Corinne ou l’Italie/Livre VIII

La librairie stéréotipe (Tome Ip. 280-340).
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Tome I – Livre VIII


LIVRE VIII.

LES STATUES ET LES TABLEAUX

CHAPITRE PREMIER.


APRÈS la journée qui venait de se passer, Oswald ne put fermer l’œil de la nuit. Il n’avait jamais été plus près de tout sacrifier à Corinne. Il ne voulait pas même lui demander son secret, ou du moins il voulait prendre, avant de le savoir, l’engagement solennel de lui consacrer sa vie. L’incertitude semblait, pendant quelques heures, entièrement écartée de son esprit ; et il se plaisait à composer dans sa tête la lettre qu’il écrirait le lendemain, et qui déciderait de son sort. Mais cette confiance dans le bonheur, ce repos dans la résolution, ne fut pas de longue durée. Bientôt ses pensées le ramenèrent vers le passé ; il se souvint qu’il avait aimé, bien moins, il est vrai, qu’il n’aimait Corinne, et l’objet de son premier choix ne pouvait lui être comparé ; mais enfin c’était ce sentiment qui l’avait entraîné à des actions irréfléchies, à des actions qui avaient déchiré le cœur de son père. — Ah ! qui sait, s’écria-t-il, qui sait s’il ne craindrait pas également aujourd’hui que son fils oubliât sa patrie et ses devoirs envers elle ? —

— Ô toi ! dit-il en s’adressant au portrait de son père ; toi, le meilleur ami que j’aurai jamais sur la terre, je ne peux plus entendre ta voix ; mais apprends-moi par ce regard muet, si puissant encore sur mon ame, apprends-moi ce que je dois faire pour te donner dans le ciel quelque contentement de ton fils. Et cependant n’oublie pas ce besoin de bonheur qui consume les mortels ; sois indulgent dans ta demeure céleste, comme tu l’étais sur la terre. J’en deviendrai meilleur, si je suis heureux quelque temps, si je vis avec cette créature angélique, si j’ai l’honneur de protéger, de sauver une telle femme. — La sauver ? reprit-il tout à coup ; et de quoi ? d’une vie qui lui plaît, d’une vie d’hommages, de succès, d’indépendance ! — Cette réflexion, qui venait de lui, l’effraya lui-même comme une inspiration de son père.

Dans les combats de sentiment, qui n’a pas souvent éprouvé, je ne sais quelle superstition secrète, qui nous fait prendre ce que nous pensons pour un présage, et ce que nous souffrons pour un avertissement du ciel ? Ah ! quelle lutte se passe dans les ames susceptibles et de passion et de conscience !

Oswald se promenait dans sa chambre avec une agitation cruelle, s’arrêtant quelquefois pour regarder la lune d’Italie, si douce et si belle. L’aspect de la nature enseigne la résignation, mais ne peut rien sur l’incertitude. Le jour vint pendant qu’il était dans cet état ; et quand le comte d’Erfeuil et M. Edgermond entrèrent chez lui, ils s’inquiétèrent de sa santé, tant les anxiétés de la nuit l’avaient changé ! Le comte d’Erfeuil rompit le premier le silence qui s’était établi entre eux trois. — Il faut convenir, dit-il, que le spectacle d’hier était charmant. Corinne est admirable. Je perdais la moitié de ses paroles ; mais je devinais tout par ses accens et par sa physionomie. Quel dommage que ce soit une personne riche qui ait un tel talent ! Car, si elle était pauvre, libre comme elle l’est, elle pourrait monter sur le théâtre ; et ce serait la gloire de l’Italie qu’une actrice comme elle. —

Oswald ressentit une impression pénible par ce discours, et ne savait néanmoins de quelle manière la témoigner. Car le comte d’Erfeuil avait cela de particulier, que l’on ne pouvait pas légitimement se fâcher de ce qu’il disait, lors même qu’on en recevait une impression désagréable. Il n’y a que les ames sensibles qui savent se ménager réciproquement : l’amour-propre, si susceptible pour lui-même, ne devine presque jamais la susceptibilité des autres.

M. Edgermond loua Corinne dans les termes les plus convenables et les plus flatteurs. Oswald lui répondit en anglais, afin de soustraire la conversation sur Corinne aux éloges déplaisans du comte d’Erfeuil. — Je suis de trop, ce me semble, dit alors le comte d’Erfeuil, je m’en vais chez Corinne : elle sera bien aise d’entendre mes observations sur son jeu d’hier au soir. J’ai quelques conseils à lui donner, qui portent sur des détails, mais les détails font beaucoup à l’ensemble ; et c’est vraiment une femme si étonnante, qu’il ne faut rien négliger pour lui faire atteindre la perfection. — Et puis, dit-il en se penchant vers l’oreille de lord Nelvil, je veux l’encourager à jouer plus souvent la tragédie : c’est un moyen sûr pour se faire épouser par quelque étranger de distinction qui passera par ici. Vous et moi, mon cher Oswald, nous ne donnerons pas dans cette idée, nous sommes trop accoutumés aux femmes charmantes pour qu’elles nous fassent faire une sottise ; mais un prince allemand, un grand d’Espagne, qui sait ? — À ces mots, Oswald se leva, hors de lui-même, et l’on ne peut savoir ce qu’il en serait arrivé, si le comte d’Erfeuil avait aperçu son mouvement ; mais il avait été si satisfait de sa dernière réflexion, qu’il s’en était allé là-dessus légèrement, et sur la pointe du pied, ne se doutant pas qu’il avait offensé lord Nelvil : s’il l’avait su, bien qu’il l’aimât autant qu’il pouvait aimer, il serait sûrement resté. La valeur brillante du comte d’Erfeuil contribuait plus encore que son amour-propre à lui faire illusion sur ses défauts. Comme il avait beaucoup de délicatesse dans tout ce qui tenait à l’honneur, il n’imaginait pas qu’il pût en manquer dans ce qui avait rapport à la sensibilité ; et se croyant, avec raison, aimable et brave, il s’applaudissait de son lot, et ne soupçonnait rien de plus profond dans la vie.

Aucun des sentimens qui agitaient Oswald n’avait échappé à M. Edgermond, et quand le comte d’Erfeuil fut sorti, il lui dit : — Mon cher Oswald, je pars, je vais à Naples. — Eh pourquoi si tôt, répondit lord Nelvil ? — Parce qu’il ne fait pas bon ici pour moi, continua M. Edgermond. J’ai cinquante ans, et cependant je ne suis pas sûr que je ne devinsse fou de Corinne. — Et si vous le deveniez, interrompit Oswald, que vous en arriverait-il ? — Une telle femme n’est pas faite pour vivre dans le pays de Galles, reprit M. Edgermond : croyez-moi, mon cher Oswald, il n’y a que les Anglaises pour l’Angleterre : il ne m’appartient pas de vous donner des conseils, et je n’ai pas besoin de vous assurer que je ne dirai pas un mot de ce que j’ai vu ; mais, tout aimable qu’est Corinne, je pense comme Thomas Walpole, que fait-on de cela à la maison ? Et la maison est tout chez nous, vous le savez, tout pour les femmes du moins. Vous représentez-vous votre belle Italienne restant seule pendant que vous chasserez, ou que vous irez au parlement, et vous quittant au dessert pour aller préparer le thé quand vous sortirez de table ? Cher Oswald, nos femmes ont des vertus domestiques que vous ne trouverez nulle part. Les hommes en Italie n’ont rien à faire qu’à plaire aux femmes, ainsi plus elles sont aimables et mieux c’est. Mais chez nous, où les hommes ont une carrière active, il faut que les femmes soient dans l’ombre, et ce serait bien dommage d’y mettre Corinne ; je la voudrais sur le trône de l’Angleterre, mais non pas sous mon humble toit. Mylord, j’ai connu votre mère que votre respectable père a tant regrettée : c’était une personne tout-à-fait semblable à ma jeune cousine, et c’est comme cela que je voudrais une femme, si j’étais encore dans l’âge de choisir et d’être aimé. Adieu, mon cher ami, ne me sachez pas mauvais gré de ce que je viens de vous dire, car personne n’est plus que moi l’admirateur de Corinne, et peut-être qu’à votre âge je ne serais pas capable de renoncer à l’espérance de lui plaire. — En achevant ces mots il prit la main de lord Nelvil, la serra cordialement, et s’en alla sans qu’Oswald lui répondît un seul mot. Mais M. Edgermond comprit la cause de son silence, et satisfait du serrement de main d’Oswald qui avait répondu au sien, il partit, impatient lui-même de finir une conversation qui lui coûtait.

De tout ce qu’il avait dit, un seul mot avait frappé au cœur d’Oswald ; c’était le souvenir de sa mère et de l’attachement profond que son père avait eu pour elle. Il l’avait perdue, lorsqu’il n’avait encore que quatorze ans, mais il se rappelait avec un profond respect et ses vertus, et le caractère timide et réservé de ses vertus. — Insensé que je suis, s’écria-t-il quand il fut seul, je veux savoir quelle est l’épouse que mon père me destinait : et ne le sais-je pas, puisque je puis me retracer l’image de ma mère qu’il a tant aimée ? Que veux-je donc de plus ? Et pourquoi me tromper moi-même, en faisant semblant d’ignorer ce qu’il penserait à présent, si je pouvais le consulter encore ? — Il était cependant affreux pour Oswald de retourner chez Corinne, après ce qui s’était passé la veille, sans lui rien dire qui confirmât les sentimens qu’il lui avait témoignés. Son agitation, sa peine devint si forte, qu’elle lui rendit un accident dont il se croyait guéri ; le vaisseau cicatrisé dans sa poitrine se rouvrit. Pendant que ses gens effrayés appelaient du secours de toutes parts, il souhaitait en secret que la fin de sa vie terminât ses chagrins. — Si je pouvais mourir, se disait-il, après avoir revu Corinne, après qu’elle m’aurait appelé son Roméo ! — Et des larmes s’échappèrent de ses yeux, c’était les premières, depuis la mort de son père, qu’une autre douleur lui arrachait.

Il écrivit à Corinne l’accident qui le retenait chez lui, et quelques mots mélancoliques terminaient sa lettre. Corinne avait commencé ce même jour avec des pressentimens bien trompeurs : elle jouissait de l’impression qu’elle avait produite sur Oswald, et se croyant aimée, elle était heureuse, car elle ne savait pas bien clairement d’ailleurs ce qu’elle désirait. Mille circonstances faisaient que l’idée d’épouser lord Nelvil était pour elle mêlée de beaucoup de crainte, et comme c’était une personne plus passionnée que prévoyante, dominée par le présent, mais s’occupant peu de l’avenir, ce jour qui devait lui coûter tant de peines s’était levé pour elle comme le jour le plus pur et le plus serein de sa vie.

En recevant le billet d’Oswald, un trouble cruel s’empara de son ame : elle le crut dans un grand danger, et partit à l’instant à pied, traversant le corso à l’heure ou toute la ville s’y promène, et entrant dans la maison d’Oswald à la vue de presque toute la société de Rome. Elle ne s’était pas donné le temps de réfléchir, et sa course avait été si rapide, qu’en arrivant dans la chambre d’Oswald elle ne pouvait plus respirer ni prononcer un seul mot. Lord Nelvil comprit tout ce qu’elle venait de hasarder pour le voir, et s’exagérant les conséquences de cette action qui, en Angleterre, aurait entièrement perdu de réputation une femme et à plus forte raison une femme non mariée, il se sentit saisi par la générosité, l’amour et la reconnaissance, et se levant, tout faible qu’il était, il serra Corinne contre son cœur, et s’écria : — Chère amie ! non je ne t’abandonnerai pas, quand ton sentiment pour moi te compromet ! quand je dois réparer…… Corinne comprit sa pensée, et l’interrompant aussitôt en se dégageant doucement de ses bras, elle lui dit, après s’être informée de son état qui s’était amélioré : — Vous vous trompez, mylord, je ne fais rien en venant vous voir, que la plupart des femmes de Rome n’eussent fait à ma place. Je vous ai su malade, vous êtes étranger ici, vous n’y connaissez que moi, c’est à moi de vous soigner. Les convenances établies sont très-respectables, quand il ne faut leur sacrifier que soi, mais ne doivent-elles pas céder aux sentimens vrais et profonds que fait naître le danger ou la douleur d’un ami ? Quel serait donc le sort d’une femme, si ces mêmes convenances sociales, en permettant d’aimer, défendaient seulement le mouvement irrésistible qui fait voler au secours de ce qu’on aime ? Mais, je vous le répète, mylord, ne craignez point qu’en venant ici je me sois compromise. J’ai, par mon âge et mes talens, à Rome la liberté d’une femme mariée. Je ne cache point à mes amis que je suis venue chez vous ; je ne sais s’ils me blâment de vous aimer, mais sûrement ils ne me blâmeront pas d’être dévouée à vous, quand je vous aime. —

En entendant ces paroles, si naturelles et si sincères, Oswald éprouva un mélange confus d’impressions diverses ; il était touché par la délicatesse de la réponse de Corinne, mais il était presque fâché que ce qu’il avait pensé d’abord ne fût pas vrai ; il aurait souhaité qu’elle eût commis pour lui une grande faute selon le monde, afin que cette faute même, lui faisant un devoir de l’épouser, terminât ses incertitudes. Il pensait avec humeur à cette liberté des mœurs d’Italie, qui prolongeait son anxiété, en lui laissant beaucoup de bonheur, sans lui imposer aucun lien. Il eût voulu que l’honneur lui commandât ce qu’il désirait. Ces pensées pénibles lui causèrent de nouveau des accidens dangereux. Corinne, dans la plus affreuse inquiétude, sut lui prodiguer des soins pleins de douceur et de charme.

Vers le soir, Oswald paraissait plus oppressé ; et Corinne, à genoux auprès de son lit, soutenait sa tête entre ses bras, quoiqu’elle fût elle-même bien plus émue que lui. Il la regardait souvent avec une impression de bonheur à travers ses souffrances. — Corinne, lui dit-il à voix basse, lisez-moi dans ce recueil, où sont écrites les pensées de mon père, ses réflexions sur la mort. Ne pensez pas, dit-il en voyant l’effroi de Corinne, que je m’en croie menacé. Mais jamais je ne suis malade sans relire ces consolations, qu’il me semble encore entendre de sa bouche ; et puis je veux, chère amie, vous faire ainsi connaître quel homme était mon père, vous comprendrez mieux et ma douleur et son empire sur moi, et tout ce que je veux vous confier un jour. — Corinne prit ce recueil dont Oswald ne se séparait jamais, et, d’une voix tremblante, elle en lut quelques pages.

« Justes, aimés du Seigneur, vous parlerez de la mort sans crainte ; car elle ne sera pour vous qu’un changement d’habitation : et celle que vous quitterez est peut-être la moindre de toutes. Ô mondes innombrables qui remplissez à nos yeux l’infini de l’espace ! communautés inconnues des créatures de Dieu ; communautés de ses enfans, éparses dans le firmament et rangées sous ses voûtes ! que nos louanges se joignent aux vôtres : nous ignorons votre condition, nous ignorons votre première, votre seconde, votre dernière part aux générosités de l’Être suprême ; mais en parlant de la mort et de la vie, du temps passé, du temps à venir, nous atteignons, nous touchons aux intérêts de tous les êtres intelligens et sensibles, n’importe les lieux et les distances qui les séparent. Familles des peuples, familles des nations, assemblages des mondes, vous dites avec nous : Gloire au maître des cieux, au roi de la nature, au dieu de l’univers ; gloire, hommage à celui qui peut, à sa volonté, transformer la stérilité en abondance, l’ombre en réalité, et la mort elle-même en éternelle vie.

Ah ! sans doute, la fin du juste est la mort désirable ; mais peu d’entre nous, peu d’entre nos anciens, en ont été les témoins. Où est-il cet homme qui se présenterait sans crainte aux regards de l’Éternel ? Où est-il cet homme qui a aimé Dieu sans distraction, qui l’a servi dès sa jeunesse, et qui, atteignant un âge avancé, ne trouve dans ses souvenirs aucun sujet d’inquiétude ? Où est-il cet homme moral en toutes ses actions, sans jamais songer à la louange et aux récompenses de l’opinion ? Où est-il cet homme si rare parmi les hommes, cet être si digne de nous servir à tous de modèle ? Où est-il ? où est-il ? Ah ! s’il existe au milieu de nous, que nos respects l’environnent ; et demandez, vous ferez bien, demandez d’assister à sa mort, comme au plus beau des spectacles : armez-vous seulement de courage, afin de le suivre attentivement sur le lit d’épouvante, dont il ne se relèvera point. Il le prévoit, il en est certain, et la sérénité règne dans ses regards, et son front semble environné d’une auréole céleste ; il dit avec l’apôtre : Je sais à qui j’ai cru ; et cette confiance, lorsque ses forces s’éteignent, anime encore ses traits. Il contemple déjà sa nouvelle patrie ; mais, sans oublier celle qu’il va quitter, il est à son créateur et à son Dieu, sans rejeter loin de lui les sentimens qui ont charmé sa vie.

C’est une épouse fidèle qui, selon les lois de la nature, doit, entre les siens, le suivre la première : il la console, il essuie ses larmes, il lui donne rendez-vous dans ce séjour de félicité qu’il ne peut se peindre sans elle. Il lui retrace les jours heureux qu’ils ont parcourus ensemble ; non pour déchirer le cœur d’une sensible amie, mais pour accroître leur confiance mutuelle à la bonté céleste. Il rappelle encore à la compagne de sa fortune l’amour si tendre qu’il eut toujours pour elle ; non pour animer des regrets qu’il voudrait adoucir, mais pour jouir de la douce idée que deux vies ont tenu à la même tige, et que, par leur union, elles deviendront peut-être une défense, une garantie de plus, dans cet obscur avenir, où la pitié d’un Dieu suprême est le dernier refuge de nos pensées. Hélas ! peut-on se former une juste image de toutes les émotions qui pénètrent une ame aimante au moment où une vaste solitude se présente à nos regards, au moment où les sentimens, les intérêts dont on a subsisté pendant le cours de ses belles années, vont s’évanouir pour jamais ? Ah ! vous qui devez survivre à cet être semblable à vous, que le ciel vous avait donné pour soutien, à cet être qui était tout pour vous, et dont les regards vous disent un effrayant adieu, vous ne refuserez pas de placer votre main sur un cœur défaillant, afin qu’une dernière palpitation vous parle encore, lorsque tout autre langage n’existera plus. Et vous blâmerions-nous, amis fidèles, si vous aviez désiré que vos cendres se confondissent, que vos dépouilles mortelles fussent réunies dans le même asile ? Dieu de bonté, réveillez-les ensemble ; ou si l’un des deux seulement a mérité cette faveur, si l’un des deux seulement doit être du nombre des élus, que l’autre en apprenne la nouvelle ; que l’autre aperçoive la lumière des anges au moment où le sort des heureux sera proclamé, afin qu’il ait encore un moment de joie avant de retomber dans la nuit éternelle.

Ah ! nous nous égarons peut-être lorsque nous essayons de décrire les derniers jours de l’homme sensible, de l’homme qui voit la mort s’avancer à grands pas, qui la voit prête à le séparer de tous les objets de son affection.

Il se ranime et reprend un moment de force, afin que ses dernières paroles servent d’instruction à ses enfans. Il leur dit : Ne vous effrayez point d’assister à la fin prochaine de votre père, de votre ancien ami. C’est par une loi de la nature qu’il quitte avant vous cette terre où il est venu le premier. Il vous montrera du courage ; et pourtant il s’éloigne de vous avec douleur. Il eût souhaité sans doute de vous aider plus long-temps de son expérience, et de faire encore quelques pas avec vous à travers les périls dont votre jeunesse est environnée ; mais la vie n’a point de défense quand il faut descendre au tombeau. Vous irez seuls maintenant, seuls au milieu d’un monde d’où je vais disparaître. Puissiez-vous recueillir avec abondance les biens que la Providence y a semés ; mais n’oubliez jamais que ce monde lui-même est une patrie passagère, et qu’une autre plus durable vous appelle. Nous nous reverrons peut-être ; et quelque part sous les regards de mon Dieu, j’offrirai pour vous en sacrifice et mes vœux et mes larmes. Aimez la religion qui a tant de promesses ; aimez la religion, ce dernier traité d’alliance entre les pères et les enfans, entre la mort et la vie… Approchez-vous de moi !… que je vous aperçoive encore, que la bénédiction d’un serviteur de Dieu soit sur vous… Il meurt…… Ô ! les anges du ciel, recevez son ame, et laissez-nous sur la terre le souvenir de ses actions, le souvenir de ses pensées, le souvenir de ses espérances. »[1]

L’émotion d’Oswald et de Corinne avait souvent interrompu cette lecture. Enfin ils furent forcés d’y renoncer. Corinne craignait pour Oswald l’abondance de ses pleurs. Elle était bouleversée de l’état où elle le voyait, et elle ne s’apercevait pas qu’elle-même était aussi troublée que lui. — Oui, lui dit Oswald en lui tendant la main, oui, chère amie de mon cœur, tes larmes se sont confondues avec les miennes. Tu le pleures avec moi, cet ange tutélaire dont je sens encore le dernier embrassement, dont je vois encore le noble regard ; peut-être est-ce toi qu’il a choisie pour me consoler peut-être… — Non, non, s’écria Corinne, non, il ne m’en a pas crue digne. — Que dites-vous, interrompit Oswald ? — Corinne eut peur d’avoir révélé ce qu’elle voulait cacher, et répéta ce qui venait de lui échapper, en disant seulement, il ne m’en croirait pas digne ! — Ce mot changé dissipa l’inquiétude que le premier avait fait naître dans le cœur d’Oswald, et il continua sans crainte à s’entretenir de son père avec Corinne.

Les médecins arrivèrent et la rassurèrent un peu ; mais ils défendirent absolument à lord Nelvil de parler jusqu’à ce que le vaisseau qui s’était ouvert dans sa poitrine fût fermé. Six jours entiers se passèrent, pendant lesquels Corinne ne quitta point Oswald, et l’empêcha de prononcer un seul mot, lui imposant doucement silence dès qu’il voulait parler. Elle trouvait l’art de varier les heures par la lecture, par la musique, et quelquefois par une conversation dont elle faisait tous les frais, en cherchant à s’animer elle-même, dans le sérieux comme dans la plaisanterie, avec un intérêt soutenu. Toute cette grâce, tout ce charme voilait l’inquiétude qu’elle éprouvait intérieurement, et qu’il fallait dérober à lord Nelvil ; mais elle n’en était pas distraite un seul instant. Elle s’apercevait presque avant Oswald lui-même de ce qu’il souffrait, et le courage qu’il mettait à le cacher ne trompait jamais Corinne ; elle découvrait toujours ce qui pouvait lui faire du bien, et se hâtait de le soulager, en tâchant seulement de fixer son attention le moins qu’il était possible sur les soins qu’elle lui rendait. Cependant, quand Oswald pâlissait, la couleur abandonnait aussi les lèvres de Corinne, et ses mains tremblaient en lui portant du secours ; mais elle s’efforçait bientôt de se remettre, et souriait, quoique ses yeux fussent remplis de larmes. Quelquefois elle pressait la main d’Oswald sur son cœur, et semblait vouloir ainsi lui donner sa propre vie. Enfin ses soins réussirent, Oswald se guérit.

— Corinne, lui dit-il, lorsqu’elle lui permit de parler, pourquoi M. Edgermond, mon ami, n’a-t-il pas été témoin des jours que vous venez de passer auprès de moi ? il aurait vu que vous n’êtes pas moins bonne qu’admirable ; il aurait vu que la vie domestique se compose avec vous d’enchantemens continuels, et que vous ne différez des autres femmes que pour ajouter à toutes les vertus le prestige de tous les charmes. Non, c’en est trop, il faut faire cesser le combat qui me déchire, ce combat qui vient de me mettre au bord du tombeau. Corinne, tu m’entendras, tu sauras tous mes secrets, toi qui me caches les tiens, et tu prononceras sur notre sort. — Notre sort, répondit Corinne, si vous sentez comme moi, c’est de ne pas nous quitter. Mais m’en croirez-vous quand je vous dirai que jusqu’à présent du moins je n’ai pas osé souhaiter d’être votre épouse. Ce que j’éprouve est bien nouveau pour moi : mes idées sur la vie, mes projets pour l’avenir sont tout-à-fait bouleversés par ce sentiment qui me trouble et m’asservit chaque jour davantage. Mais je ne sais pas si nous pouvons, si nous devons nous unir. — Corinne, reprit Oswald, me mépriseriez-vous d’avoir hésité ? l’attribueriez-vous à des considérations misérables ? N’avez-vous pas deviné que le remords profond et douloureux qui, depuis près de deux ans, me poursuit et me déchire, a pu seul causer mes incertitudes ? —

— Je l’ai compris, reprit Corinne. Si je vous avais soupçonné d’un motif étranger aux affections du cœur, vous ne seriez pas celui que j’aime. Mais la vie, je le sais, n’appartient pas tout entière à l’amour. Les habitudes, les souvenirs, les circonstances créent autour de nous je ne sais quel enlacement que la passion même ne peut détruire. Brisé pour un moment, il se reformerait, et le lierre viendrait à bout du chêne. Mon cher Oswald, ne donnons pas à chaque époque de notre existence plus que cette époque ne demande. Ce qui m’est nécessaire dans ce moment, c’est que vous ne me quittiez pas. Cette terreur d’un départ qui pourrait être subit me poursuit sans cesse. Vous êtes étranger dans ce pays : aucun lien ne vous y retient. Si vous partiez, tout serait dit, il ne me resterait de vous que ma douleur. Cette nature, ces beaux-arts, cette poésie que je sens avec vous, et maintenant, hélas ! seulement avec vous, tout deviendrait muet pour mon ame. Je ne me réveille qu’en tremblant ; je ne sais pas, quand je vois ce beau jour, s’il ne me trompe point par ses rayons resplendissans, si vous êtes encore là, vous, l’astre de ma vie. Oswald, ôtez-moi cette terreur, et je ne verrai rien au-delà de cette sécurité délicieuse. — Vous savez, répondit Oswald, que jamais un Anglais n’a renoncé à sa patrie, que la guerre peut me rappeler, que… — Ah ! dieu, s’écria Corinne, voudriez-vous me préparer ?… et tous ses membres tremblaient comme à l’approche du plus effroyable danger. — Hé bien, s’il est ainsi, emmenez-moi comme épouse, comme esclave… Mais tout à coup reprenant ses esprits, elle dit… Oswald, vous ne partirez jamais sans m’en prévenir, jamais, n’est-ce pas ? Écoutez : dans aucun pays, un criminel n’est conduit au supplice, sans que quelques heures lui soient données pour recueillir ses pensées. Ce ne sera pas par une lettre, ce sera vous-même qui viendrez me le dire, vous m’avertirez, vous m’entendrez avant de vous éloigner de moi. — Et le pourrai-je alors… — Quoi ! vous hésitez à m’accorder ce que je demande, s’écria Corinne. — Non, répondit Oswald, je n’hésite pas, tu le veux. Hé bien, je le jure, si ce départ est nécessaire, je vous en préviendrai, et ce moment décidera de notre vie. — Oui, dit Corinne, il en décidera. — Et elle sortit.


CHAPITRE II


PENDANT les jours qui suivirent la maladie d’Oswald, Corinne évita soigneusement ce qui pouvait amener une explication entre eux. Elle voulait rendre la vie de son ami aussi douce qu’il était possible ; mais elle ne voulait point lui confier encore son histoire. Tout ce qu’elle avait remarqué dans leurs entretiens ne l’avait que trop convaincue de l’impression qu’il recevrait en apprenant, et ce qu’elle était, et ce qu’elle avait sacrifié ; et rien ne lui faisait plus de peur que cette impression qui pouvait le détacher d’elle.

Revenant donc à l’aimable adresse dont elle avait coutume de se servir pour empêcher Oswald de se livrer à ses inquiétudes passionnées, elle voulut intéresser de nouveau son esprit et son imagination par les merveilles des beaux arts qu’il n’avait point encore vus, et retarder ainsi l’instant où le sort devait s’éclaircir et se décider. Une telle situation serait insupportable dans tout autre sentiment que l’amour ; mais il donne des heures si douces ; il répand un tel charme sur chaque minute, que, bien qu’il ait besoin d’un avenir indéfini, il s’enivre du présent, et reçoit un jour comme un siècle de bonheur ou de peine, tant ce jour est rempli par une multitude d’émotions et d’idées ! Ah ! sans doute, c’est par l’amour que l’éternité peut être comprise ; il confond toutes les notions du temps ; il efface les idées de commencement et de fin ; on croit avoir toujours aimé l’objet qu’on aime, tant il est difficile de concevoir qu’on ait pu vivre sans lui. Plus la séparation est affreuse, moins elle paraît vraisemblable ; elle devient, comme la mort, une crainte dont on parle plus qu’on n’y croit, un avenir qui semble impossible, alors même qu’on le sait inévitable.

Corinne, parmi ses innocentes ruses pour varier les amusemens d’Oswald, avait encore réservé les statues et les tableaux. Un jour donc, lorsque lord Nelvil fut rétabli, elle lui proposa d’aller voir ensemble ce que la sculpture et la peinture offraient à Rome de plus beau. — Il est honteux, lui dit-elle en souriant, que vous ne connaissiez ni nos statues, ni nos tableaux, et demain il faut commencer le tour des musées et des galeries. — Vous le voulez, répondit lord Nelvil, j’y consens. Mais en vérité, Corinne, vous n’avez pas besoin de ces ressources étrangères pour me fixer auprès de vous ; c’est, au contraire, un sacrifice que je vous fais, quand je détourne mes regards de vous pour quelque objet que ce puisse être. —

Ils allèrent d’abord au musée du Vatican, ce palais des statues où l’on voit la figure humaine divinisée par le paganisme, comme les sentimens de l’ame le sont maintenant par le christianisme. Corinne fit remarquer à lord Nelvil ces salles silencieuses où sont rassemblées les images des Dieux et des héros, où la plus parfaite beauté, dans un repos éternel, semble jouir d’elle-même. En contemplant ces traits et ces formes admirables, il se révèle je ne sais quel dessein de la divinité sur l’homme, exprimé par la noble figure dont elle a daigné lui faire don. L’ame s’élève par cette contemplation à des espérances pleines d’enthousiasme et de vertu ; car la beauté est une dans l’univers, et, sous quelque forme qu’elle se présente, elle excite toujours une émotion religieuse dans le cœur de l’homme. Quelle poésie que ces visages où la plus sublime expression est pour jamais fixée, où les plus grandes pensées sont revêtues d’une image si digne d’elles !

Quelquefois un sculpteur ancien ne faisait qu’une statue dans sa vie, elle était toute son histoire. Il la perfectionnait chaque jour : s’il aimait, s’il était aimé, s’il recevait par la nature ou par les beaux-arts une impression nouvelle, il embellissait les traits de son héros par ses souvenirs et par ses affections. Il savait ainsi traduire aux regards tous les sentimens de son ame. La douleur dans nos temps modernes, au milieu de notre état social si froid et si oppressif, est ce qu’il y a de plus noble dans l’homme ; et, de nos jours, qui n’aurait pas souffert, n’aurait jamais senti ni pensé. Mais il y avait dans l’antiquité quelque chose de plus noble que la douleur, c’était le calme héroïque, c’était le sentiment de sa force qui pouvait se développer au milieu d’institutions franches et libres. Les plus belles statues des Grecs n’ont presque jamais indiqué que le repos. Le Laocoon et la Niobé sont les seules qui peignent des douleurs violentes ; mais c’est la vengeance du ciel qu’elles rappellent toutes les deux, et non les passions nées dans le cœur humain. L’être moral avait une organisation si saine chez les anciens, l’air circulait si librement dans leur large poitrine, et l’ordre politique était si bien en harmonie avec les facultés, qu’il n’existait presque jamais, comme de notre temps, des ames mal à l’aise : cet état fait découvrir beaucoup d’idées fines, mais ne fournit point aux arts, et particulièrement à la sculpture, les simples affections, les élémens primitifs des sentimens qui peuvent seuls s’exprimer par le marbre éternel.

À peine trouve-t-on dans leurs statues quelques traces de mélancolie. Une tête d’Apollon au palais Justiniani, une autre d’Alexandre mourant, sont les seules où les dispositions de l’ame rêveuse et souffrante soient indiquées ; mais elles appartiennent l’une et l’autre, selon toute apparence, au temps où la Grèce était asservie. Dès-lors, il n’y avait plus cette fierté, ni cette tranquillité d’ame qui ont produit chez les anciens les chefs-d’oeuvre de la sculpture et de la poésie composée dans le même esprit.

La pensée qui n’a plus d’alimens au-dehors se replie sur elle-même, analise, travaille, creuse les sentimens intérieurs ; mais elle n’a plus cette force de création qui suppose et le bonheur, et la plénitude de forces que le bonheur seul peut donner. Les sarcophages même chez les anciens ne rappellent que des idées guerrières ou riantes : dans la multitude de ceux qui se trouvent au musée du Vatican, on voit des batailles, des jeux représentés en bas-reliefs sur les tombeaux. Le souvenir de l’activité de la vie était le plus bel hommage que l’on crût devoir rendre aux morts. Rien n’affaiblissait, rien ne diminuait les forces. L’encouragement, l’émulation étaient le principe des beaux-arts comme de la politique ; il y avait place pour toutes les vertus, comme pour tous les talens. Le vulgaire se glorifiait de savoir admirer, et le culte du génie était desservi par ceux même qui ne pouvaient point aspirer à ses couronnes.

La religion grecque n’était point, comme le christianisme, la consolation du malheur, la richesse de la misère, l’avenir des mourans ; elle voulait la gloire, le triomphe ; elle faisait pour ainsi dire l’apothéose de l’homme. Dans ce culte périssable, la beauté même était un dogme religieux. Si les artistes étaient appelés à peindre des passions basses ou féroces, ils en sauvaient la honte à la figure humaine, en y joignant, comme dans les faunes et les centaures, quelques traits des animaux ; et, pour donner à la beauté son plus sublime caractère, ils unissaient tour à tour dans les statues des hommes et des femmes, dans la Minerve guerrière et dans l’Apollon Musagète, les charmes des deux sexes, la force à la douceur, la douceur à la force ; mélange heureux de deux qualités opposées, sans lequel aucune des deux ne serait parfaite.

Corinne, en continuant ses observations, retint Oswald quelque temps devant des statues endormies qui sont placées sur les tombeaux, et montrent l’art de la sculpture sous le point de vue le plus agréable. Elle lui fit remarquer que toutes les fois que les statues sont censées représenter une action, le mouvement qui s’arrête produit une sorte d’étonnement quelquefois pénible. Mais les statues dans le sommeil, ou seulement dans l’attitude d’un repos complet, offrent une image de l’éternelle tranquillité, qui s’accorde merveilleusement avec l’effet général du midi sur l’homme. Il semble que là les beaux-arts sont les paisibles spectateurs de la nature, et que le génie lui-même qui agite l’ame dans le nord n’est, sous un beau ciel, qu’une harmonie de plus.

Oswald et Corinne passèrent dans la salle où sont rassemblées les images sculptées des animaux et des reptiles ; et la statue de Tibère se trouve par hasard au milieu de cette cour. C’est sans projet qu’une telle réunion s’est faite. Ces marbres se sont d’eux-mêmes rangés autour de leur maître. Une autre salle renferme les monumens tristes et sévères des Égyptiens, de ce peuple chez lequel les statues ressemblent plus aux momies qu’aux hommes, et qui par ses institutions silencieuses, roides et serviles, semble avoir, autant qu’il le pouvait, assimilé la vie à la mort. Les Égyptiens excellaient bien plus dans l’art d’imiter les animaux que les hommes, c’est l’empire de l’ame qui semble leur être inaccessible. Viennent ensuite les portiques du Musée, où l’on voit à chaque pas un nouveau chef-d’oeuvre. Des vases, des autels, des ornemens de toute espèce entourent l’Apollon, le Laocoon, les Muses. C’est là qu’on apprend à sentir Homère et Sophocle : c’est là que se révèle à l’ame une connaissance de l’antiquité, qui ne peut jamais s’acquérir ailleurs. C’est en vain que l’on se fie à la lecture de l’histoire pour comprendre l’esprit des peuples ; ce que l’on voit excite en nous bien plus d’idées que ce qu’on lit, et les objets extérieurs causent une émotion forte, qui donne à l’étude du passé l’intérêt et la vie qu’on trouve dans l’observation des hommes et des faits contemporains.

Au milieu des magnifiques portiques, asile de tant de merveilles, il y a des fontaines qui coulent sans cesse et vous avertissent doucement des heures qui passaient de même, il y a deux mille ans, quand les artistes de ces chefs-d’oeuvre existaient encore. Mais l’impression la plus mélancolique que l’on éprouve au Musée du Vatican, c’est en contemplant les débris de statues que l’on y voit rassemblés ; le torse d’Hercule, des têtes séparées du tronc, un pied de Jupiter, qui suppose une statue plus grande et plus parfaite que toutes celles que nous connaissons. On croit voir le champ de bataille où le temps a lutté contre le génie ; et ces membres mutilés attestent sa victoire et nos pertes.

Après être sorti du Vatican, Corinne conduisit Oswald devant les colosses de Monte-Cavallo ; ces deux statues représentent, dit-on, Castor et Pollux. Chacun des deux héros dompte d’une seule main un cheval fougueux qui se cabre. Ces formes colossales, cette lutte de l’homme avec les animaux, donne, comme tous les ouvrages des anciens, une admirable idée de la puissance physique de la nature humaine. Mais cette puissance a quelque chose de noble qui ne se retrouve plus dans notre ordre social, où la plupart des exercices du corps sont abandonnés aux gens du peuple. Ce n’est point la force animale de la nature humaine, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui se fait remarquer dans ces chefs-d’oeuvre. Il semble qu’il y avait une union plus intime entre les qualités physiques et morales chez les anciens qui vivaient sans cesse au milieu de la guerre, et d’une guerre presque d’homme à homme. La force du corps et la générosité de l’ame, la dignité des traits et la fierté du caractère, la hauteur de la stature et l’autorité du commandement étaient des idées inséparables, avant qu’une religion tout intellectuelle eût placé la puissance de l’homme dans son ame. La figure humaine, qui était aussi la figure des Dieux, paraissait symbolique ; et le colosse nerveux de l’Hercule, et toutes les figures de ce genre de l’antiquité, ne retracent point les vulgaires idées de la vie commune, mais la volonté toute puissante, la volonté divine, qui se montre sous l’emblème d’une force physique surnaturelle.

Corinne et lord Nelvil terminèrent leur journée en allant voir l’atelier de Canova, du plus grand sculpteur moderne. Comme il était tard, ce fut aux flambeaux qu’ils se le firent montrer ; et les statues gagnent beaucoup à cette manière d’être vues. Les anciens en jugeaient ainsi, puisqu’ils les plaçaient souvent dans leurs Thermes, où le jour ne pouvait pas pénétrer. À la lueur des flambeaux, l’ombre plus prononcée amortit la brillante uniformité du marbre, et les statues paraissent des figures pâles qui ont un caractère plus touchant et de grâce et de vie. Il y avait chez Canova une admirable statue destinée pour un tombeau : elle représentait le Génie de la douleur, appuyé sur un lion, emblème de la force. Corinne, en contemplant ce Génie, crut y trouver quelque ressemblance avec Oswald, et l’artiste lui-même en fut aussi frappé. Lord Nelvil se détourna pour ne point attirer l’attention en ce genre ; mais il dit à voix basse à son amie : — Corinne, j’étais condamné à cette éternelle douleur quand je vous ai rencontrée ; mais vous avez changé ma vie ; et quelquefois l’espoir, et toujours un trouble mêlé de charmes remplit ce cœur qui ne devait plus éprouver que des regrets. —


CHAPITRE III


LES chefs-d’oeuvre de la peinture étaient alors réunis à Rome, et sa richesse, sous ce rapport, surpassait toutes celles du reste du monde. Un seul point de discussion pouvait exister sur l’effet que produisaient ces chefs-d’œuvre. La nature des sujets que les grands artistes d’Italie ont choisis se prête-t-elle à toute la variété, à toute l’originalité de passions et de caractères que la peinture peut exprimer ? Oswald et Corinne différaient d’opinion à cet égard ; mais cette différence, comme toutes celles qui existaient entre eux, tenait à la diversité des nations, des climats et des religions. Corinne affirmait que les sujets les plus favorables à la peinture c’étaient les sujets religieux. Elle disait que la sculpture était l’art du paganisme, comme la peinture était celui du christianisme, et que l’on retrouvait dans ces arts, comme dans la poésie, les qualités qui distinguent la littérature ancienne et moderne. Les tableaux de Michel-Ange, ce peintre de la Bible, de Raphaël, ce peintre de l’Évangile, supposent autant de profondeur et de sensibilité qu’on en peut trouver dans Shakespeare et Racine. La sculpture ne saurait présenter aux regards qu’une existence énergique et simple, tandis que la peinture indique les mystères du recueillement et de la résignation, et fait parler l’ame immortelle à travers de passagères couleurs. Corinne soutenait aussi que les faits historiques, ou tirés des poëmes, étaient rarement pittoresques. Il faudrait souvent, pour comprendre de tels tableaux, que l’on eût conservé l’usage des peintres du vieux temps, d’écrire les paroles que doivent dire les personnages sur un ruban qui sort de leur bouche. Mais les sujets religieux sont à l’instant entendus par tout le monde, et l’attention n’est point détournée de l’art pour deviner ce qu’il représente.

Corinne pensait que l’expression des peintres modernes, en général, était souvent théâtrale, qu’elle avait l’empreinte de leur siècle, où l’on ne connaissait plus, comme André Mantegne, Perugin et Léonard de Vinci, cette unité d’existence, ce naturel dans la manière d’être, qui tient encore du repos antique. Mais à ce repos est unie la profondeur de sentimens qui caractérise le christianisme. Elle admirait la composition sans artifice des tableaux de Raphaël, surtout dans sa première manière. Toutes les figures sont dirigées vers un objet principal, sans que l’artiste ait songé à les grouper en attitude, à travailler l’effet qu’elles peuvent produire. Corinne disait que cette bonne foi dans les arts d’imagination, comme dans tout le reste, est le caractère du génie, et que le calcul du succès est presque toujours destructeur de l’enthousiasme. Elle prétendait qu’il y avait de la rhétorique en peinture comme dans la poésie, et que tous ceux qui ne savaient pas caractériser cherchaient les ornemens accessoires, réunissaient tout le prestige d’un sujet brillant aux costumes riches, aux attitudes remarquables ; tandis qu’une simple vierge tenant son enfant dans ses bras, un vieillard attentif dans la messe de Bolsène, un homme appuyé sur son bâton dans l’école d’Athènes, Sainte Cécile levant les yeux au ciel, produisaient, par l’expression seule du regard et de la physionomie, des impressions bien plus profondes. Ces beautés naturelles se découvrent chaque jour davantage ; mais au contraire, dans les tableaux d’effet, le premier coup-d’œil est toujours le plus frappant[2].

Corinne ajoutait à ces réflexions une observation qui les fortifiait encore ; c’est que les sentimens religieux des Grecs et des Romains, la disposition de leur ame en tout genre, ne pouvant être la nôtre, il nous est impossible de créer dans leur sens, d’inventer pour ainsi dire sur leur terrain. L’on peut les imiter à force d’étude : mais comment le génie trouverait-il tout son essor dans un travail ou la mémoire et l’érudition sont si nécessaires ? Il n’en est pas de même des sujets qui appartiennent à notre propre histoire ou à notre propre religion. Les peintres peuvent en avoir eux-mêmes l’inspiration personnelle ; ils sentent ce qu’ils peignent, ils peignent ce qu’ils ont vu. La vie leur sert pour imaginer la vie ; mais en se transportant dans l’antiquité, il faut qu’ils inventent d’après les livres et les statues. Enfin Corinne trouvait que les tableaux pieux faisaient à l’ame un bien que rien ne pouvait remplacer, et qu’ils supposaient dans l’artiste un saint enthousiasme qui se confond avec le génie, le renouvelle, le ranime, et peut seul le soutenir contre les dégoûts de la vie et les injustices des hommes.

Oswald recevait, sous quelques rapports, une impression différente. D’abord il était presque scandalisé de voir représenter en peinture comme l’a fait Michel-Ange, la figure de la divinité même revêtue de traits mortels. Il croyait que la pensée n’osait lui donner des formes, et qu’on trouvait à peine au fond de son ame une idée assez intellectuelle, assez éthérée pour l’élever jusqu’à l’Être suprême ; et quant aux sujets tirés de l’écriture sainte, il lui semblait que l’expression et les images dans ce genre de tableaux laissaient beaucoup à désirer. Il croyait, avec Corinne, que la méditation religieuse est le sentiment le plus intime que l’homme puisse éprouver ; et, sous ce rapport, il est celui qui fournit aux peintres les plus grands mystères de la physionomie et du regard ; mais la religion réprimant tous les mouvemens du cœur qui ne naissent pas immédiatement d’elle, les figures des saints et des martyrs ne peuvent être très-variées. Le sentiment de l’humilité, si noble devant le ciel, affaiblit l’énergie des passions terrestres et donne nécessairement de la monotonie à la plupart des sujets religieux. Quand Michel-Ange, avec son terrible talent, a voulu peindre ces sujets, il en a presqu’altéré l’esprit, en donnant à ses prophètes une expression redoutable et puissante qui en fait des Jupiter plutôt que des saints. Souvent aussi il se sert, comme Le Dante, des images du paganisme, et mêle la mythologie au christianisme. Une des circonstances les plus admirables de l’établissement du christianisme, c’est l’état vulgaire des apôtres qui l’ont prêché, l’asservissement et la misère du peuple juif, dépositaire pendant long-tems des promesses qui annonçaient le Christ. Ce contraste entre la petitesse des moyens et la grandeur du résultat est très-beau moralement ; mais en peinture, où les moyens seuls peuvent paraître, les sujets chrétiens doivent être moins éclatans que ceux tirés des tems héroïques et fabuleux. Parmi les arts, la musique seule peut être purement religieuse. La peinture ne saurait se contenter d’une expression aussi rêveuse et aussi vague que celle des sons. Il est vrai que l’heureuse combinaison des couleurs et du clair-obscur produit, si l’on peut s’exprimer ainsi, un effet musical dans la peinture ; mais, comme elle représente la vie, on lui demande l’expression des passions dans toute leur énergie et leur diversité. Sans doute il faut choisir parmi les faits historiques ceux qui sont assez connus pour qu’il ne faille point d’étude pour les comprendre ; car l’effet produit par les tableaux doit être immédiat et rapide comme tous les plaisirs causés par les beaux-arts ; mais quand les faits historiques sont aussi populaires que les sujets religieux, ils ont sur eux l’avantage de la variété des situations et des sentimens qu’ils retracent.

Lord Nelvil pensait aussi qu’on devait de préférence représenter en tableaux les scènes de tragédie, ou les fictions poétiques les plus touchantes, afin que tous les plaisirs de l’imagination et de l’ame fussent réunis. Corinne combattit encore cette opinion, quelque séduisante qu’elle fut. Elle était convaincue que l’empiétement d’un art sur l’autre leur nuisait mutuellement. La sculpture perd les avantages qui lui sont particuliers, quand elle aspire aux groupes de la peinture ; la peinture, quand elle veut atteindre à l’expression dramatique. Les arts sont bornés dans leurs moyens, quoique sans bornes dans leurs effets. Le génie ne cherche point à combattre ce qui est dans l’essence des choses ; sa supériorité consiste, au contraire, à la deviner. — Vous, mon cher Oswald, dit Corinne, vous n’aimez pas les arts en eux-mêmes, mais seulement à cause de leurs rapports avec le sentiment ou l’esprit. Vous n’êtes ému que par ce qui vous retrace les peines du cœur. La musique et la poésie conviennent à cette disposition ; tandis que les arts qui parlent aux yeux, bien que leur signification soit idéale, ne plaisent et n’intéressent que lorsque notre ame est tranquille et notre imagination tout-à-fait libre. Il ne faut pas non plus, pour les goûter, la gaieté qu’inspire la société, mais la sérénité que fait naître un beau jour, un beau climat. Il faut sentir, dans ces arts qui représentent les objets extérieurs, l’harmonie universelle de la nature ; et quand notre ame est troublée, nous n’avons plus en nous-mêmes cette harmonie, le malheur l’a détruite. — Je ne sais, répondit Oswald, si je ne cherche dans les beaux-arts que ce qui peut rappeler les souffrances de l’ame ; mais je sais bien au moins que je ne puis supporter d’y trouver la représentation des douleurs physiques. Ma plus forte objection, continua-t-il, contre les sujets chrétiens en peinture, c’est le sentiment pénible que fait éprouver l’image du sang, des blessures, des supplices, bien que le plus noble enthousiasme ait animé les victimes. Philoctète est peut-être le seul sujet tragique dans lequel les maux physiques puissent être admis. Mais de combien de circonstances poétiques ces maux cruels ne sont-ils pas entourés ! Ce sont les flèches d’Hercule qui les ont causés. Le fils d’Esculape doit les guérir. Enfin, cette blessure se confond presque, avec le ressentiment moral qu’elle fait naître dans celui qui en est atteint ; et ne peut exciter aucune impression de dégoût. Mais la figure du possédé, dans le superbe tableau de la Transfiguration par Raphaël, est une image désagréable et qui n’a nullement la dignité des beaux-arts. Il faut qu’ils nous découvrent le charme de la douleur, comme la mélancolie de la prospérité ; c’est l’idéal de la destinée humaine qu’ils doivent représenter dans chaque circonstance particulière. Rien ne tourmente davantage l’imagination, que des plaies sanglantes ou des convulsions nerveuses. Il est impossible que dans de semblables tableaux l’on ne cherche et l’on ne craigne pas en même temps de trouver l’exactitude de l’imitation. L’art qui ne consisterait que dans cette imitation, quel plaisir nous donnerait-il ? Il est plus horrible ou moins beau que la nature même, dès l’instant qu’il aspire seulement à lui ressembler.

— Vous avez raison, Mylord, dit Corinne, de désirer qu’on écarte des sujets chrétiens les images pénibles ; elles n’y sont pas nécessaires. Mais avouez cependant que le génie, et le génie de l’ame sait triompher de tout. Voyez cette communion de Saint Jérôme par Le Dominiquin. Le corps du vénérable mourant est livide et décharné : c’est la mort qui se soulève. Mais dans ce regard est la vie éternelle, et toutes les misères du monde ne sont là que pour disparaître devant le pur éclat d’un sentiment religieux. Cependant, cher Oswald, continua Corinne, bien que je ne sois pas de votre avis en tout, je veux vous montrer que, même en différant, nous avons toujours quelque analogie. J’ai essayé ce que vous désirez, dans la galerie de tableaux que des artistes de mes amis m’ont composée, et dont j’ai moi-même esquissé quelques dessins. Vous y verrez les défauts et les avantages des sujets de peinture que vous aimez. Cette galerie est dans ma maison de campagne à Tivoli. Le temps est assez beau pour la voir, voulez-vous que nous y allions demain ? Et comme elle attendait qu’Oswald y consentît, il lui dit : — Mon amie, pouvez-vous douter de ma réponse ? Ai-je un autre bonheur dans ce monde, une autre idée que vous ? Et ma vie que j’ai trop affranchie peut-être de toute occupation, comme de tout intérêt, n’est-elle pas uniquement remplie par le bonheur de vous entendre et de vous voir ? —


CHAPITRE IV


ILS partirent donc le lendemain pour Tivoli. Oswald conduisait lui-même les quatre chevaux qui les traînaient ; et se plaisait dans la rapidité de leur course ; rapidité qui semble accroître la vivacité du sentiment de l’existence ; et cette impression est douce à côté de ce qu’on aime. Il dirigeait la voiture avec une attention extrême, dans la crainte que le moindre accident ne pût arriver à Corinne. Il avait ces soins protecteurs qui sont le plus doux lien de l’homme avec la femme. Corinne n’était point, comme la plupart des femmes, facilement effrayée par les dangers possibles d’une route ; mais il lui était si doux de remarquer la sollicitude d’Oswald, qu’elle souhaitait presque d’avoir peur, afin d’être rassurée par lui.

Ce qui donnait, comme on le verra dans la suite, un si grand ascendant à lord Nelvil sur le cœur de son amie, c’était les contrastes inattendus qui prêtaient à toute sa manière d’être un charme particulier. Tout le monde admirait son esprit et la grâce de sa figure ; mais il devait intéresser surtout une personne qui, réunissant en elle par un accord singulier la constance à la mobilité, se plaisait dans les impressions tout à la fois variées et fidèles. Jamais il n’était occupé que de Corinne ; et cette occupation même prenait sans cesse des caractères différens ; tantôt la réserve y dominait, tantôt l’abandon ; tantôt une douceur parfaite, tantôt une amertume sombre, qui prouvait la profondeur des sentimens, mais mêlait le trouble à la confiance, et faisait naître sans cesse une émotion nouvelle. Oswald, intérieurement agité, cherchait à se contenir au dehors ; et celle qui l’aimait, occupée a le deviner, trouvait dans ce mystère un intérêt continuel. On eût dit que les défauts mêmes d’Oswald étaient faits pour relever ses agrémens. Un homme, quelque distingué qu’il eût été, mais dont le caractère n’eût point offert de contradiction ni de combats, n’aurait pas ainsi captivé l’imagination de Corinne. Elle avait une sorte de peur d’Oswald qui l’asservissait à lui ; il régnait sur son ame par une bonne et par une mauvaise puissance, par ses qualités et par l’inquiétude que ces qualités mal combinées pouvaient inspirer ; enfin, il n’y avait pas de sécurité dans le bonheur que donnait lord Nelvil ; et peut-être faut-il expliquer, par ce tort même, l’exaltation de la passion de Corinne ; peut-être ne pouvait-elle aimer à ce point que celui qu’elle craignait de perdre. Un esprit supérieur, une sensibilité aussi ardente que délicate, pouvait se lasser de tout, excepté de l’homme vraiment extraordinaire, dont l’ame constamment ébranlée semblait, comme le ciel même, tantôt serein, tantôt couvert de nuages ; Oswald, toujours vrai, toujours profond et passionné, était néanmoins souvent prêt à renoncer à l’objet de sa tendresse, parce qu’une longue habitude de la peine lui faisait croire qu’il ne pouvait y avoir que du remords et de la souffrance dans les affections trop vives du cœur.

Lord Nelvil et Corinne, dans leur course à Tivoli, passèrent devant les ruines du palais d’Adrien, et du jardin immense qui l’entourait. Il avait réuni dans ce jardin les productions les plus rares, les chefs-d’œuvre les plus admirables des pays conquis par les Romains. On y voit encore aujourd’hui quelques pierres éparses qui s’appellent l’Egypte, l’Inde et l’Asie. Plus loin, était la retraite où Zénobie, reine de Palmyre, a terminé ses jours. Elle n’a pas soutenu dans l’adversité la grandeur de sa destinée ; elle n’a su, ni, comme un homme, mourir pour la gloire, ni, comme une femme, mourir plutôt que de trahir son ami.

Enfin ils découvrirent Tivoli qui fut la demeure de tant d’hommes célèbres, de Brutus, d’Auguste, de Mécène, de Catulle, mais surtout la demeure d’Horace ; car ce sont ses vers qui ont illustré ce séjour. La maison de Corinne était bâtie au-dessus de la cascade bruyante du Téverone ; au haut de la montagne, en face de son jardin, était le temple de la Sibylle. C’est une belle idée qu’avaient les anciens de placer les temples au sommet des lieux élevés. Ils dominaient sur la campagne, comme les idées religieuses sur toute autre pensée. Ils inspiraient plus d’enthousiasme pour la nature, en annonçant la divinité dont elle émane, et l’éternelle reconnaissance des générations successives envers elle. Le paysage, de quelque point de vue qu’on le considérât, faisait tableau avec le temple qui était là comme le centre ou l’ornement de tout. Les ruines répandent un singulier charme sur la campagne d’Italie. Elles ne rappellent pas, comme les édifices modernes, le travail et la présence de l’homme, elles se confondent avec les arbres, avec la nature ; elles semblent en harmonie avec le torrent solitaire, image du temps qui les a fait ce qu’elles sont. Les plus belles contrées du monde, quand elles ne retracent aucun souvenir, quand elles ne portent l’empreinte d’aucun événement remarquable, sont dépourvues d’intérêt, en comparaison des pays historiques. Quel lieu pouvait mieux convenir à l’habitation de Corinne en Italie, que le séjour consacré à la Sibylle, à la mémoire d’une femme animée par une inspiration divine ! La maison de Corinne était ravissante ; elle était ornée avec l’élégance du goût moderne, et cependant le charme d’une imagination qui se plaît dans les beautés antiques s’y faisait sentir. L’on y remarquait une rare intelligence de bonheur dans le sens le plus élevé de ce mot, c’est-à-dire, en le faisant consister dans tout ce qui ennoblit l’ame, excite la pensée et vivifie le talent.

En se promenant avec Corinne, Oswald s’aperçut que le souffle du vent avait un son harmonieux, et répandait dans l’air des accords qui semblaient venir du balancement des fleurs, de l’agitation des arbres, et prêter une voix à la nature. Corinne lui dit que c’étaient des harpes éoliennes que le vent faisait résonner et qu’elle avait placées dans quelques grottes du jardin, pour remplir l’atmosphère de sons aussi-bien que de parfums. Dans cette demeure délicieuse, Oswald était inspiré par le sentiment le plus pur. — Écoutez, dit-il à Corinne, jusqu’à ce jour j’éprouvais du remords, en étant heureux près de vous ; mais à présent, je me dis que c’est mon père qui vous a envoyée vers moi, pour que je ne souffre plus sur cette terre. C’est lui que j’avais offensé, et c’est lui cependant dont les prières dans le ciel ont obtenu ma grâce. Corinne ! s’écria-t-il en se jetant à ses genoux, je suis pardonné ; je le sens à ce calme innocent et doux qui règne dans mon ame. Tu peux, sans crainte, t’unir à mon sort, il n’aura plus rien de fatal. — Eh bien ! dit Corinne, jouissons encore quelque temps de cette paix du cœur qui nous est accordée. Ne touchons pas à la destinée ; elle fait si peur quand on veut s’en mêler, quand on tâche d’obtenir plus qu’elle ne donne ! Ah ! mon ami, ne changeons rien, puisque nous sommes heureux ! —

Lord Nelvil fut blessé de cette réponse de Corinne. Il pensait qu’elle devait comprendre qu’il était prêt à lui tout dire, à lui tout promettre, si, dans ce moment, elle lui confiait son histoire ; et cette manière de l’éviter encore l’offensa en l’affligeant ; il n’aperçut pas qu’un sentiment de délicatesse empêchait Corinne de profiter de l’émotion d’Oswald pour le lier par un serment. Peut-être, d’ailleurs, est-il dans la nature d’un amour profond et vrai de redouter un moment solennel, quelque désiré qu’il soit, et de ne changer qu’en tremblant l’espérance contre le bonheur même. Oswald, loin d’en juger ainsi, se persuada que Corinne, tout en l’aimant, désirait de conserver son indépendance, et qu’elle éloignait attentivement tout ce qui pouvait amener une union indissoluble. Cette pensée lui fit éprouver une irritation douloureuse ; et prenant aussitôt un air froid et contenu, il suivit Corinne dans sa galerie de tableaux, sans prononcer un seul mot. Elle devina bien vite l’impression qu’elle avait produite sur lui. Mais connaissant sa fierté, elle n’osa pas lui dire ce qu’elle avait remarqué ; toutefois en lui montrant ses tableaux, en lui parlant sur des idées générales, elle avait une espérance vague de l’adoucir, qui donnait à sa voix un charme plus touchant, alors même qu’elle ne prononçait que des paroles indifférentes.

Sa galerie était composée de tableaux d’histoire, de tableaux sur des sujets poétiques et religieux, et de paysages. Il n’y en avait point qui fussent composés d’un très-grand nombre de figures. Ce genre présente sans doute de grandes difficultés, mais il donne moins de plaisir. Les beautés qu’on y trouve sont trop confuses ou trop détaillées. L’unité d’intérêt, ce principe de vie dans les arts, comme dans tout, y est nécessairement morcelée. Le premier des tableaux historiques représentait Brutus dans une méditation profonde, assis au pied de la statue de Rome. Dans le fond, des esclaves portent ses deux fils sans vie, qu’il a lui-même condamnés à mort, et de l’autre côté du tableau la mère et les sœurs s’abandonnent au désespoir ; les femmes sont heureusement dispensées du courage qui fait sacrifier les affections du cœur. La statue de Rome, placée près de Brutus est une belle idée : c’est elle qui dit tout. Cependant comment pourrait-on savoir, sans une explication, que c’est Brutus l’ancien qui vient d’envoyer ses fils au supplice ? et néanmoins il est impossible de caractériser cet événement plus qu’il ne l’est dans ce tableau. L’on aperçoit dans l’éloignement Rome simple encore, sans édifices, sans ornemens, mais bien grande comme patrie, puisqu’elle inspire un tel sacrifice. — Sans doute, dit Corinne à lord Nelvil, quand je vous ai nommé Brutus, toute votre ame s’est attachée à ce tableau, mais vous auriez pu le voir, sans en deviner le sujet. Et cette incertitude, qui existe presque toujours dans les tableaux historiques, ne mêle-t-elle pas le tourment d’une énigme aux jouissances des beaux-arts qui doivent être si faciles et si claires ?

J’ai choisi ce sujet, parce qu’il rappelle la plus terrible action que l’amour de la patrie ait inspirée. Le pendant de ce tableau, c’est Marius épargné par le Cimbre, qui ne peut se résoudre à tuer ce grand homme : la figure de Marius est imposante ; le costume du Cimbre, l’expression de sa physionomie est très-pittoresque. C’est la deuxième époque de Rome, lorsque les lois n’existaient plus, mais quand le génie exerçait encore un grand empire sur les circonstances. Vient ensuite celle où les talens et la gloire n’attiraient que le malheur et l’insulte. Le troisième tableau que voici représente Bélisaire portant sur ses épaules son jeune guide mort en demandant l’aumône pour lui. Bélisaire aveugle et mendiant est ainsi récompensé par son maître ; et dans l’univers qu’il a conquis, il n’a plus d’autre emploi que de porter dans la tombe les tristes restes du pauvre enfant qui seul ne l’avait point abandonné. Cette figure de Bélisaire est admirable, et depuis les peintres anciens on n’en a guères fait d’aussi belles. L’imagination du peintre comme celle d’un poëte a réuni tous les genres de malheur, et peut-être même y en a-t-il trop pour la pitié ; mais qui nous dit que c’est Bélisaire ? Ne faut-il pas être fidèle à l’histoire pour la rappeler, et quand on y est fidèle, est-elle assez pittoresque ? Après ces tableaux qui représentent dans Brutus les vertus qui ressemblent au crime ; dans Marius, la gloire, cause des malheurs ; dans Bélisaire, les services payés par les persécutions les plus noires, enfin toutes les misères de la destinée humaine que les événemens de l’histoire racontent chacun à sa manière, j’ai placé deux tableaux de l’ancienne école qui soulagent un peu l’ame oppressée en rappelant la religion qui a consolé l’univers asservi et déchiré, la religion qui donnait une vie au fond du cœur, quand tout au-dehors n’était qu’oppression et silence. Le premier est de l’Albane ; il a peint le Christ enfant endormi sur la croix. Voyez quelle douceur, quel calme dans ce visage ! quelles idées pures il rappelle, comme il fait sentir que l’amour céleste n’a rien à craindre de la douleur ni de la mort. Le Titien est l’auteur du second tableau ; c’est Jésus-Christ succombant sous le fardeau de la croix. Sa mère vient au-devant de lui. Elle se jette à genoux en l’apercevant. Admirable respect d’une mère pour les malheurs et les vertus divines de son fils ! Quel regard que celui du Christ ! quelle divine résignation, et cependant quelle souffrance et quelle sympathie par cette souffrance avec le cœur de l’homme ! Voilà sans doute le plus beau de mes tableaux. C’est celui vers lequel je reporte sans cesse mes regards, sans pouvoir jamais épuiser l’émotion qu’il me cause. Viennent ensuite, continua Corinne, les tableaux dramatiques tirés de quatre grands poëtes. Jugez avec moi, mylord, de l’effet qu’ils produisent. Le premier représente Enée dans les Champs-Elysées, lorsqu’il veut s’approcher de Didon. L’ombre indignée s’éloigne et s’applaudit de ne plus porter dans son sein le cœur qui battrait encore d’amour à l’aspect du coupable. La couleur vaporeuse des ombres, et la pâle nature qui les environne, font contraste avec l’air de vie d’Enée et de la Sibylle qui le conduit. Mais c’est un jeu de l’artiste que ce genre d’effet, et la description du poëte est nécessairement bien supérieure à ce que l’on peut en peindre. J’en dirai autant du tableau que voici, Clorinde mourante et Tancrède. Le plus grand attendrissement qu’il puisse causer, c’est de rappeler les beaux vers du Tasse, lorsque Clorinde pardonne à son ennemi qui l’adore et vient de lui percer le sein. C’est nécessairement subordonner la peinture à la poésie, que de la consacrer à des sujets traités par les grands poëtes ; car il reste de leurs paroles une impression qui efface tout, et presque toujours les situations qu’ils ont choisies tirent leur plus grande force du développement des passions et de leur éloquence, tandis que la plupart des effets pittoresques, naissent d’une beauté calme, d’une expression simple, d’une attitude noble, d’un moment de repos enfin, digne d’être indéfiniment prolongé, sans que le regard s’en lasse jamais.

Votre terrible Shakespeare, Mylord, continua Corinne, a fourni le sujet du troisième tableau dramatique. C’est Macbeth, l’invincible Macbeth, qui, prêt à combattre Macduff dont il a fait périr la femme et les enfans, apprend que l’oracle des sorcières s’est accompli, que la forêt de Birnam paraît s’avancer vers Dunsinane, et qu’il se bat avec un homme né depuis la mort de sa mère. Macbeth est vaincu par le sort, mais non par son adversaire. Il tient le glaive d’une main désespérée ; il sait qu’il va mourir, mais il veut essayer si la force humaine ne pourrait pas triompher du destin. Certainement il y a dans cette tête une belle expression de désordre et de fureur, de trouble et d’énergie ; mais à combien de beautés du poëte cependant ne faut-il pas renoncer ? Peut-on peindre Macbeth précipité dans le crime par les prestiges de l’ambition, qui s’offrent à lui sous la forme de la sorcellerie ? Comment exprimer la terreur qu’il éprouve ? cette terreur qui se concilie cependant avec une bravoure intrépide. Peut-on caractériser le genre de superstitions qui l’opprime ? cette croyance sans dignité, cette fatalité de l’enfer qui pèse sur lui, son mépris de la vie, son horreur de la mort ? Sans doute la physionomie de l’homme est le plus grand des mystères ; mais cette physionomie fixée dans un tableau ne peut guères exprimer que les profondeurs d’un sentiment unique. Les contrastes, les luttes, les événemens enfin appartiennent à l’art dramatique. La peinture peut difficilement rendre ce qui est successif : le temps ni le mouvement n’existent pas pour elle.

La Phèdre de Racine a fourni le sujet du quatrième tableau, dit Corinne, en le montrant à lord Nelvil. Hippolyte, dans toute la beauté de la jeunesse et de l’innocence, repousse les accusations perfides de sa belle-mère ; le héros Thésée protège encore son épouse coupable qu’il entoure de son bras vainqueur. Phèdre porte sur son visage un trouble qui glace d’effroi ; et sa nourrice, sans remords, l’encourage dans son crime. Hippolyte, dans ce tableau, est peut-être plus beau que dans Racine même ; il y ressemble davantage au Méléagre antique, parce que nul amour pour Aricie ne dérange l’impression de sa noble et sauvage vertu ; mais est-il possible de supposer que Phèdre en présence d’Hippolyte pût soutenir son mensonge, qu’elle le vit innocent et persécuté, et ne tombât point à ses pieds ? Une femme offensée peut outrager ce qu’elle aime en son absence, mais quand elle le voit, il n’y a plus dans son cœur que de l’amour. Le poëte n’a jamais mis en scène Hippolyte avec Phèdre depuis que Phèdre l’a calomnié ; le peintre devait les réunir pour rassembler, comme il l’a fait, toutes les beautés des contrastes ; mais n’est-ce pas une preuve qu’il y a toujours une telle différence entre les sujets poétiques et les sujets pittoresques, qu’il vaut mieux que les poëtes fassent des vers d’après les tableaux, que les peintres des tableaux d’après les poëtes ? L’imagination doit toujours précéder la pensée, l’histoire de l’esprit humain nous le prouve.

Pendant que Corinne expliquait ainsi ses tableaux à lord Nelvil, elle s’était arrêtée plusieurs fois, espérant qu’il lui parlerait ; mais son ame blessée ne se trahissait par aucun mot ; seulement, chaque fois qu’elle exprimait une idée sensible, il soupirait et détournait la tête, afin qu’elle ne vît pas combien, dans sa disposition actuelle, il était facilement ému : Corinne oppressée par ce silence s’assit en couvrant son visage de ses mains ; lord Nelvil se promena quelque temps avec vivacité dans la chambre, puis il s’approcha de Corinne, et fut au moment de se plaindre et de se livrer à ce qu’il éprouvait ; mais un mouvement de fierté tout-à-fait invincible dans son caractère réprima son attendrissement et il retourna vers les tableaux, comme s’il attendait que Corinne achevât de les lui montrer ; elle espérait beaucoup de l’effet du dernier de tous ; et faisant effort à son tour pour paraître calme, elle se leva et dit : — Mylord, il me reste encore trois paysages à vous faire voir ; deux font allusion à quelques idées intéressantes : je n’aime pas beaucoup les scènes champêtres, qui sont fades en peinture comme des idylles, quand elles ne font aucune allusion à la fable ou à l’histoire. Ce qui vaut le mieux, ce me semble, en ce genre, c’est la manière de Salvator Rosa qui représente, comme vous le voyez dans ce tableau, un rocher, des torrens et des arbres, sans un seul être vivant, sans que seulement le vol d’un oiseau rappelle l’idée de la vie. L’absence de l’homme au milieu de la nature excite des réflexions profondes. Que serait cette terre ainsi délaissée ? Œuvre sans but, et cependant œuvre encore si belle, dont la mystérieuse impression ne s’adresserait qu’à la divinité.

Enfin, voici les deux tableaux où, selon moi, l’histoire et la poésie sont heureusement unies au paysage[3]. L’un représente le moment où Cincinnatus est invité par les consuls à quitter sa charrue pour commander les armées romaines. C’est tout le luxe du midi que vous verrez dans ce paysage, son abondante végétation, son ciel brûlant, cet air riant de toute la nature qui se retrouve dans la physionomie même des plantes ; et cet autre tableau qui fait contraste avec celui-ci, c’est le fils de Caïrbar endormi sur la tombe de son père. Il attend depuis trois jours et trois nuits, le barde qui doit rendre des honneurs à la mémoire des morts. Ce barde est aperçu dans le lointain, descendant de la montagne ; l’ombre du père plane sur les nuages ; la campagne est couverte de frimas ; les arbres, quoique dépouillés, sont agités par les vents, et leurs branches mortes et leurs feuilles desséchées suivent encore la direction de l’orage. —

Oswald, jusqu’alors avait conservé du ressentiment contre ce qui s’était passé dans le jardin. Mais, à l’aspect de ce tableau, le tombeau de son père et les montagnes d’Écosse se retracèrent à sa pensée, et ses yeux se remplirent de larmes. Corinne prit sa harpe, et devant ce tableau elle se mit à chanter les romances écossaises dont les simples notes semblent accompagner le bruit du vent qui gémit dans les vallées. Elle chanta les adieux d’un guerrier en quittant sa patrie et sa maîtresse, et ce mot jamais (no more), un des plus harmonieux et des plus sensibles de la langue anglaise, Corinne le prononçait avec l’expression la plus touchante. Oswald ne résista point à l’émotion qui l’oppressait, et l’un et l’autre s’abandonnèrent sans contrainte à leurs larmes. — Ah ! s’écria lord Nelvil, cette patrie qui est la mienne ne dit-elle rien à ton cœur ? Me suivrais-tu dans ces retraites peuplées par mes souvenirs ? Serais-tu la digne compagne de ma vie, comme tu en es le charme et l’enchantement ? — Je le crois, répondit Corinne, je le crois puisque je vous aime. — Au nom de l’amour et de la pitié, ne me cachez plus rien, dit Oswald. — Vous le voulez, interrompit Corinne, j’y souscris. Ma promesse est donnée ; je n’y mets qu’une condition, c’est que vous ne me demanderez pas de l’accomplir avant l’époque prochaine de nos solennités religieuses. Au moment où je vais décider de mon sort, l’appui du ciel ne m’est-il pas plus que jamais nécessaire ? — Va, s’écria lord Nelvil, si ce sort dépend de moi, Corinne, il n’est plus douteux. — Vous le croyez, reprit-elle, je n’ai pas la même confiance ; mais enfin, je vous en conjure, ayez pour ma faiblesse la condescendance que je désire. — Oswald soupira sans accorder ni refuser le délai demandé. — Partons maintenant, dit Corinne, et retournons à la ville. Comment vous rien taire dans cette solitude ! et si ce que je dois vous dire devait vous détacher de moi, faudrait-il que sitôt…… partons, Oswald, vous reviendrez ici, quoi qu’il arrive, mes cendres y reposeront. — Oswald attendri, troublé, obéit à Corinne. Il revint avec elle, et pendant la route ils ne se parlèrent presque pas. De temps en temps ils se regardaient avec une affection qui disait tout ; mais néanmoins un sentiment de mélancolie régnait au fond de leur ame quand ils arrivèrent au milieu de Rome.

  1. Je me suis permis d’emprunter ici quelques passages du Discours sur la Mort, qui se trouve dans le Cours de Morale religieuse par M. Necker. Un autre ouvrage de lui, l’Importance des Opinions religieuses, ayant eu le plus éclatant succès, on le confond quelquefois avec celui-ci, qui parut dans des temps où l’attention était distraite par les événemens politiques. Mais j’ose affirmer que le Cours de Morale religieuse est le plus éloquent ouvrage de mon père. Aucun ministre d’état, je crois, avant lui, n’avait composé des ouvrages pour la chaire chrétienne ; et ce qui doit caractériser ce genre d’écrit fait par un homme qui a tant eu affaire avec les hommes, c’est la connaissance du cœur humain et l’indulgence que cette connaissance inspire : il semble donc que, sous ces deux rapports, le Cours de Morale est complètement original. Les hommes religieux, d’ordinaire, ne vivent pas dans le monde ; les hommes du monde, pour la plupart, ne sont pas religieux : où serait-il donc possible de trouver à ce point l’observation de la vie et l’élévation qui en dégage ? Je dirai, sans craindre qu’on attribue mon opinion à mon sentiment, que, parmi les écrits religieux, ce livre est l’un des premiers qui consolent l’être sensible et intéressent les esprits qui réfléchissent sur les grandes questions que l’ame et la pensée agitent sans cesse en nous-même.
  2. Dans un journal, intitulé l’Europe, on peut trouver des observations pleines de profondeur et de sagacité sur les sujets qui conviennent à la peinture ; j’y ai puisé plusieurs des réflexions qu’on vient de lire ; M. Frédéric Schlegel en est l’auteur : c’est une mine inépuisable que cet écrivain, et que les penseurs allemands en général,
  3. Les tableaux historiques qui composent la galerie de Corinne sont des copies ou des originaux du Brutus de David, du Marius de Drouet, du Bélisaire de Gérard. Parmi les autres tableaux cités, celui de Didon a été fait par M. Rehberg, peintre allemand ; celui de Clorinde est dans la galerie de Florence, celui de Macbeth est dans la collection anglaise des tableaux pour Shakespeare, et celui de Phèdre est de Guérin ; enfin, les deux paysages de Cincinnatus et d’Ossian sont à Rome, et M. Wallis, peintre anglais, en est l’auteur.