autre. Que votre général suive à son gré ses fureurs. Demeurez longtemps ce que vous êtes, et puisse votre misère s’accroître avec vos années ! Je vous dis ce qu’on m’a dit : Loin de moi !

(Il sort.)

premier soldat.—Un noble mortel, je le garantis.

second soldat.—Le noble mortel, c’est notre général. C’est un rocher, un chêne que le vent ne peut ébranler.

(Les soldats s’éloignent.)

SCÈNE III

La tente de Coriolan.
Entrent CORIOLAN, AUFIDIUS et autres.

coriolan.—Demain, nous rangeons notre armée devant les murs de Rome. Toi, mon collègue, dans cette expédition, tu dois rendre compte au sénat volsque de la franchise que j’ai mise dans ma conduite.

aufidius.—Oui, tu n’as considéré que les intérêts des Volsques ; tu as fermé l’oreille à la prière universelle de Rome ; tu ne t’es permis aucune conférence secrète, pas même avec tes plus intimes amis, qui se croyaient sûrs de te gagner.

coriolan.—Le dernier, ce vieillard que j’ai renvoyé à Rome, le cœur brisé, m’aimait plus tendrement que n’aime un père : oui, il m’aimait comme son dieu. Leur dernière ressource était de me l’envoyer. C’est pour l’amour de lui, malgré la dureté que je lui ai montrée, que j’ai offert encore une fois les premières conditions : tu sais qu’ils les ont refusées ; maintenant ils ne peuvent plus les accepter. C’était uniquement pour ne pas refuser tout à ce vieillard, qui se flattait d’obtenir bien davantage ; et c’est lui avoir accordé bien peu. À présent, de nouvelles députations, de nouvelles requêtes, ni de la part de l’État, ni de celle de mes amis particuliers, je n’en veux plus écouter désormais.—Ah ! quelles sont ces clameurs ? (On entend des cris.) Vient-on tenter de me faire enfreindre mon serment, au moment même où je viens de le prononcer ? Je ne l’enfreindrai pas.

(Entrent Virgilie, Volumnie, Valérie, le jeune Marcius, avec un cortége de dames romaines, toutes en robe de deuil.)

coriolan, de loin, les voyant avancer.—Ah ! c’est ma femme qui marche à leur tête ; puis la vénérable mère dont le sein m’a porté, tenant par la main l’enfant de son fils.—Mais, loin de moi, tendresse ! Que tous les liens, tous les droits de la nature s’anéantissent ! Que ma seule vertu soit d’être inflexible ! Que m’importent cette humble attitude, ou ces yeux de colombe qui rendraient les dieux parjures ? Je m’attendris, et je ne suis pas formé d’une argile plus dure que les autres hommes. Ma mère fléchissant le genou devant moi ! C’est comme si le mont Olympe s’humiliait devant une taupinière. Et mon jeune enfant, dont le visage semble me supplier ; et la nature qui me crie : « Ne refuse pas ! » Que les Volsques promènent la charrue et la herse sur les ruines de Rome et de l’Italie entière, je ne serai point assez stupide pour obéir à un aveugle instinct. Je veux rester insensible, comme si l’homme était le seul auteur de son existence, et qu’il ne connût point de parents.

virgilie.—Mon maître et mon époux !

coriolan.—Je ne vous vois plus avec les mêmes yeux qu’à Rome.

virgilie.—La douleur, qui nous offre à vous si changées, vous le fait croire.

coriolan.—Comme un acteur imbécile, j’ai déjà oublié mon rôle ; je reste court, et suis tout prêt d’essuyer un affront complet.—Ô toi, la plus chère partie de moi-même, pardonne à ma tyrannie ; mais ne me dis jamais : Pardonne aux Romains.—Oh ! donne-moi un baiser qui dure autant que mon exil, qui soit aussi doux que me l’est la vengeance.—Par la reine jalouse des cieux, le baiser, ma bien-aimée, que tu me donnas en partant de Rome, mes lèvres fidèles l’ont toujours depuis conservé pur et vierge.—Ô dieux ! je me répands en vaines paroles, et je laisse la plus respectable mère de l’univers, sans l’avoir encore saluée.—Tombe à genoux, Coriolan, et montre ici un sentiment de respect plus profond que les enfants vulgaires. (Il se met à genoux.)

volumnie.—Ô lève-toi, mon fils, et sois béni des dieux ! c’est moi qui tombe à genoux devant toi sans autre coussin que ces cailloux, et qui te montre un respect déplacé entre une mère et son enfant. (Elle s’agenouille.)

coriolan.—Que faites-vous ? Vous, à genoux devant moi ! devant le fils dont vous avez châtié l’enfance ! Alors que les cailloux du rivage stérile attaquent les étoiles ; que les vents mutinés arrachent les cèdres orgueilleux et les lancent contre l’orbe de feu du soleil : c’est supprimer l’impossible que de faire naturellement ce qui ne peut pas être.

volumnie.—Tu es mon guerrier ; j’ai contribué à te former à la guerre.—Connais-tu cette femme ?

coriolan.—Oui, la noble sœur de Publicola ; l’astre le plus doux de Rome, chaste comme la neige la plus pure que l’hiver suspende au temple de Diane : chère Valérie.

volumnie.—Voici un imparfait abrégé de vous deux (montrant le jeune Marcius), qui, développé et agrandi par les années, pourra ressembler en tout à son père.

coriolan.—Que le dieu des guerriers, de l’aveu du souverain Jupiter, remplisse ton âme de noblesse ! Deviens invulnérable à la honte, et parais un jour sur les champs de bataille, comme le phare brillant sur le bord des mers, qui brave tous les coups de l’orage et sauve ceux qui le voient !

volumnie.—Enfant, mettez-vous à genoux.

coriolan.—Voilà mon brave enfant.

volumnie.—Eh bien ! cet enfant, cette femme, ta femme et moi, nous t’adressons notre prière.

coriolan.—Je vous conjure, arrêtez : ou si vous voulez me faire une demande, avant tout, souvenez-vous bien de ceci, de ne pas vous offenser si je vous refuse ce que j’ai juré de n’accorder jamais. Ne me demandez pas de renvoyer mes soldats, ou de capituler encore avec les artisans de Rome. Ne me dites pas que je suis dénaturé. Ne cherchez pas à calmer mes fureurs et ma vengeance par vos raisons de sang-froid…

volumnie.—C’est assez ! N’en dis pas davantage : tu viens de nous dire que tu ne nous accorderais rien ; car nous n’avons rien autre chose à te demander, que ce que tu nous refuses déjà. Mais alors nous demanderons que, si nous succombons dans notre requête, le blâme en retombe sur ta dureté. Écoute-nous.

coriolan.—Aufidius, et vous, Volsques, prêtez l’oreille ; car nous n’écouterons aucune demande de Rome en secret. Votre requête ?

volumnie.—Quand nous resterions muettes et sans parler, ces tristes vêtements et le dépérissement de nos visages te diraient assez quelle vie nous avons menée depuis ton exil. Réfléchis en toi-même, et juge si tu ne vois pas en nous les plus malheureuses femmes de la terre. Ta vue, qui devrait nous faire verser des larmes de joie, faire tressaillir nos cœurs de plaisir, nous fait verser des larmes de désespoir, et trembler de crainte et de douleur, en montrant aux yeux d’une mère, d’une femme, d’un enfant, un fils, un époux et un père, qui déchire les entrailles de sa patrie. Et c’est à nous, infortunées, que ta haine est surtout fatale. Tu nous enlèves jusqu’au pouvoir de prier les dieux, douceur qui reste à tous les malheureux, excepté à nous. Car, comment pouvons-nous, hélas ! comment pouvons-nous prier les dieux pour notre patrie, comme c’est notre devoir, et les prier pour ta victoire, comme c’est aussi notre devoir ? Hélas ! il nous faut perdre, ou notre chère patrie qui nous a nourries, ou toi, qui faisais notre consolation dans notre patrie. De quelque côté que nos vœux s’accomplissent, nous trouvons partout le plus grand des malheurs ; car il faudra te voir ou traîné comme un esclave rebelle, chargé de fers, le long de nos rues, ou foulant en triomphe sous tes pieds les ruines de ton pays, et portant la palme de la victoire pour prix d’avoir bravement versé le sang de ta femme et de tes enfants. Pour moi, mon fils, je ne me propose pas d’attendre l’événement de la fortune, ni le dénoûment de cette guerre. Si je ne puis te déterminer à montrer une noble clémence aux deux partis, plutôt que de chercher la ruine de l’un des deux pour envahir ta patrie, il te faudra marcher (sois-en sûr, tu ne le feras pas) sur le sein de ta mère, qui t’a conçu et mis au monde.

virgilie.—Oui, et sur mon sein aussi, qui t’a donné cet enfant pour faire revivre ton nom dans l’avenir.

l’enfant.—Il ne marchera pas sur moi, je me sauverai ; et quand je serai plus grand, alors je me battrai.

coriolan ému.—Pour n’être pas faible et sensible comme une femme, il ne faut voir ni un enfant ni le visage d’une femme.—Je me suis arrêté trop longtemps.

(Il se lève.)

volumnie.—Non, ne nous quitte pas ainsi. Si l’objet de notre prière était de te demander de sauver les Romains en détruisant les Volsques que tu sers, tu aurais raison de nous condamner comme des ennemies de ton honneur. Non : notre prière est que tu les réconcilies ensemble ; que les Volsques puissent dire : « Nous avons montré cette clémence », les Romains : « Nous l’avons acceptée ; » et que les deux partis te saluent ensemble en criant : Que les dieux bénissent Coriolan, qui nous a procuré cette paix ! —Tu sais, mon illustre fils, que l’événement de la guerre est incertain : mais ce qui est certain, c’est que, si tu subjugues Rome, le fruit que tu en recueilleras sera un nom chargé de malédictions répétées ; et l’histoire dira de toi : « Ce fut un brave guerrier : mais il a effacé sa gloire par sa dernière action ; il a détruit son pays, et son nom ne passa aux générations suivantes que pour en être abhorré. » —Réponds-moi, mon fils ; tu as toujours aspiré aux plus sublimes efforts de l’honneur ; tu étais jaloux d’imiter les dieux, qui tonnent souvent sur les mortels, mais qui ne déchirent que l’air du bruit de leur tonnerre, et ne font éclater leur foudre que sur un chêne insensible.—Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Penses-tu qu’il soit honorable pour un mortel généreux de se souvenir toujours de l’injure qu’il a reçue ? —Ma fille, parle-lui.—Il ne s’embarrasse pas de tes pleurs.—Parle donc, toi, mon enfant ; peut-être que ta faiblesse le touchera plus que nos raisons.—Il n’est point dans le monde entier de fils plus redevable à sa mère ; et, cependant, il me laisse ici parler en vain comme si je déclamais sur des tréteaux. Va, tu n’as jamais montré dans ta vie aucun égard pour ta tendre mère ; tandis que, comme une pauvre poule, qui ne désire pas d’avoir plus d’un poussin, elle t’a élevé pour la guerre et t’a comblé d’honneurs pendant la paix. —Dis que ma requête est injuste, et chasse-moi avec mépris de ta présence ; mais si elle ne l’est pas, tu manques à ton devoir, et les dieux te puniront de me refuser la déférence qui est due à une mère.—Il se détourne de nous. À genoux, femmes ; faisons-lui honte de cette humiliation.—Sans doute il doit bien plus d’orgueil à son surnom, de Coriolan, que de pitié à nos prières. Fléchissons encore une fois le genou devant lui ; ce sera notre dernière supplication, et puis nous allons retourner dans Rome, et mourir parmi nos concitoyens.—Ah ! du moins, daigne nous accorder un regard. Ce jeune enfant, qui ne peut exprimer ce qu’il voudrait dire, mais qui tombe à genoux et tend ses mains vers toi pour nous imiter, appuie notre demande de raisons plus fortes que tu n’en as de la refuser.—Allons, partons. Oui, cet homme a une Volsque pour mère : sa femme habite à Corioles ; et si ce jeune enfant lui ressemble, c’est un effet du hasard.—Laisse-nous partir.—Je ne dis plus rien, jusqu’à ce que je voie notre patrie en feu, et alors je retrouverai la parole.

coriolan.—Ô ma mère ! ma mère ! (Il la prend par la main sans parler.) Ah ! qu’avez-vous fait ? Voyez, le ciel s’entr’ouvre, et les dieux abaissent leurs regards sur cette plaine, et ils sourient de pitié en voyant cette scène contre nature… Ô ma mère, ma mère ! Oh ! vous remportez une heureuse victoire pour Rome ! mais quant à votre fils, ah ! croyez-le, croyez-le, cette victoire, que vous remportez sur lui, lui est bien funeste, si elle ne lui devient pas mortelle. Mais n’importe ! j’accepte ma destinée.—Aufidius, quoique je ne puisse plus poursuivre la guerre que j’avais promise, je ferai une paix convenable.—Mais quoi ! généreux Aufidius ; si tu étais à ma place, parle, aurais-tu moins écouté une mère ? Aurais-tu pu lui moins accorder ? Réponds, Aufidius.

aufidius.—J’ai été vivement ému.

coriolan.—Ah ! j’oserais le jurer que tu l’as été. Et ce n’était pas chose facile de forcer mes yeux à verser les larmes de la compassion. Mais, brave général, quelle paix veux-tu faire ? Donne-moi tes conseils. Pour moi, je ne rentrerai pas à Rome ; je retourne avec toi à Antium, et je te prie de m’appuyer dans ma défense. Ô ma mère ! ma femme !

aufidius, à part.—Je suis bien aise que tu aies mis en contradiction ta pitié et ton honneur ; je saurai tirer parti de ceci pour rétablir ma fortune dans son premier état.

(Les dames romaines font des signes à Coriolan, qui leur dit :)

coriolan.—Oui, tout à l’heure ; mais nous viderons ensemble quelques coupes, et vous remporterez à Rome des preuves plus visibles que des paroles, dans le traité que nous aurons scellé sous des conditions égales… Venez ; entrez dans notre tente. (A Volumnie et à Virgilie.) Et vous, illustres Romaines, vous méritez que Rome vous élève un temple : toutes les épées de l’Italie, tous ses soldats ligués ensemble n’auraient pas eu le pouvoir de faire cette paix.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

La place publique de Rome.
MÉNÉNIUS et SICINIUS.

ménénius.—Voyez-vous là-bas ce coin du Capitole, cette pierre qui forme l’angle ?

sicinius.—Oui ; mais à quel propos ?…

ménénius.—Si vous pouvez la déplacer avec votre petit doigt, alors il y a lieu d’espérer que les dames de Rome, et surtout sa mère, pourront le fléchir : mais moi je dis qu’il n’y a pas le moindre espoir qu’elles y réussissent. Nos têtes sont dévouées : nous ne faisons plus qu’attendre ici l’exécution de notre arrêt.

sicinius.—Est-il possible qu’en si peu de temps les dispositions d’un homme éprouvent un si grand changement ?

ménénius.—Il y a de la différence entre un ver et un papillon ; cependant le papillon n’était qu’un ver dans l’origine ; de même ce Marcius, d’homme est devenu un dragon : il a des ailes et a cessé d’être une créature rampante.

sicinius.—Il aimait tendrement sa mère.

ménénius.—Et moi, il m’aimait tendrement aussi ; et il ne se souvient pas plus de sa mère qu’un cheval de huit ans. L’aigreur de son visage tourne les grappes mûres. Quand il marche, il se meut comme une machine de guerre, et la terre tremble sous ses pas. Son œil percerait une cuirasse du trait de son regard ; sa voix a le son lugubre d’une cloche funèbre, et son murmure ressemble au bruit sourd du tonnerre. Il est assis sur son siège comme s’il eût été fait pour Alexandre. Ce qu’il commande est exécuté en un clin d’œil : il ne lui manque d’un dieu que l’éternité, et un ciel pour trône.

sicinius.—Qu’il ait pitié de nous, si tout ce que vous dites est vrai !

ménénius.—Je le peins d’après son caractère. Vous verrez quelle grâce aura obtenue sa mère. Il n’y a pas plus de pitié en lui qu’il n’y a de lait dans un tigre : notre pauvre Rome en va faire l’épreuve ; et voilà ce qui vous doit être imputé.

sicinius.—Que les dieux nous soient propices !

ménénius.—Non ; les dieux refuseront de nous être propices dans une telle circonstance. Quand nous l’avons banni, nous n’avons pas respecté les dieux, et quand il reviendra pour nous casser le cou, les dieux n’auront aucun égard pour nous.

(Entre un messager.)

le messager.—Tribun, si vous voulez sauver votre vie, fuyez dans votre maison ; les plébéiens ont saisi votre collègue, ils le traînent en jurant tous que si les dames romaines ne rapportent pas des nouvelles consolantes, ils le feront mourir à petit feu.

(Entre un second messager.)

sicinius.—Quelles nouvelles ?

le messager.—De bonnes nouvelles, de bonnes nouvelles ! Nos dames l’ont emporté ; les Volsques se retirent, et Marcius est parti avec eux. Rome n’a jamais vu de plus heureux jour, non, pas même celui où les Tarquins furent chassés ?

sicinius.—Ami, es-tu bien certain que ta nouvelle est vraie ? En es-tu bien sûr ?

le messager.—J’en suis sûr, comme il est sûr que le soleil est un astre de feu. Où étiez-vous donc caché, pour en douter encore ? Jamais fleuve ne précipita ses flots sous les voûtes d’un pont avec autant de rapidité que la foule du peuple consolé qui vient de rentrer dans les portes de Rome. Tenez, entendez-vous ?… (On entend les trompettes, les hautbois et les tambours auxquels se mêlent des acclamations.) Les trompettes, les flûtes, les psaltérions, les fifres, les tambours, les cymbales et les acclamations des Romains font danser le soleil. Entendez-vous ?

(On entend des acclamations.)

ménénius.—Voici d’heureuses nouvelles ! Je veux aller au-devant de nos Romaines. Cette Volumnie vaut à elle seule une ville entière de consuls, de sénateurs, de patriciens… et de tribuns comme vous ; oh ! toute une terre et toute une mer remplies ! Vous avez fait aujourd’hui d’heureuses prières. Ce matin je n’aurais pas donné une obole pour dix mille de vos têtes. Écoutez, quelle allégresse !

(Les instruments et les cris continuent.)

sicinius, au messager.—Que les dieux te récompensent de tes bonnes nouvelles ; reçois le témoignage de ma reconnaissance.

le messager.—Nous avons tous grand sujet de rendre aux dieux de vives actions de grâces.

sicinius.—Sont-elles bien près des portes ?

le messager.—Sur le point d’entrer dans la ville.

sicinius.—Allons au-devant d’elles : allons augmenter de notre joie la joie publique.

(Ils sortent.)
(Les dames entrent accompagnées par les sénateurs, les patriciens et le peuple. Le cortège défile sur le théâtre.)

un sénateur.—Voyez notre patronne, celle qui a rendu la vie à Rome : convoquez toutes les tribus ; qu’on remercie les dieux, et qu’on allume des feux de joie : semez des fleurs devant elles ; surmontez par vos cris de reconnaissance les cris d’injustice qui bannirent Marcius : rappelez le fils par vos acclamations au retour de la mère ; criez tous : Salut, nobles dames, salut !

tous ensemble répètent et crient.—Salut, nobles dames, salut !

(Fanfares et tambours.—Ils sortent.)

SCÈNE V

La place publique d’Antium.
TULLUS AUFIDIUS paraît au milieu de sa suite.

aufidius, à un officier.—Allez, annoncez aux nobles de l’État que je suis arrivé : remettez-leur ce papier ; et, quand ils l’auront lu, dites-leur de se rendre à la place publique, où je confirmerai la vérité de cet écrit devant eux et devant le peuple assemblé. Celui que j’accuse est déjà rentré dans la ville par cette porte, et il se propose de paraître devant le peuple, espérant se justifier avec des paroles. Hâtez-vous. (À trois ou quatre conspirateurs de la faction d’Aufidius qui viennent au-devant de lui.) Soyez les bienvenus.

premier conjuré.—En quel état est notre général ?

aufidius.—Dans l’état d’homme empoisonné par ses propres aumônes, et tué par sa charité.

second conjuré.—Très-noble seigneur, si vous persistez dans le projet auquel vous avez désiré de nous associer, nous vous délivrerons du danger qui vous menace.

aufidius.—Je ne puis encore rien décider : nous agirons selon que nous trouverons le peuple disposé.

troisième conjuré.—Tant qu’il y aura de la division entre Marcius et vous, le peuple flottera incertain : mais la chute de l’un rendra le survivant héritier de toute sa faveur.

aufidius.—Je le sais ; et mon plan, pour trouver un prétexte de le frapper, est bien arrangé.—Je l’ai relevé dans sa disgrâce, j’ai engagé mon honneur pour garant de sa foi. Marcius, ainsi comblé d’honneur, a arrosé de flatteries ses nouvelles plantations ; il a caressé et séduit mes amis, et c’est dans cette vue qu’il a plié son caractère, qu’on avait toujours connu auparavant pour être rude, indépendant et indomptable.

troisième conjuré.—Telle était sa roideur quand il briguait le consulat, qu’il le perdit en refusant de fléchir.

aufidius.—C’est ce dont j’allais parler. Banni pour son orgueil, il est venu dans ma maison offrir sa tête à mon glaive : je l’ai accueilli, je l’ai associé à ma fortune, j’ai donné un libre cours à tous ses désirs ; j’ai fait plus : je l’ai laissé, pour accomplir ses projets, choisir dans mon armée mes meilleurs et mes plus vigoureux soldats ; j’ai servi ses desseins aux dépens de ma propre personne ; je l’ai aidé à recueillir une renommée qu’il s’est appropriée tout entière, et j’ai mis de l’orgueil à me nuire ainsi à moi-même, si bien qu’à la fin j’ai pu être pris pour son subordonné et non son égal, et qu’il m’a traité de l’air qu’on prend avec un mercenaire.

premier conjuré.—Voilà en effet son procédé : l’armée en a été étonnée, et pour dernier trait, lorsqu’il était maître de Rome, et que nous nous attendions au butin et à la gloire…

aufidius.—Oui, et c’est sur ce point que je l’attaquerai avec toute l’habileté dont je serai capable. Pour quelques larmes de femme qu’on obtient aussi facilement que des mensonges, il a vendu tout le sang versé et tous les travaux qu’avait coûtés notre grande entreprise. C’est pour cela qu’il mourra, et je me rajeunirai par sa chute. Mais écoutons.

(On entend le bruit des instruments militaires et les cris du peuple.)

premier conjuré.—Vous êtes entré dans notre ville natale comme un poteau, sans que personne vous ait fait accueil ; mais il revient en fatiguant l’air par le bruit qu’il cause.

second conjuré.—Et tout ce peuple stupide, dont il a tué les enfants, s’enroue lâchement à célébrer sa gloire.

troisième conjuré.—Profitez donc du moment favorable, avant qu’il s’explique et qu’il gagne le peuple par ses discours ; qu’il sente votre fer ; nous vous seconderons. Lorsqu’il sera couché sur la terre, alors vous raconterez son histoire suivant vos intérêts ; et votre harangue ensevelira son apologie avec son corps.

aufidius.—Cessons nos discours ; voici les nobles qui arrivent.

(Entrent les sénateurs volsques.)

les sénateurs, à Aufidius.—Nous vous félicitons de votre retour dans notre ville.

aufidius.—Je ne l’ai pas mérité : mais, dignes sénateurs, avez-vous lu avec attention l’écrit que je vous ai fait remettre ?

tous.—Nous l’avons lu.

premier sénateur.—Et sa lecture nous a affligés. Les fautes que nous avions à lui reprocher auparavant pouvaient, je pense, aisément s’oublier ; mais de finir par où il aurait dû commencer, sacrifier tout le fruit de nos préparatifs de guerre, en faire retomber tout le fardeau sur nous-mêmes en signant un traité avec Rome, lorsque Rome se rendait à nous, c’est un crime qui n’admet aucune excuse.

aufidius.—Il approche : vous allez l’entendre.

(Coriolan paraît, marchant au milieu des instruments de guerre et des drapeaux ; le peuple le suit en foule.)

coriolan.—Salut, seigneurs : je reviens votre soldat, et je rapporte un cœur qui n’est pas plus entaché de l’amour de mon pays, qu’il ne l’était lorsque je suis sorti de cette ville. Je vous suis toujours dévoué, et tout prêt à suivre vos ordres. Vous devez savoir que j’ai commencé notre expédition avec succès : et que j’ai conduit vos armées par une route sanglante jusqu’aux portes de Rome. Les dépouilles que nous rapportons dans cette ville surpassent d’un tiers les dépenses de l’armement. Nous avons fait une paix aussi honorable pour Antium qu’elle est ignominieuse pour Rome. Nous vous en présentons ici le traité, et les articles, signés des consuls et des patriciens, et scellés du sceau du sénat.

aufidius.—Ne lisez pas, nobles sénateurs : mais dites au traître qu’il a abusé à l’excès des pouvoirs que vous lui aviez confiés.

coriolan.—Traître ! Comment donc ?

aufidius.—Oui, traître ! Marcius !

coriolan.—Marcius !

aufidius.—Oui, Marcius, Caïus Marcius. Espères-tu que je te ferai l’honneur de te décorer du surnom de Coriolan, que tu as volé dans Corioles ? Entendez ma voix, vous, sénateurs ; vous, chefs de cet État : il a trahi lâchement vos intérêts, et cédé pour quelques gouttes d’eau Rome qui était à vous. Oui, Rome était à vous, il l’a lâchement cédée à sa femme et à sa mère. Il a violé ses serments, et rompu la trame de ses desseins aussi facilement que le nœud d’un fil usé ; et sans qu’il ait assemblé aucun conseil de guerre, à la seule vue des larmes de sa nourrice, de vains gémissements, des clameurs de femmes lui ont fait lâcher une victoire qui était à vous, les pages ont rougi pour lui et les gens de cœur se sont regardés de surprise les uns les autres.

coriolan.—Ô Mars, l’entends-tu ?

aufidius.—Ne nomme point ce dieu, toi, enfant larmoyant.

coriolan.—Ah ! dieux !

aufidius.—Un enfant, rien de plus.

coriolan.—Insigne menteur, tu fais gonfler mon sein d’une rage qu’il ne peut plus contenir. Moi, un enfant ? Ô lâche esclave ! —Pardonnez, illustres sénateurs ; c’est la première fois que j’aie jamais été forcé de quereller en vaines paroles. Votre jugement, mes respectables seigneurs, doit démentir ce misérable roquet ; lui-même sera forcé de convenir de son imposture, lui qui porte les traces de mes coups sur son corps et qui les portera jusqu’au tombeau.

premier sénateur.—Silence, tous deux, et laissez-moi parler.

coriolan.—Mettez-moi en pièces, Volsques, hommes et enfants ! plongez tous vos poignards dans mon sein. Un enfant ! Lâche chien ! —Si vous avez écrit avec vérité les annales de votre histoire, c’est à Corioles que, semblable à l’aigle qui fond dans un colombier, j’ai réduit les Volsques au silence de la peur ; moi seul je l’ai fait. Un enfant !

aufidius.—Quoi, sénateurs ! vous souffrirez qu’il retrace à vos yeux le souvenir d’un succès qu’il ne dut qu’à l’aveugle fortune, et qui vous couvrit de honte ? Vous entendrez en paix cet orgueilleux infâme vous insulter en face, et se vanter de vos affronts ?

les conjurés.—Qu’il meure pour cette insulte.

des voix du peuple.—Mettons-le en pièces à l’heure même : il a tué mon fils, ma fille ; il a tué mon cousin Marcus ; il a tué mon père.

(Des bruits confus s’élèvent dans toute l’assemblée.)

second sénateur, au peuple.—Cessez ces clameurs : point d’outrage. Silence. C’est un brave guerrier, et sa renommée couvre toute la terre. Ses dernières fautes envers nous seront soumises à un jugement impartial. Aufidius, arrête, et ne trouble point la paix.

coriolan.—Oh ! si je le tenais lui, avec six autres Aufidius, et même avec toute sa race, pour me faire justice avec mon épée !

aufidius.—Lâche insolent !

tous les conjurés.—Tuez-le, tuez-le.

(Les conjurés tirent tous l’épée, se jettent sur Coriolan, le tuent ; il tombe, et Aufidius le foule aux pieds.)

les sénateurs.—Arrêtez, arrêtez, arrêtez.

aufidius.—Mes nobles maîtres, daignez m’entendre.

premier sénateur.—Ô Tullus !

second sénateur.—Tu as fait une action qui fera pleurer la Valeur.

troisième sénateur.—Ne foulez point ainsi son corps : contenez vos fureurs ; remettez vos épées.

aufidius.—Seigneurs, quand vous saurez (dans ce moment de fureur qu’il a provoquée, il m’est impossible de vous l’apprendre), quand vous saurez l’extrême danger où vous exposait la vie de cet homme, vous vous réjouirez de le voir ainsi mis à mort. Daignez me mander à l’assemblée du sénat ; je vous prouverai mon fidèle et loyal dévouement, ou je me soumets à votre jugement le plus rigoureux.

premier sénateur.—Emportez son corps, et pleurez sur lui. Qu’il soit regardé comme le plus illustre mort que jamais héraut ait conduit à son tombeau !

second sénateur.—Son propre emportement absout à moitié Aufidius du blâme qu’il pourrait mériter. Faisons servir cet événement à notre plus grand avantage.

aufidius.—Ma fureur est passée, et je me sens pénétré de douleur. Enlevez-le. Aidez-nous, trois des principaux guerriers : je serai le quatrième. Que le tambour fasse entendre un son lugubre. Traînez vos piques renversées : oublions que cette ville renferme une foule de femmes qu’il a privées de leurs maris et de leurs enfants, et qui, maintenant encore, gémissent dans le deuil et les larmes ; il laissera un noble souvenir. Venez, aidez-moi !

(Ils sortent, emportant le corps de Coriolan, au bruit d’une marche funèbre.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.