Corinne ou l’Italie/Livre VII

La librairie stéréotipe (Tome Ip. 236-279).
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Tome I – Livre VII


LIVRE VII.

LA LITTÉRATURE ITALIENNE

CHAPITRE PREMIER.


LORD Nelvil désirait vivement que M. Edgermond jouît de l’entretien de Corinne, qui valait bien ses vers improvisés. Le jour suivant, la même société se rassembla chez elle ; et, pour l’engager à parler, il amena la conversation sur la littérature italienne, et provoqua sa vivacité naturelle, en affirmant que l’Angleterre possédait un plus grand nombre de vrais poëtes et de poëtes supérieurs, par l’énergie et la sensibilité, à tous ceux dont l’Italie pouvait se vanter.

— D’abord, répondit Corinne, les étrangers ne connaissent, pour la plupart, que nos poëtes du premier rang, Le Dante, Pétrarque, l’Arioste, Guarini, Le Tasse et Métastase, tandis que nous en avons plusieurs autres, tels que Chiabrera, Guidi, Filicaja, Parini, etc., sans compter Sannazar, Politien, etc. qui ont écrit en latin avec génie ; et tous réunissent dans leurs vers le coloris à l’harmonie, tous savent, avec plus ou moins de talent, faire entrer les merveilles des beaux arts et de la nature dans les tableaux représentés par la parole. Sans doute il n’y a pas dans nos poëtes cette mélancolie profonde, cette connaissance du cœur humain qui caractérise les vôtres ; mais ce genre de supériorité n’appartient-il pas plutôt aux écrivains philosophes qu’aux poëtes ? La mélodie brillante de l’italien convient mieux à l’éclat des objets extérieurs qu’à la méditation. Notre langue serait plus propre à peindre la fureur que la tristesse, parce que les sentimens réfléchis exigent des expressions plus métaphysiques, tandis que le désir de la vengeance anime l’imagination, et tourne la douleur en dehors. Cesarotti a fait la meilleure et la plus élégante traduction d’Ossian qu’il y ait ; mais il semble, en la lisant, que les mots ont en eux-mêmes un air de fête qui contraste avec les idées sombres qu’ils rappellent. On se laisse charmer par nos douces paroles, de ruisseau limpide, de campagne riante, d’ombrage frais, comme par le murmure des eaux et la variété des couleurs ; qu’exigez-vous de plus de la poésie ? pourquoi demander au rossignol ce que signifie son chant ? il ne peut l’expliquer qu’en recommençant à chanter ; on ne peut le comprendre qu’en se laissant aller à l’impression qu’il produit. La mesure des vers, les rimes harmonieuses, ces terminaisons rapides, composées de deux syllabes brèves, dont les sons glissent en effet, comme l’indique leur nom (Sdruccioli), imitent quelquefois les pas légers de la danse ; quelquefois des tons plus graves rappellent le bruit de l’orage ou l’éclat des armes ; enfin notre poésie est une merveille de l’imagination, il ne faut y chercher que ses plaisirs sous toutes les formes. — Sans doute, reprit lord Nelvil, vous expliquez, aussi bien qu’il est possible, et les beautés et les défauts de votre poésie ; mais quand ces défauts, sans les beautés, se trouvent dans la prose, comment les défendrez-vous ? Ce qui n’est que du vague dans la poésie devient du vide dans la prose ; et cette foule d’idées communes, que vos poëtes savent embellir par leur mélodie et leurs images, reparaît à froid dans la prose avec une vivacité fatigante. La plupart de vos écrivains en prose, aujourd’hui, ont un langage si déclamatoire, si diffus, si abondant en superlatifs, qu’on dirait qu’ils écrivent tous de commande, avec des phrases reçues, et pour une nature de convention ; ils semblent ne pas se douter qu’écrire c’est exprimer son caractère et sa pensée. Le style littéraire est pour eux un tissu artificiel, une mosaïque importée, je ne sais quoi d’étranger enfin à leur ame, qui se fait avec la plume, comme un ouvrage mécanique avec les doigts ; ils possèdent au plus haut degré le secret de développer, de commenter, d’enfler une idée, de faire mousser un sentiment, si l’on peut parler ainsi ; tellement qu’on serait tenté de dire à ces écrivains, comme cette femme africaine a une dame française qui portait un grand panier sous une longue robe : Madame, tout cela est-il vous-même ? En effet, où est l’être réel, dans toute cette pompe de mots, qu’une expression vraie ferait disparaître comme un vain prestige.

— Vous oubliez, interrompit vivement Corinne, d’abord Machiavel et Bocace, puis Gravina, Filangieri, et de nos jours encore Cesarotti, Verri, Bettinelli, et tant d’autres enfin qui savent écrire et penser [1]. Mais je conviens avec vous que depuis les derniers siècles, des circonstances malheureuses ayant privé l’Italie de son indépendance, on y a perdu tout intérêt pour la vérité, et souvent même la possibilité de la dire. Il en est résulté l’habitude de se complaire dans les mots sans oser approcher des idées. Comme l’on était certain de ne pouvoir obtenir par ses écrits aucune influence sur les choses, on n’écrivait que pour montrer de l’esprit, ce qui est le plus sûr moyen de finir bientôt par n’avoir pas même de l’esprit ; car c’est en dirigeant ses efforts vers un objet noblement utile qu’on rencontre le plus d’idées. Quand les écrivains en prose ne peuvent influer en aucun genre sur le bonheur d’une nation, quand on n’écrit que pour briller, enfin quand c’est la route qui est le but, on se replie en mille détours, mais l’on n’avance pas. Les Italiens, il est vrai, craignent les pensées nouvelles, mais c’est par paresse qu’ils les redoutent, et non par servilité littéraire. Leur caractère, leur gaieté, leur imagination ont beaucoup d’originalité, et cependant comme ils ne se donnent plus la peine de réfléchir, leurs idées générales sont communes ; leur éloquence même, si vive quand ils parlent, n’a point de naturel quand ils écrivent ; on dirait qu’ils se refroidissent en travaillant ; d’ailleurs les peuples du midi sont gênés par la prose, et ne peignent leurs véritables sentimens qu’en vers. Il n’en est pas de même dans la littérature française, dit Corinne en s’adressant au comte d’Erfeuil, vos prosateurs sont souvent plus éloquens, et même plus poétiques que vos poëtes. — Il est vrai, répondit le comte d’Erfeuil, que nous avons en ce genre les véritables autorités classiques ; Bossuet, La Bruyère, Montesquieu, Buffon, ne peuvent être surpassés ; surtout les deux premiers, qui appartiennent à ce siècle de Louis XIV, qu’on ne saurait trop louer, et dont il faut imiter, autant qu’on le peut, les parfaits modèles. C’est un conseil que les étrangers doivent s’empresser de suivre aussi-bien que nous. — J’ai de la peine à croire, répondit Corinne, qu’il fût désirable pour le monde entier de perdre toute couleur nationale, toute originalité de sentimens et d’esprit, et j’oserai vous dire, M. le comte, que, dans votre pays même, cette orthodoxie littéraire, si je puis m’exprimer ainsi, qui s’oppose à toute innovation heureuse, doit rendre à la longue votre littérature très stérile. Le génie est essentiellement créateur, il porte le caractère de l’individu qui le possède. La nature, qui n’a pas voulu que deux feuilles se ressemblassent, a mis encore plus de diversité dans les ames, et l’imitation est une espèce de mort, puisqu’elle dépouille chacun de son existence naturelle. —

Ne voudriez-vous pas, belle étrangère, reprit le comte d’Erfeuil, que nous admissions chez nous la barbarie tudesque, les nuits d’Young des Anglais, les Concetti des Italiens et des Espagnols. Que deviendraient le goût, l’élégance du style français après un tel mélange ? — Le prince Castel-Forte, qui n’avait point encore parle, dit : — Il me semble que nous avons tous besoin les uns des autres ; la littérature de chaque pays découvre, à qui sait la connaître, une nouvelle sphère d’idées. C’est Charles-Quint, lui-même, qui a dit : qu’un homme qui sait quatre langues vaut quatre hommes. Si ce grand génie politique en jugeait ainsi pour les affaires, combien cela n’est-il pas plus vrai pour les lettres ? Les étrangers savent tous le français ; ainsi leur point de vue est plus étendu que celui des français qui ne savent pas les langues étrangères. Pourquoi ne se donnent-ils pas plus souvent la peine de les apprendre ? ils conserveraient ce qui les distingue, et découvriraient ainsi quelquefois ce qui peut leur manquer. —


CHAPITRE II


VOUS m’avouerez au moins, reprit le comte d’Erfeuil, qu’il est un rapport sous lequel nous n’avons rien à apprendre de personne. Notre théâtre est décidément le premier de l’Europe ; car je ne pense pas que les Anglais eux-mêmes imaginassent de nous opposer Shakespeare. — Je vous demande pardon, interrompit M. Edgermond ; ils l’imaginent. — Et, ce mot dit, il rentra dans le silence. — Alors je n’ai rien à dire continua le comte d’Erfeuil, avec un sourire qui exprimait un dédain gracieux, chacun peut penser ce qu’il veut ; mais enfin je persiste à croire qu’on peut affirmer sans présomption que nous sommes les premiers dans l’art dramatique ; et quant aux Italiens, s’il m’est permis de parler franchement, ils ne se doutent seulement pas qu’il y ait un art dramatique dans le monde. La musique est tout chez eux, et la pièce n’est rien Si le second acte d’une pièce a une meilleure musique que le premier, ils commencent par la second acte ; si ce sont les deux premiers actes de deux pièces différentes, ils jouent ces deux actes le même jour, et mettent entre deux un acte d’une comédie en prose, qui contient ordinairement la meilleure morale du monde, mais une morale toute composée de sentences, que nos ancêtres mêmes ont déjà renvoyées à l’étranger comme trop vieilles pour eux. Vos musiciens fameux disposent en entier de vos poëtes ; l’un lui déclare qu’il ne peut pas chanter s’il n’a dans son ariette la parole felicità ; le ténor demande la tomba ; et le troisième chanteur ne peut faire des roulades que sur le mot catene. Il faut que le pauvre poëte arrange ces goûts divers comme il le peut avec la situation dramatique. Ce n’est pas tout encore ; il y a des virtuoses qui ne veulent pas arriver de plain-pied sur le théâtre ; il faut qu’ils se montrent d’abord dans un nuage, ou qu’ils descendent du haut de l’escalier d’un palais pour produire plus d’effet a leur entrée. Quand l’ariette est chantée, dans quelque situation touchante ou violente que ce soit, l’acteur doit saluer pour remercier des applaudissemens qu’il obtient. L’autre jour, à Sémiramis, après que le spectre de Ninus eut chanté son ariette, l’acteur qui le représentait fit, en son costume d’ombre, une grande révérence au parterre ; ce qui diminua beaucoup l’effroi de l’apparition.

On est accoutumé en Italie à regarder le théâtre comme une grande salle de réunion où l’on n’écoute que les airs et le ballet. C’est avec raison que je dis où l’on n’écoute que le ballet, car c’est seulement lorsqu’il va commencer que le parterre fait faire silence ; et ce ballet est encore un chef-d’œuvre de mauvais goût. Excepté les grotesques, qui sont de véritables caricatures de la danse, je ne sais pas ce qui peut amuser dans ces ballets, si ce n’est leur ridicule. J’ai vu Gengis-kan, mis en ballet, tout couvert d’hermine, tout revêtu de beaux sentimens, car il cédait sa couronne à l’enfant du roi qu’il avait vaincu, et l’élevait en l’air sur un pied ; nouvelle façon d’établir un monarque sur le trône. J’ai aussi vu le dévouement de Curtius, ballet en trois actes, avec tous les divertissemens. Curtius, habillé en berger d’Arcadie, dansait long-temps avec sa maîtresse avant de monter sur un véritable cheval au milieu du théâtre, et de s’élancer ainsi dans un gouffre de feu fait avec du satin jaune et du papier doré ; ce qui lui donnait beaucoup plus l’apparence d’un surtout de dessert que d’un abîme. Enfin j’ai vu tout l’abrégé de l’histoire romaine en ballet, depuis Romulus jusqu’à César. —

Tout ce que vous dites est vrai, répondit le prince Castel-Forte avec douceur, mais vous n’avez parlé que de la musique et de la danse, et ce n’est pas là ce que dans aucun pays l’on considère comme le théâtre dramatique. — C’est bien pis, interrompit le comte d’Erfeuil, quand on représente des tragédies ou des drames qui ne sont pas nommés drame d’une fin joyeuse, on réunit plus d’horreurs en cinq actes que l’imagination ne pourrait se le figurer. Dans une des pièces de ce genre, l’amant tue le frère de sa maîtresse dès le second acte ; au troisième il brûle la cervelle à sa maîtresse elle-même sur le théâtre ; le quatrième est rempli par l’enterrement ; dans l’intervalle du quatrième au cinquième acte, l’acteur qui joue l’amant vient annoncer, le plus tranquillement du monde, au parterre les arlequinades que l’on donne le jour suivant, et reparaît en scène au cinquième acte pour se tuer d’un coup de pistolet. Les acteurs tragiques sont en parfaite harmonie avec le froid et le gigantesque des pièces. Ils commettent toutes ces terribles actions avec le plus grand calme. Quand un acteur s’agite, on dit qu’il se démène comme un prédicateur ; car, en effet, il y a beaucoup plus de mouvement dans la chaire que sur le théâtre, et c’est bien heureux que ces acteurs soient si paisibles dans le pathétique, car, comme il n’y a rien d’intéressant dans la pièce, ni dans la situation, plus ils feraient de bruit, plus ils seraient ridicules : encore si ce ridicule était gai, mais il n’est que monotone. Il n’y a pas plus en Italie de comédie que de tragédie ; et dans cette carrière encore c’est nous qui sommes les premiers. Le seul genre qui appartienne vraiment à l’Italie, ce sont les arlequinades ; un valet fripon, gourmand et poltron, un vieux tuteur dupe, avare ou amoureux, voilà tout le sujet de ces pièces. Vous conviendrez qu’il ne faut pas beaucoup d’efforts pour une telle invention, et que le Tartuffe et le Misanthrope supposent un peu plus de génie. —

Cette attaque du comte d’Erfeuil déplaisait assez aux Italiens qui l’écoutaient ; mais cependant ils en riaient ; et le comte d’Erfeuil en conversation aimait beaucoup mieux montrer de l’esprit que de la bonté. Sa bienveillance naturelle influait sur ses actions, mais son amour-propre sur ses paroles. Le prince Castel-Forte et tous les Italiens qui se trouvaient là étaient impatiens de réfuter le comte d’Erfeuil ; mais comme ils croyaient leur cause mieux défendue par Corinne que par tout autre, et que le plaisir de briller en conversation ne les occupait guere, ils suppliaient Corinne de répondre, et se contentaient seulement de citer les noms si connus de Maffei, de Métastase, de Goldoni, d’Alfieri, de Monti. Corinne convint d’abord que les Italiens n’avaient point de théâtre ; mais elle voulut prouver que les circonstances, et non l’absence du talent en était la cause. La comédie qui tient à l’observation des mœurs ne peut exister que dans un pays où l’on vit habituellement au centre d’une société nombreuse et brillante ; il n’y a en Italie que des passions violentes ou des jouissances paresseuses ; et les passions violentes produisent des crimes ou des vices d’une couleur si forte, qu’elles font disparaître toutes les nuances des caractères. Mais la comédie idéale, pour ainsi dire celle qui tient à l’imagination et peut convenir à tous les temps comme à tous les pays, c’est en Italie qu’elle a été inventée. Les personnages d’Arlequin, de Brighella, de Pantalon, etc. se trouvent dans toutes les pièces avec le même caractère. Ils ont, sous tous les rapports, des masques et non pas des visages : c’est à dire que leur physionomie est celle de tel genre de personnes et non pas de tel individu. Sans doute les auteurs modernes des arlequinades, trouvant tous les rôles donnés d’avance comme les pièces d’un jeu d’échecs, n’ont pas le mérite de les avoir inventés ; mais cette première invention est due à l’Italie ; et ces personnages fantasques, qui d’un bout de l’Europe à l’autre amusent tous les enfans et les hommes que l’imagination rend enfans, doivent être considérés comme une création des Italiens qui leur donne des droits à l’art de la comédie.

L’observation du cœur humain est une source inépuisable pour la littérature, mais les nations qui sont plus propres à la poésie qu’à la réflexion se livrent plutôt à l’enivrement de la joie qu’à l’ironie philosophique. Il y a quelque chose de triste au fond de la plaisanterie fondée sur la connaissance des hommes, la gaieté vraiment inoffensive est celle qui appartient seulement à l’imagination. Ce n’est pas que les Italiens n’étudient habilement les hommes avec lesquels ils ont à faire, et ne découvrent plus finement que personne les pensées les plus secrètes ; mais c’est comme esprit de conduite qu’ils ont ce talent, et ils n’ont point l’habitude d’en faire un usage littéraire. Peut-être même n’aimeraient-ils pas à généraliser leurs découvertes, à publier leurs aperçus. Ils ont dans le caractère quelque chose de prudent et de dissimulé, qui leur conseille de ne pas mettre en dehors, par les comédies, ce qui leur sert à se guider dans les relations particulières, et de ne pas révéler par les fictions de l’esprit ce qui peut être utile dans les circonstances de la vie réelle.

Machiavel cependant, bien loin de rien cacher, a fait connaître tous les secrets d’une politique criminelle ; et l’on peut voir par lui de quelle terrible connaissance du cœur humain les Italiens sont capables ! mais une telle profondeur n’est pas du ressort de la comédie, et les loisirs de la société, proprement dite, peuvent seuls apprendre à peindre les hommes sur la scène comique. Goldoni qui vivait à Venise, la ville d’Italie où il y a le plus de société, met déjà dans ses pièces beaucoup plus de finesse d’observation qu’il ne s’en trouve communément dans les autres auteurs. Néanmoins ses comédies sont monotones, on y voit revenir les mêmes situations, parce qu’il y a peu de variété dans les caractères. Ses nombreuses pièces semblent faites sur le modèle des pièces de théâtre en général, et non d’après la vie. Le vrai caractère de la gaieté italienne ce n’est pas la moquerie, c’est l’imagination ; ce n’est pas la peinture des mœurs, mais les exagérations poétiques. C’est l’Arioste et non pas Molière qui peut amuser l’Italie.

Gozzi, le rival de Goldoni, a bien plus d’originalité dans ses compositions, elles ressemblent bien moins à des comédies régulières. Il a pris son parti de se livrer franchement au génie italien, de représenter des contes de fées, de mêler les bouffonneries, les arlequinades, au merveilleux des poëmes ; de n’imiter en rien la nature, mais de se laisser aller aux fantaisies de la gaieté comme aux chimères de la féerie, et d’entraîner de toutes les manières l’esprit au-delà des bornes de ce qui se passe dans le monde. Il eut un succès prodigieux dans son temps, et peut-être est-il l’auteur comique dont le genre convient le mieux à l’imagination italienne ; mais pour savoir avec certitude quelles pourraient être la comédie et la tragédie en Italie, il faudrait qu’il y eut quelque part un théâtre et des acteurs. La multitude des petites villes, qui toutes veulent avoir un théâtre, perd en les dispersant le peu de ressources qu’on pourrait rassembler. La division des états, si favorable en général à la liberté et au bonheur, est nuisible à l’Italie. Il lui faudrait un centre de lumières et de puissance pour résister aux préjugés qui la dévorent. L’autorité des gouvernemens réprime souvent ailleurs l’élan individuel. En Italie cette autorité serait un bien, si elle luttait contre l’ignorance des états séparés et des hommes isolés entre eux, si elle combattait par l’émulation l’indolence naturelle au climat, enfin si elle donnait une vie à toute cette nation qui se contente d’un rêve.

Ces diverses idées et plusieurs autres encore furent spirituellement développées par Corinne. Elle entendait aussi très-bien l’art rapide des entretiens légers qui n’insistent sur rien, et l’occupation de plaire qui fait valoir chacun à son tour, quoiqu’elle s’abandonnât souvent dans la conversation au genre de talent qui la rendait une improvisatrice célèbre. Plusieurs fois elle pria le prince Castel-Forte de venir à son secours en faisant connaître ses propres opinions sur le même sujet, mais elle parlait si bien, que tous les auditeurs se plaisaient à l’écouter et ne supportaient pas qu’on l’interrompît. M. Edgermond surtout ne pouvait se rassasier de voir et d’entendre Corinne, il osait à peine lui exprimer le sentiment d’admiration qu’elle lui inspirait, et prononçait tout bas quelques mots à sa louange, espérant qu’elle les comprendrait sans qu’il fût obligé de les lui dire. Il avait cependant un désir si vif de savoir ce qu’elle pensait sur la tragédie, qu’il se hasarda, malgré sa timidité, à lui adresser la parole à cet égard.

— Madame, lui dit-il, ce qui me paraît surtout manquer à la littérature italienne, ce sont des tragédies ; il me semble qu’il y a moins loin des enfans aux hommes, que de vos tragédies aux nôtres : car les enfans, dans leur mobilité, ont des sentimens légers, mais vrais, tandis que le sérieux de vos tragédies a quelque chose d’affecté et de gigantesque qui détruit pour moi toute émotion. N’est-il pas vrai, lord Nelvil ? continua M. Edgermond, en se retournant vers lui et l’appelant par ses regards à le soutenir, étonné qu’il était d’avoir osé parler devant tant de monde.

— Je pense en entier comme vous, répondit Oswald. Métastase, que l’on vante comme le poëte de l’amour, donne à cette passion, dans tous les pays, dans toutes les situations, la même couleur. On doit applaudir à des ariettes admirables, tantôt par la grâce et l’harmonie, tantôt par les beautés lyriques du premier ordre qu’elles renferment, surtout quand on les détache du drame où elles sont placées ; mais il nous est impossible à nous qui possédons Shakespeare, le poëte qui a le mieux approfondi l’histoire et les passions de l’homme, de supporter ces deux couples d’amoureux qui se partagent presque toutes les pièces de Métastase, et qui s’appellent tantôt Achille, tantôt Tircis, tantôt Brutus, tantôt Corilas, et chantent tous de la même manière des chagrins et des martyres d’amour qui remuent à peine l’ame à la superficie, et peignent comme une fadeur le sentiment le plus orageux qui puisse agiter le cœur humain. C’est avec un respect profond pour le caractère d’Alfieri, que je me permettrai quelques réflexions sur ses pièces. Leur but est si noble, les sentimens que l’auteur exprime sont si bien d’accord avec sa conduite personnelle, que ses tragédies doivent toujours être louées comme des actions, quand même elles seraient critiquées à quelques égards comme des ouvrages littéraires. Mais il me semble que quelques-unes de ses tragédies ont autant de monotonie dans la force, que Métastase en a dans la douceur. Il y a dans les pièces d’Alfieri une telle profusion d’énergie et de magnanimité, ou bien une telle exagération de violence et de crime, qu’il est impossible d’y reconnaître le véritable caractère des hommes. Ils ne sont jamais ni si méchans ni si généreux qu’il les peint. La plupart des scènes sont composées pour mettre en contraste le vice et la vertu ; mais ces oppositions ne sont pas présentées avec les gradations de la vérité. Si les tyrans supportaient dans la vie ce que les opprimés leur disent en face dans les tragédies d’Alfieri, on serait presque tenté de les plaindre. La pièce d’Octavie est une de celles où ce défaut de vraisemblance est le plus frappant. Sénèque y moralise sans cesse Néron, comme s’il était le plus patient des hommes, et lui Sénèque le plus courageux de tous. Le maître du monde, dans la tragédie, consent à se laisser insulter et à se mettre en colère à chaque scène pour le plaisir des spectateurs, comme s’il ne dépendait pas de lui de tout finir avec un mot. Certainement ces dialogues continuels donnent lieu à de très-belles réponses de Sénèque, et l’on voudrait trouver dans une harangue ou dans un ouvrage les nobles pensées qu’il exprime ; mais est-ce ainsi qu’on peut donner l’idée de la tyrannie ? Ce n’est pas la peindre sous ses redoutables couleurs, c’est en faire seulement un but pour l’escrime de la parole. Mais si Shakespeare avait représenté Néron entouré d’hommes tremblans qui oseraient à peine répondre à la question la plus indifférente ; lui-même cachant son trouble, s’efforçant de paraître calme, et Sénèque près de lui travaillant à l’apologie du meurtre d’Agrippine, la terreur n’eût-elle pas été mille fois plus grande ? et pour une réflexion énoncée par l’auteur, mille ne seraient-elles pas nées dans l’ame des spectateurs, par le silence même de la rhétorique et la vérité des tableaux ? —

Oswald aurait pu parler long-temps encore sans que Corinne l’eût interrompu ; elle se plaisait tellement et dans le son de sa voix, et dans la noble élégance de ses expressions, qu’elle eût voulu prolonger cette impression des heures entières. Ses regards fixés sur lui avaient peine à s’en détacher, lors même qu’il eut cessé de parler. Elle se tourna lentement vers le reste de la société, qui lui demandait avec impatience ce qu’elle pensait de la tragédie italienne, et revenant à lord Nelvil : — Mylord, dit-elle, je suis de votre avis presque sur tout, ce n’est donc pas pour vous combattre que je réponds, mais pour présenter quelques exceptions à vos observations peut-être trop générales. Il est vrai que Métastase est plutôt un poëte lyrique que dramatique, et qu’il peint l’amour comme l’un des beaux-arts qui embellissent la vie, et non comme le secret le plus intime de nos peines ou de notre bonheur. En général quoique notre poésie ait été consacrée à chanter l’amour, je hasarderai de dire que nous avons plus de profondeur et de sensibilité dans la peinture de toutes les autres passions que dans celle-là. À force de faire des vers amoureux, on s’est créé à cet égard parmi nous un langage convenu, et ce n’est pas ce qu’on a éprouvé, mais ce qu’on a lu qui sert d’inspiration aux poëtes. L’amour tel qu’il existe en Italie ne ressemble nullement à l’amour tel que nos écrivains le peignent. Je ne connais qu’un roman, Fiammetta du Bocace, dans lequel on puisse se faire une idée de cette passion décrite avec des couleurs vraiment nationales. Nos poëtes subtilisent et exagèrent le sentiment, tandis que le véritable caractère de la nature italienne c’est une impression rapide et profonde, qui s’exprimerait bien plutôt par des actions silencieuses et passionnées que par un ingénieux langage. En général notre littérature exprime peu notre caractère et nos mœurs. Nous sommes une nation beaucoup trop modeste, je dirais presque trop humble pour oser avoir des tragédies à nous, composées avec notre histoire, ou du moins caractérisées d’après nos propres sentimens[2].

Alfieri, par un hasard singulier, était pour ainsi dire transplanté de l’antiquité dans les temps modernes ; il était né pour agir, et il n’a pu qu’écrire : son style et ses tragédies se ressentent de cette contrainte. Il a voulu marcher par la littérature à un but politique : ce but était le plus noble de tous sans doute ; mais n’importe, rien ne dénature les ouvrages d’imagination comme d’en avoir un. Alfieri, impatienté de vivre au milieu d’une nation où l’on rencontrait des savans très-érudits et quelques hommes très-éclairés, mais dont les littérateurs et les lecteurs ne s’intéressaient pour la plupart à rien de sérieux, et se plaisaient uniquement dans les contes, dans les nouvelles, dans les madrigaux ; Alfieri, dis-je, a voulu donner à ses tragédies le caractère le plus austère. Il en a retranché les confidens, les coups de théâtre, tout, hors l’intérêt du dialogue. Il semblait qu’il voulut ainsi faire faire pénitence aux Italiens de leur vivacité et de leur imagination naturelle, il a pourtant été fort admiré, parce qu’il est vraiment grand par son caractère et par son ame, et parce que les habitans de Rome surtout applaudissent aux louanges données aux actions et aux sentimens des anciens Romains, comme si cela les regardait encore. Ils sont amateurs de l’énergie et de l’indépendance comme des beaux tableaux qu’ils possèdent dans leurs galeries. Mais il n’en est pas moins vrai qu’Alfieri n’a pas créé ce qu’on pourrait appeler un théâtre italien, c’est-à-dire des tragédies dans lesquelles on trouvât un mérite particulier à l’Italie. Et même il n’a pas caractérisé les mœurs des pays et des siècles qu’il a peints. Sa conjuration des Pazzi, Virginie, Philippe second, sont admirables par l’élévation et la force des idées, mais on y voit toujours l’empreinte d’Alfieri, et non celle des nations et des temps qu’il met en scène. Bien que l’esprit français et celui d’Alfieri n’aient pas la moindre analogie, ils se ressemblent en ceci que tous les deux font porter leurs propres couleurs à tous les sujets qu’ils traitent.

Le comte d’Erfeuil entendant parler de l’esprit français prit la parole. Il nous serait impossible, dit-il, de supporter sur la scène les inconséquences des Grecs, ni les monstruosités de Shakespeare ; les Français ont un goût trop pur pour cela. Notre théâtre est le modèle de la délicatesse et de l’élégance, c’est là ce qui le distingue ; et ce serait nous plonger dans la barbarie, que de vouloir introduire rien d’étranger parmi nous. — Autant vaudrait, dit Corinne en souriant, élever autour de vous la grande muraille de la Chine. Il y a sûrement de rares beautés dans vos auteurs tragiques ; il s’en développerait peut-être encore de nouvelles, si vous permettiez quelquefois que l’on vous montrât sur la scène autre chose que des Français. Mais nous qui sommes Italiens, notre génie dramatique perdrait beaucoup à s’astreindre à des règles dont nous n’aurions pas l’honneur, et dont nous souffririons la contrainte. L’imagination, le caractère, les habitudes d’une nation doivent former son théâtre. Les Italiens aiment passionnément les beaux-arts, la musique, la peinture, et même la pantomime, enfin tout ce qui frappe les sens. Comment se pourrait-il donc que l’austérité d’un dialogue éloquent fût le seul plaisir théâtral dont ils se contentassent ? C’est en vain qu’Alfieri avec tout son génie a voulu les y réduire, il a senti lui-même que son systême était trop rigoureux[3].

La Mérope de Maffei, le Saül d’Alfieri, l’Aristodème de Monti, et surtout le poëme du Dante, bien que cet auteur n’ait point composé de tragédie, me semblent faits pour donner l’idée de ce que pourrait être l’art dramatique en Italie. Il y a dans la Mérope de Maffei une grande simplicité d’action, mais une poésie brillante, revêtue des images les plus heureuses ; et pourquoi s’interdirait-on cette poésie dans les ouvrages dramatiques ? La langue des vers est si magnifique en Italie, que l’on y aurait plus tort que partout ailleurs en renonçant à ses beautés. Alfieri qui, quand il le voulait, excellait dans tous les genres, a fait dans son Saül un superbe usage de la poésie lyrique ; et l’on pourrait y introduire heureusement la musique elle-même, non pas pour mêler le chant aux paroles, mais pour calmer les transports furieux de Saül par la harpe de David. Nous possédons une musique si délicieuse, que ce plaisir peut rendre indolent sur les jouissances de l’esprit. Loin donc de vouloir les séparer, il faudrait chercher à les réunir, non en faisant chanter les héros, ce qui détruit toute dignité dramatique, mais en introduisant ou des chœurs, comme les anciens, ou des effets de musique, qui se lient à la situation par des combinaisons naturelles, comme cela arrive si souvent dans la vie. Loin de diminuer sur le théâtre italien les plaisirs de l’imagination, il me semble qu’il faudrait au contraire les augmenter et les multiplier de toutes les manières. Le goût vif des Italiens pour la musique, et pour les ballets à grand spectacle, est un indice de la puissance de leur imagination et de la nécessité de l’intéresser toujours, même en traitant les objets sérieux, au lieu de les rendre encore plus sévères qu’ils ne le sont, comme l’a fait Alfieri.

La nation croit de son devoir d’applaudir à ce qui est austère et grave, mais elle retourne bientôt à ses goûts naturels, et ils pourraient être satisfaits dans la tragédie, si on l’embellissait par le charme et la variété des différens genres de poésies, et de toutes les diversités théâtrales dont les Anglais et les Espagnols savent jouir.

L’Aristodème de Monti a quelque chose du terrible pathétique du Dante, et sûrement cette tragédie est, à juste titre, une des plus admirées. Le Dante, ce grand maître en tant de genres, possédait le génie tragique qui aurait produit le plus d’effet en Italie, si, de quelque manière, on pouvait l’adapter à la scène : car ce poëte sait peindre aux yeux ce qui se passe au fond de l’ame, et son imagination fait sentir et voir la douleur. Si Le Dante avait écrit des tragédies, elles auraient frappé les enfans comme les hommes, la foule comme les esprits distingués. La littérature dramatique doit être populaire ; elle est comme un événement public, toute la nation en doit juger. —

— Lorsque Le Dante vivait, dit Oswald, les Italiens jouaient en Europe et chez eux un grand rôle politique. Peut-être vous est-il impossible maintenant d’avoir un théâtre tragique national. Pour que ce théâtre existe, il faut que de grandes circonstances développent dans la vie les sentimens qu’on exprime sur la scène. De tous les chefs-d’oeuvre de la littérature, il n’en est point qui tienne autant qu’une tragédie à tout l’ensemble d’un peuple ; les spectateurs y contribuent presque autant que les auteurs. Le génie dramatique se compose de l’esprit public, de l’histoire, du gouvernement, des mœurs, enfin de tout ce qui s’introduit chaque jour dans la pensée, et forme l’être moral, comme l’air que l’on respire alimente la vie physique. Les Espagnols, avec lesquels votre climat et votre religion doivent vous donner des rapports, ont bien plus que vous cependant le génie dramatique ; leurs pièces sont remplies de leur histoire, de leur chevalerie, de leur foi religieuse, et ces pièces sont originales et vivantes : mais aussi leurs succès en ce genre remontent-ils à l’époque de leur gloire historique. Comment donc pourrait-on maintenant fonder en Italie ce qui n’y a jamais existé, un théâtre tragique ? —

— Il est malheureusement possible que vous ayez raison, mylord, reprit Corinne ; néanmoins j’espère toujours beaucoup pour nous de l’essor naturel des esprits en Italie, de leur émulation individuelle alors même qu’aucune circonstance extérieure ne les favorise ; mais ce qui nous manque surtout pour la tragédie, ce sont des acteurs. Des paroles affectées amènent nécessairement une déclamation fausse ; mais il n’est pas de langue dans laquelle un grand acteur pût montrer autant de talens que dans la nôtre ; car la mélodie des sons ajoute un nouveau charme à la vérité de l’accent : c’est une musique continuelle qui se mêle a l’expression des sentimens sans lui rien ôter de sa force. — Si vous voulez, interrompit le prince Castel-Forte, convaincre de ce que vous dites, il faut que vous nous le prouviez ; oui, donnez-nous l’inexprimable plaisir de vous voir jouer la tragédie ; il faut que vous accordiez aux étrangers que vous en croyez dignes la rare jouissance de connaître un talent que vous seule possédez en Italie, ou plutôt que vous seule dans le monde possédez, puisque toute votre ame y est empreinte. —

Corinne avait un désir secret de jouer la tragédie devant lord Nelvil, et de se montrer ainsi, très à son avantage ; mais elle n’osait accepter sans son approbation, et ses regards la lui demandaient. Il les entendit ; et comme il était tout à la fois touché de la timidité qui l’avait empêchée la veille d’improviser, et ambitieux pour elle du suffrage de M. Edgermond, il se joignit aux sollicitations de ses amis. Corinne alors n’hésita plus. — Hé bien, dit-elle en se retournant vers le prince Castel-Forte, nous accomplirons donc, si vous le voulez, le projet que j’avais formé depuis long-temps, de jouer la traduction que j’ai faite de Roméo et Juliette. — Roméo et Juliette de Shakespeare, s’écria M. Edgermond ? vous savez donc l’anglais ? — Oui, répondit Corinne. — Et vous aimez Shakespeare, dit encore M. Edgermond ? — Comme un ami, reprit-elle, puisqu’il connaît tous les secrets de la douleur. — Et vous le jouerez en italien, s’écria M. Edgermond, et je l’entendrai ! et vous aussi, mon cher Nelvil ! ah ! que vous êtes heureux ! — Puis se repentant à l’instant de cette parole indiscrète, il rougit ; et la rougeur inspirée par la délicatesse et la bonté peut intéresser à tous les âges. — Que nous serons heureux, reprit-il avec embarras, si nous assistons à un tel spectacle ! —


CHAPITRE III


TOUT fut arrangé en peu de jours, les rôles distribués, et la soirée choisie pour la représentation dans un palais que possédait une parente du prince Castel-Forte, amie de Corinne. Oswald avait un mélange d’inquiétude et de plaisir à l’approche de ce nouveau succès ; il en jouissait par avance ; mais par avance aussi il était jaloux, non de tel homme en particulier, mais du public, témoin des talens de celle qu’il aimait ; il eût voulu connaître seul ce qu’elle avait d’esprit et de charmes ; il eût voulu que Corinne, timide et réservée comme une Anglaise, possédât cependant pour lui seul son éloquence et son génie. Quelque distingué que soit un homme, peut-être ne jouit-il jamais sans mélange de la supériorité d’une femme ; s’il l’aime, son cœur s’en inquiète ; s’il ne l’aime pas, son amour-propre s’en offense. Oswald près de Corinne était plus enivré qu’heureux, et l’admiration qu’elle lui inspirait augmentait son amour, sans donner à ses projets plus de stabilité. Il la voyait comme un phénomène admirable qui lui apparaissait de nouveau chaque jour ; mais le ravissement et l’étonnement même qu’elle lui faisait éprouver semblait éloigner l’espoir d’une vie tranquille et paisible. Corinne cependant était la femme la plus douce et la plus facile à vivre ; on l’eût aimée pour ses qualités communes, indépendamment de ses qualités brillantes : mais encore une fois, elle réunissait trop de talens, elle était trop remarquable en tout genre. Lord Nelvil, de quelqu’avantage qu’il fût doué, ne croyait pas l’égaler, et cette idée lui inspirait des craintes sur la durée de leur affection mutuelle. En vain Corinne, à force d’amour, se faisait son esclave, le maître souvent inquiet de cette reine dans les fers ne jouissait point en paix de son empire.

Quelques heures avant la représentation, lord Nelvil conduisit Corinne dans le palais de la princesse Castel-Forte, où le théâtre était préparé. Il faisait un soleil admirable, et d’une des fenêtres de cet escalier on découvrait Rome et la campagne. Oswald arrêta Corinne un moment et lui dit : — Voyez ce beau temps, c’est pour vous, c’est pour éclairer vos succès. — Ah ! si cela était, reprit-elle, c’est vous qui me porteriez bonheur, c’est à vous que je devrais la protection du Ciel. — Les sentimens doux et purs que cette belle nature inspire suffiraient-ils à votre bonheur ? reprit Oswald ; il y a loin de cet air que nous respirons, de cette rêverie qu’inspire la campagne, à la salle bruyante qui va retentir de votre nom. — Oswald, lui dit Corinne, ces applaudissemens, si je les obtiens, n’est-ce pas parce que vous les entendrez qu’ils auront le pouvoir de me toucher ? et si je montre quelque talent, ne sera-ce pas mon sentiment pour vous qui me l’inspirera ? La poésie, l’amour, la religion, tout ce qui tient à l’enthousiasme enfin est en harmonie avec la nature ; et en regardant le ciel azuré, en me livrant à l’impression qu’il me cause, je comprends mieux les sentimens de Juliette, je suis plus digne de Roméo. — Oui, tu en es digne, céleste créature, s’écria lord Nelvil ; oui, c’est une faiblesse de l’ame que cette jalousie de tes talens, que ce besoin de vivre seul avec toi dans l’univers. Va recueillir les hommages du monde, va ; mais que ce regard d’amour, qui est plus divin encore que ton génie, ne soit dirigé que sur moi. — Ils se quittèrent alors, et lord Nelvil alla se placer dans la salle, en attendant le plaisir de voir paraître Corinne.

C’est un sujet italien que Roméo et Juliette ; la scène se passe à Vérone ; on y montre encore le tombeau de ces deux amans. Shakespeare a écrit cette pièce avec cette imagination du midi tout à la fois si passionnée et si riante, cette imagination qui triomphe dans le bonheur, et passe si facilement, néanmoins, de ce bonheur au désespoir, et du désespoir à la mort. Tout y est rapide dans les impressions, et l’on sent cependant que ces impressions rapides seront ineffaçables. C’est la force de la nature, et non la frivolité du cœur qui, sous un climat énergique, hâte le développement des passions. Le sol n’est point léger, quoique la végétation soit prompte ; et Shakespeare, mieux qu’aucun écrivain étranger, a saisi le caractère national de l’Italie et cette fécondité d’esprit qui invente mille manières pour varier l’expression des mêmes sentimens, cette éloquence orientale qui se sert des images de toute la nature pour peindre ce qui se passe dans le cœur. Ce n’est pas, comme dans l’Ossian, une même teinte, un même son qui répond constamment à la corde la plus sensible du cœur ; mais les couleurs multipliées que Shakespeare emploie dans Roméo et Juliette ne donnent point à son style une froide affectation, c’est le rayon divisé, réfléchi, varié, qui produit ces couleurs, et l’on y sent toujours la lumière et le feu dont elles viennent. Il y a dans cette composition une sève de vie, un éclat d’expression qui caractérise et le pays et les habitans. La pièce de Roméo et Juliette, traduite en italien, semblait rentrer dans sa langue maternelle.

La première fois que Juliette paraît, c’est à un bal où Roméo Montague s’est introduit, dans la maison des Capulets, les ennemis mortels de sa famille. Corinne était revêtue d’un habit de fête charmant, et cependant conforme au costume du temps. Ses cheveux étaient artistement mêlés avec des pierreries et des fleurs ; elle frappait d’abord comme une personne nouvelle, puis on reconnaissait sa voix et sa figure, mais sa figure divinisée qui ne conservait plus qu’une expression poétique. Des applaudissemens unanimes firent retentir la salle à son arrivée. Ses premiers regards découvrirent à l’instant Oswald et s’arrêtèrent sur lui ; une étincelle de joie, une espérance douce et vive se peignit dans sa physionomie ; en la voyant le cœur battait de plaisir et de crainte : on sentait que tant de félicité ne pouvait pas durer sur la terre ; était-ce pour Juliette, était-ce pour Corinne que ce pressentiment devait s’accomplir ?

Quand Roméo s’approcha d’elle pour lui adresser à demi-voix des vers si brillans dans l’anglais, si magnifiques dans la traduction italienne, sur sa grâce et sa beauté, les spectateurs, ravis d’être interprétés ainsi, s’unirent tous avec transport à Roméo ; et la passion subite qui le saisit, cette passion allumée par le premier regard, parut à tous les yeux bien vraisemblable. Oswald commença dès ce moment à se troubler ; il lui semblait que tout était prêt à se révéler, qu’on allait proclamer Corinne un ange parmi les femmes, l’interroger lui-même sur ce qu’il ressentait pour elle, la lui disputer, la lui ravir ; je ne sais quel nuage éblouissant passa devant ses yeux, il craignit de ne plus voir, il craignit de s’évanouir, et se retira derrière une colonne pendant quelques instans. Corinne inquiète le cherchait avec anxiété, et prononça ce vers :

Too early seen unknown, and known too late !

Ah ! je l’ai vu trop tôt sans le connaître, et je l’ai connu trop tard, avec un accent si profond, qu’Oswald tressaillit en l’entendant, parce qu’il lui sembla que Corinne l’appliquait à leur situation personnelle.

Il ne pouvait se lasser d’admirer la grâce de ses gestes, la dignité de ses mouvemens, une physionomie qui peignait ce que la parole ne pouvait dire, et découvrait ces mystères du cœur qu’on n’a jamais exprimés, et qui pourtant disposent de la vie. L’accent, le regard, les moindres signes d’un acteur vraiment ému, vraiment inspiré, sont une révélation continuelle du cœur humain ; et l’idéal des beaux-arts se mêle toujours à ces révélations de la nature. L’harmonie des vers, le charme des attitudes prêtent à la passion ce qui lui manque souvent dans la réalité, la grâce et la dignité. Ainsi tous les sentimens du cœur et tous les mouvemens de l’ame passent à travers l’imagination sans rien perdre de leur vérité.

Au second acte, Juliette paraît sur le balcon de son jardin pour s’entretenir avec Roméo. De toute la parure de Corinne, il ne lui restait plus que les fleurs, et bientôt après aussi les fleurs devaient disparaître ; le théâtre à demi éclairé, pour représenter la nuit, répandait sur le visage de Corinne une lumière plus douce et plus touchante. Le son de sa voix était encore plus harmonieux que dans l’éclat d’une fête. Sa main levée vers les étoiles semblait invoquer les seuls témoins dignes de l’entendre, et quand elle répétait Roméo, Roméo, bien qu’Oswald fût certain que c’était à lui qu’elle pensait, il se sentait jaloux des accens délicieux qui faisaient retentir un autre nom dans les airs. Oswald se trouvait placé en face du balcon, et celui qui jouait Roméo étant un peu caché par l’obscurité, tous les regards de Corinne purent tomber sur Oswald lorsqu’elle dit ces vers ravissans :


« In truth, fair Montague, I am too fond ;
And therefore thou may’st think my haviour light :
But trust me, gentleman, I’ll prove more true,
Than those that have more cunning to be strange
........therefore pardon me ; »

« Il est vrai, beau Montague, je me suis montrée trop passionnée, et tu pourrais penser que ma conduite a été légère ; mais crois-moi, noble Roméo, tu me trouveras plus fidèle que celles qui ont plus d’art pour cacher ce qu’elles éprouvent ; ainsi donc pardonne-moi ».

À ce mot : — pardonne-moi ! pardonne-moi d’aimer pardonne-moi de te l’avoir laissé connaître ! — il y avait dans le regard de Corinne une prière si tendre : tant de respect pour son amant, tant d’orgueil de son choix, lorsqu’elle disait : — Noble Roméo ! Beau Montague ! — qu’Oswald se sentit aussi fier qu’il était heureux. Il releva sa tête que l’attendrissement avait fait pencher, et se crut le roi du monde, puisqu’il régnait sur un cœur qui renfermait tous les trésors de la vie.

Corinne, en apercevant l’effet qu’elle produisait sur Oswald, s’anima toujours plus par cette émotion du cœur qui seule produit des miracles ; et quand à l’approche du jour Juliette croit entendre le chant de l’alouette, signal du départ de Roméo, les accens de Corinne avaient un charme surnaturel ; ils peignaient l’amour, et cependant on y sentait un mystère religieux, quelques souvenirs du ciel, un présage de retour vers lui, une douleur toute céleste, telle que celle d’une ame exilée sur la terre, et que sa divine patrie va bientôt rappeler. Ah ! qu’elle était heureuse Corinne, le jour où elle représentait ainsi devant l’ami de son choix un noble rôle dans une belle tragédie ; que d’années, combien de vies seraient ternes auprès d’un tel jour !

Si lord Nelvil avait pu jouer avec Corinne le rôle de Roméo, le plaisir qu’elle goûtait n’eût pas été si complet. Elle aurait désiré d’écarter les vers des plus grands poëtes pour parler elle-même selon son cœur ; peut-être même qu’un sentiment invincible de timidité eût enchaîné son talent, elle n’eût pas osé regarder Oswald, de peur de se trahir, enfin la vérité portée jusqu’à ce point aurait détruit le prestige de l’art ; mais qu’il était doux de savoir là celui qu’elle aimait, quand elle éprouvait ce mouvement d’exaltation que la poésie seule peut donner ! quand elle ressentait tout le charme des émotions sans en avoir le trouble ni le déchirement réel ! quand les affections qu’elle exprimait n’avaient à la fois rien de personnel ni d’abstrait, et qu’elle semblait dire à lord Nelvil : — Voyez, comme je suis capable d’aimer ! —

Il est impossible que dans sa propre situation on puisse être contente de soi, la passion et la timidité tour à tour entraînent ou retiennent, inspirent trop d’amertume ou trop de soumission : mais se montrer parfaite sans qu’il y ait de l’affectation ; unir le calme à la sensibilité, quand trop souvent elle l’ôte ; enfin exister pour un moment dans les plus doux rêves du cœur, telle était la jouissance pure de Corinne en jouant la tragédie. Elle joignait à ce plaisir celui de tous les succès, de tous les applaudissemens qu’elle obtenait, et son regard les mettait aux pieds d’Oswald, aux pieds de l’objet dont le suffrage valait à lui seul plus que la gloire. Ah ! du moins un moment, Corinne a senti le bonheur. Un moment elle connut, au prix de son repos, ces délices de l’ame, que jusqu’alors elle avait souhaitées vainement, et qu’elle devait regretter toujours.

Juliette au troisième acte devient secrètement l’épouse de Roméo. Dans le quatrième, ses parens voulant la forcer à en épouser un autre, elle se décide à prendre le breuvage assoupissant qu’elle tient de la main d’un moine, et qui doit lui donner l’apparence de la mort. Tous les mouvemens de Corinne, sa démarche agitée, ses accens altérés, ses regards tantôt vifs, tantôt abattus, peignaient le cruel combat de la crainte et de l’amour ; les images terribles qui la poursuivaient, à l’idée de se voir transportée vivante dans les tombeaux de ses ancêtres, et cependant l’enthousiasme de passion qui faisait triompher une ame si jeune d’un effroi si naturel. Oswald sentait comme un besoin irrésistible de voler à son secours. Une fois elle leva les jeux vers le ciel avec une ardeur qui exprimait profondément ce besoin de la protection divine, dont jamais un être humain n’a pu s’affranchir. Une autre fois lord Nelvil crut voir qu’elle étendait les bras vers lui comme pour l’appeler à son aide, et il se leva dans un transport insensé, puis se rassit, ramené à lui-même par les regards surpris de ceux qui l’environnaient ; mais son émotion devenait si forte qu’elle ne pouvait plus se cacher.

Au cinquième acte, Roméo, qui croit Juliette sans vie, la soulève du tombeau avant son réveil et la presse contre son cœur ainsi évanouie. Corinne était vêtue de blanc, ses cheveux noirs tout épars, et sa tête penchée sur Roméo avec une grâce et cependant une vérité de mort si touchante et si sombre, qu’Oswald se sentit ébranlé tout à la fois par les impressions les plus opposées. Il ne pouvait supporter de voir Corinne dans les bras d’un autre, il frémissait en contemplant l’image de celle qu’il aimait ainsi privée de vie ; enfin il éprouvait comme Roméo ce mélange cruel de désespoir et d’amour, de mort et de volupté, qui font de cette scène la plus déchirante du théâtre. Enfin quand Juliette se réveille de ce tombeau, au pied duquel son amant vient de s’immoler, et que ses premiers mots dans son cercueil sous ces voûtes funèbres ne sont point inspirés par l’effroi qu’elles devaient causer, lorsqu’elle s’écrie :

Where is my lord ? where is my Romeo ?
« Où est mon époux ? où est mon Romeo ? »

lord Nelvil répondit à ces cris par des gémissemens, et ne revint à lui que lorsqu’il fut entraîné par M. Edgermond hors de la salle.

La pièce finie, Corinne s’était trouvée mal d’émotion et de fatigue. Oswald entra le premier dans sa chambre, et la vit seule avec ses femmes, encore revêtue du costume de Juliette et comme elle presque évanouie entre leurs bras. Dans l’excès de son trouble, il ne savait pas distinguer si c’était la vérité ou la fiction, et se jetant aux pieds de Corinne, il lui dit en anglais ces paroles de Roméo :

« Oh, mes yeux, regardez-la pour la dernière fois ! oh, mes bras, serrez-la pour la dernière fois contre mon cœur »,

Eyes, look your last ! arms, take your last embrace.

Corinne, encore égarée, s’écria : — Grand Dieu ! que dites-vous ? Voudriez-vous me quitter, le voudriez-vous ? — Non, non, interrompit Oswald, non, je jure.......... — À l’instant la foule des amis et des admirateurs de Corinne força sa porte pour la voir ; elle regardait Oswald, attendant avec anxiété ce qu’il allait dire, mais ils ne purent se parler de toute la soirée ; on ne les laissa pas seuls un instant.

Jamais tragédie n’avait produit un tel effet en Italie. Les Romains exaltaient avec transport la traduction et la pièce et l’actrice. Ils disaient que c’était là véritablement la tragédie qui convenait aux Italiens, peignait leurs mœurs, remuait leur ame en captivant leur imagination, et faisait valoir leur belle langue par un style tour à tour éloquent et lyrique, inspiré et naturel. Corinne recevait tous ces éloges avec un air de douceur et de bienveillance ; mais son ame était restée suspendue à ce mot je jure… qu’Oswald avait prononcé, et dont l’arrivée du monde avait interrompu la suite : ce mot pouvait en effet contenir le secret de sa destinée.

  1. Cesarotti, Verri, Bettinelli sont trois auteurs vivans qui ont mis de la pensée dans la prose italienne ; il faut avouer que ce n’est pas à cela qu’on la destine depuis longtemps.
  2. Giovanni Pindemonte a publié nouvellement un théâtre dont les sujets sont pris dans l’histoire italienne, et c’est une entreprise très-intéressante et très-louable. Le nom des Pindemonte est aussi illustré par Hippolito Pindemonte, l’un des poëtes actuels de l’Italie qui a le plus de charme et de douceur
  3. On vient de publier les œuvres posthumes d’Alfiéri, où se trouvent beaucoup de morceaux très-piquans ; mais on peut conclure, d’un essai dramatique assez bizarre qu’il a fait sur sa tragédie d’Abel, qu’il sentait lui-même que ses pièces étaient trop austères, et qu’il fallait sur la scène accorder davantage aux plaisirs de l’imagination.