Coquecigrues/M. et Mme Bornet

Ollendorff (p. 37-69).
Un Roman.  ►


M. ET Mme BORNET




LE GÂTEAU GÂTÉ — LE BOUCHON.
L’ORANG — LE BATEAU À VAPEUR.




LE GÂTEAU GÂTÉ



À Alphonse Daudet.



Mme Bornet déchira, en suivant le pointillé, le télégramme et lut :

« Comptez pas sur nous. Indisposés. Amitiés. Lafoy. »

— Comme c’est ennuyeux ! dit-elle. Je vous le demande. Indisposés : beau motif ! Moi qui avais tout préparé !

— Ces choses-là n’arrivent qu’à nous, dit M. Bornet.

Mme Bornet réfléchit :

— J’y songe : il y a un moyen de nous arranger. Les Nolot viennent demain. Le gâteau sera encore frais. Il servira.

Mais le lendemain, au moment d’allumer les bougies, elle reçut un second télégramme :

« Impossible pour ce soir. Excuses. Nolot. »

— C’est comme un fait exprès, dit M. Bornet.

Mme Bornet, accablée, les lèvres blanches, ne comprenait pas cet acharnement du sort, et elle ouvrait la bouche toute grande afin de faciliter la sortie des mots blessants.

— Prévenir à neuf heures ! quel manque d’éducation !

— Mieux vaut tard que jamais, dit M. Bornet. Cependant, calme-toi, gros mérinos, tu vas tourner !

— Oh ! tu peux rire. C’est du joli ! Cette fois, le gâteau est bel et bien perdu.

— Nous le mangerons demain à déjeuner.

— Si tu crois que j’achète des gâteaux pour notre ordinaire.

— Sans doute ; mais puisque nous ne pouvons pas faire autrement, résignons-nous.

— Soit, gaspillons notre fortune, dit Mme Bornet.

Dépitée comme maîtresse de maison, elle passa une nuit mauvaise, avec de brusques coups de reins, tandis que son mari dormait légitimement et rêvait peut-être sucreries à la vanille.

— Il se réjouit déjà, pensait-elle.

Chose promise, chose due. Au déjeuner, la bonne apporta, non sans précautions, le gâteau sur la table. M. et Mme Bornet le contemplèrent. Il s’était affaissé. La crème avait jauni, fuyait par les fentes, et les éclairs s’y noyaient peu à peu. Autrefois semblable à quelque château fort, il ne rappelait maintenant aucune construction connue, parmi celles, du moins, qui ne sont pas encore écroulées. M. Bornet garda pour lui ces remarques et Mme Bornet se mit à découper les parts. Préoccupée de les faire égales, elle disait à son mari :

— Tu guignes la plus grosse, hein ! vieux gourmand !

Son couteau disparut sous les flots de crème coulante, gratta l’assiette, agaçant les dents, mais jamais elle ne parvint à fixer des limites, à tracer des sentiers secs, et toujours les parts débordaient l’une sur l’autre. Exaspérée, elle prit l’assiette, renversa dans celle de son mari la moitié du gâteau et dit :

— Tiens, bourre-toi.

M. Bornet emplit une cuiller à potage, souffla sur la crème tant elle lui parut froide, et n’en fit qu’une bouchée. Mais sa langue embarrassée refusa de clapper. Il grimaça, puis sourit :

— Je crois qu’elle a un petit goût, dit-il.

— Allons ! bon, dit Madame. Quel homme à caprices ! ma parole, je ne sais plus qu’inventer pour te nourrir. Seigneur, que je suis donc malheureuse !

— Essaie, toi, dit simplement M. Bornet.

— Je n’ai pas besoin d’essayer. Je suis sûre d’avance qu’elle n’a aucun goût.

— Essaie tout de même. Avales-en une cuillerée, rien qu’une.

— Deux, si tu veux, fit Mme Bornet. En effet, elle les avala coup sur coup et dit :

— Eh bien ! quoi ? Qu’est-ce que tu lui trouves, à ce gâteau ? Un peu fait, peut-être.

Mais elle n’en reprit pas. Elle se désolait, allait pleurer, quand M. Bornet eut une idée :

— Écoute. Il y a longtemps que tu n’as rien offert au concierge, et j’ai observé que, depuis le Jour de l’an, ses prévenances diminuent. Privons-nous. Donnons-lui le gâteau. Nous avons la vie devant nous, pour nous en payer d’autres, n’est-ce pas ?

— Au moins, remets ta part, dit Mme Bornet.

Ils firent monter le concierge.

Après les compliments d’usage :

— Voulez-vous me permettre de vous offrir ceci, dit M. Bornet, en lui tendant l’assiette.

— Vous êtes trop charitables, dit le concierge, mais ça va vous manquer.

— Que non ! dit M. Bornet. J’en ai jusque-là.

Il pesa sur sa pomme d’Adam et tira la langue.

— Prenez, dit Mme Bornet. Ne craignez rien. C’est pour vous.

Le concierge, les yeux sur le gâteau, les narines flairantes, hésita et soudain demanda :

— Y a-t-il des œufs dans votre gâteau ?

— Parbleu ! dit M. Bornet, on ne fait pas de bon gâteau sans œufs.

— Alors, ça me rembrunit. Je n’aime pas les œufs.

— Qu’est-ce que tu lui contes, mon ami ? dit Mme Bornet. Il y a un jaune d’œuf, au plus, pour lier la pâte.

— Oh ! Madame, rien que d’entendre chanter une poule, j’ai mal au cœur.

— Je vous affirme, dit Monsieur, qu’il est exquis. Vous vous régaleriez.

Comme preuve, il trempa le bout du doigt dans le gâteau et suça hardiment.

— Possible, dit le concierge ; je suis sans compétence. C’est égal, je n’en veux point. Je vomirais. Faites excuses, merci bien.

— Mais pour votre femme.

— Ma femme est comme moi. Elle m'aime pas les œufs. Elle les renvoie aussi. C’est un peu à cause de ce dégoût-là que nous nous sommes convenu.

— Pour vos charmants bébés.

— Mes gosses, Madame. Justement, l’aîné a mal aux dents. Il en perd partout. La friandise ne lui vaut rien. Et le plus petit, le pauvre cher petit, n’est point encore porté sur la bouche.

— Assez, dit Mme Bornet glaciale. Laissez-le. Nous ne vous forçons pas. Nous n’en avons pas le droit. Mille regrets, mon brave !

— Oui, assez, dit M. Bornet, du ton dont il eût repoussé un mendiant.

Ils étaient humiliés. Le concierge s’aperçut de leur mécontentement. Pris de scrupules délicats, il ne voulut pas les quitter sur cette impression fâcheuse, et poliment :

— Vous, Monsieur, qui êtes un savant, vous n’auriez pas, des fois, dans vos livres, un livre avec des lettres écrites imprimées, pour souhaiter des fêtes, la Sainte-Honorine, par exemple. Voilà qui me ferait plaisir et me serait utile. Je vous le rendrais. On ne lui répondit même pas. Il s’éloigna à reculons, confus, certain qu’il les avait fâchés, et se promettant de faire oublier sa conduite par des amabilités de son ressort.

— Imbécile ! dit M. Bornet. Des gens qui crèvent de faim. Dernièrement, leur petit tétait une feuille de salade.

— Au fond, c’est de l’orgueil, dit Mme Bornet. Il mourait d’envie d’accepter.

Elle n’en revenait plus, et ses doigts fébriles jouaient sur les petits tambourins de ses tempes. Les coudes sur la table, Monsieur consultait une manche de son paletot. En vérité, ce gâteau était d’un placement si difficile qu’ils allaient s’en désintéresser.

— Sommes-nous bêtes ! dit enfin Madame.

Elle donna un vif coup de pouce à la poire électrique.

La bonne parut.

— Louise, dit sèchement Mme Bornet, mangez ça. Vous conserverez votre fromage pour demain.

Louise emporta le gâteau.

— J’espère qu’on la comble en dessert. Elle va le dévorer, les yeux fermés.

— Ça dépend, dit Monsieur, je n’en mettrais pas ma tête sur le billot. Cette fille se dégrossit, se parisianise. Elle a des diamants en verre aux oreilles.

— Je sais. Depuis que nous l’avons menée au cirque, par imprudente générosité, elle jongle avec les assiettes. Mais elle ne poussera pas la distinction jusqu’à bouder contre son ventre.

— Hé ! je me défie, moi. Elle peut engloutir le gâteau, comme elle peut n’y pas toucher.

— Je voudrais voir ça.

Ils attendirent ; puis, pour une cause ou pour une autre, sans faire semblant de rien, Mme Bornet passa dans la cuisine. Elle en revint grinçante d’indignation.

— Devine où il est, notre gâteau ?

M. Bornet se dressa comme un point d’interrogation énorme, oscillant.

— Devine, je te le donne en cent.

— Ah ! je trépigne.

— Dans-la-boîte-aux-ordures !

— Trop fort !

— Sacrifiez-vous pour ces drôlesses. Sortez-les de la crotte, voilà votre récompense : « Madame, je ne suis pas venue ici pour manger vos gâteaux pourris ! » Mais je jure Dieu que cette insolence lui a coûté cher.

Dédaignant la parole humaine, Mme Bornet écarta ses cinq doigts de la main droite et trois doigts de la main gauche.

— J’imagine effectivement, dit M. Bornet, le visage comme frotté à la mine de plomb, que tu lui as flanqué ses huit jours.

— Pardine !

Face à face, ils s’excitaient à la vengeance. Elle, ses huit doigts en pied de nez, sentait rayonner ses oreilles rouges, son front chaud, ses joues cuites, et lui s’enténébrait encore, telle une fenêtre au soleil, quand le store graduellement s’abaisse et développe son ombre.


LE BOUCHON


À Léon Daudet.


De petits gorets, réveillés dans tous les cœurs, ont grogné d’aise au passage des viandes fines, des bons vins, et se sont grisés de fumets. Les visages animés ne peuvent plus rougir. Les joues sont en fruits. Les bouches rient double et les dames suivent, en paroles, les messieurs jusqu’où ils veulent aller. Or voilà que le maître de maison, M. Bornet, saisit la bouteille de champagne.

Ah ! ah !

Il disperse d’un souffle puissant les grains de poussière qu’elle a sur la tête.

On le regarde. Voyons voir !

Il lui enlève son capuchon d’or.

On devient grave.

Il coupe les fils qui la serrent au cou.

Les dernières paroles lancées retombent à droite et à gauche, molles.

Il lui appuie son pouce sur la nuque.

Attention !

— Bon ! dit Mme Bornet, tu vas commencer tes bêtises. Tu ne pourrais point faire ça à la cuisine ?

M. Bornet n’a même pas un geste de mépris. Il exerce par degrés les pressions accoutumées. Il semble pétrir une figurine de glaise. Il n’accomplit rien à la légère. S’il s’aperçoit que le bouchon a grandi d’une ligne, il se repose, et laisse l’effet se produire. Il donne aussi d’amicales tapes au ventre, au derrière de la bouteille. Parfois il l’incline, comme une arme chargée, dans la direction d’une poitrine, d’une gorge ouverte. Mais il rassure aussitôt ces dames :

— N’ayez pas peur : je suis là.

— C’est crispant, dit Mme Bonnet, prends un tire-bouchon et finis-en, à la fin !

— Prendre un tire-bouchon pour déboucher une bouteille de champagne, répond M. Bornet, syllabe par syllabe ; j’ai, dans ma longue vie, entendu des choses prodigieuses, mais celle-ci l’emporte, je l’avoue.

Il observe, sournois, ses invités.

Les bustes se penchent en arrière, forment ensemble, autour de la table,un large calice évasé. Chaque dame apprête un cri original. Les petits doigts se blottissent dans les oreilles. Une assiette sert d’éventail. Un monsieur, qu’on approuve, exprime en beaux termes la gêne commune :

— J’ai été soldat, dit-il, je ne crains pas la mort. Tirez un coup decanon et vous verrez si je sourcille. Mais, Dieu ! que ceci m’énerve donc ! c’est plus fort que moi.

— Oui, dit un docteur pourtant habitué aux enfantements pénibles,inutile de nous torturer davantage. Nous avons tous fait nos preuves. Dépêchez-vous.

— Patience, grands enfants, répond M. Bornet avec calme. Moi, j’aime que la nature suive son cours. D’ailleurs, je suis en mesure de vous affirmer que le bouchon travaille. Ce n’est qu’une affaire de temps, et dès qu’il aura parti, vous n’y penserez plus.

Bien qu’on le traite de monstre, d’affreux homme, il garde la sérénité de sa face. Il organise l’angoisse. Il n’agit plus sur le bouchon que par l’influence d’un regard fixe. L’anxiété atteint ses limites. On dirait que, cédant aux genoux qui tamponnent, aux abdomens gonflés, aux bras raidis, la table garnie va sauter au plafond.

— Il est à gifler, dit Mme Bornet. Tu nous exaspères. On se trouverait mal. Donne-moi cette bouteille.

— Veux-tu lâcher ça, dit M. Bornet, ou je renfonce le bouchon !

— À mon secours ! crie Mme Bornet.

— Veux-tu lâcher ça, ou tu recevras de cette fourchette sur les phalanges.

— Mme Bornet a raison, dit l’ancien militaire excité. Parfaitement ! Vous vous jouez de nous. Honneur aux dames ! Passez la bouteille tout de suite. Et déjà il l’empoigne.

— Vous ne me l’arracherez pas, dit M. Bornet, à moins de me casser les doigts.

— Est-il têtu ! disent les invités qui se lèvent décidés, sérieux. Et la bouteille disparaît jusqu’au col, sous les mains qui s’abattent, qui l’étreignent. Les moins promptes s’accrochent encore à des poignets. Des taches de sang circulent à fleur de peau.

— Ah ! c’est ainsi, dit M. Bornet. Soit, allons-y. J’en ai vu d’autres. Je me sens bœuf. Je vous défie, un contre dix. Tant pis si la bouteille éclate. Gare au malheur et sauve qui peut !

Les convives, hors d’eux, refusent de l’entendre, perdent prudence. Désireux d’agir, ils souhaitent un dénouement qui les soulage vite, n’importe lequel, et s’en remettent au destin.

Mais tiraillée en divers sens, la bouteille de champagne résiste aux efforts qui se contrarient, s’immobilise, étouffe, pousse toute seule, et le bouchon sort comme un soupir de digestion, se couche sur le côté, au bord du goulot, paresseusement.


L’ORANG


À Aurélien Scholl.


— D’ailleurs, c’est étonnant comme mon mari fait bien l’orang ! dit Mme Bornet.

Les convives de choix, peu nombreux, regardèrent M. Bornet. Intimement traités, ils venaient d’écouter, avec frayeur, les histoires terribles échangées.

— Mais selon moi, avait dit M. Bornet, la plus extraordinaire est le Double Assassinat dans la rue Morgue. Edgar Poë l’a composée si savamment que j’ai beau la relire, la relire encore, je ne devine jamais l’orang.

Et le mot n’avait pas semblé forcé.

— Je vous assure, dit Mme Bornet, qu’il l’imite dans la perfection, et la première fois, j’ai dû crier au secours contre lui.

— C’est exact, dit M. Bornet, elle a crié au secours, comme une sotte.

— Vous ne plaisantez pas ? dirent ces dames ; vous faites l’orang, vous, monsieur Bornet ?

— Il n’a pourtant rien de l’orang.

— Si, quelque chose, en observant bien, dans le sourire.

Une jeune femme, timide et craignant d’être exaucée, demanda :

— Oh ! faites-nous-le, hein ?

Les hommes désiraient voir avant de croire, inquiets toutefois. M.Bornet hocha la tête.

— Ça ne se fait pas comme ça ! dit-il. Il faut être en train et en costume ; je m’explique : sans costume !

Le mot refroidit les curiosités chaudes. Ces dames s’interdirent d’insister autrement que par des : « C’est dommage ! — Moi qui aurais été si heureuse ! » Mais elles protestèrent quand l’un de ces messieurs leur dit :

— Ne pourriez-vous pas vous retirer un instant ? Nous resterions entre hommes.

Cela non. Mieux valait essayer un arrangement.

— Voyons, monsieur Bornet, soyez gentil. Nous nous contenterons d’une esquisse. Ôtez votre paletot.

— Un orang en manches de chemise ! fit dédaigneusement M. Bornet. Vous vous moquez de moi, ma parole !

— Tenez, nous ne sommes pas bégueules. Madame Bornet, est-ce que votre mari porte de la flanelle ?

— Oui, mais très peu.

— Pas de chance ! comment faire ? Monsieur Bornet, vous n’êtes guère aimable. Une indication nous aurait suffi. Retroussez vos manches jusqu’au coude. Nous suppléerons le reste.

— Il veut qu’on le prie, dirent les hommes.

M. Bornet hésitait entre la crainte de ne pas jouer son rôle et celle de le mal jouer. Au bord de sa chaise, prêt à se lever, flatté comme l’artiste célèbre auquel on demande « ne serait-ce qu’un couplet », il jouissait des yeux fixés sur lui, des bouches entr’ouvertes, des mains tendues et frémissantes.

— Soit, dit-il, puisque vous l’exigez !

Il ôta son paletot et l’écarta soigneusement sur le dossier de sa chaise.

— Je réclame votre indulgence, dit-il, pour trois raisons. D’abord ma femme exagère ou se trompe peut-être. En second lieu, je n’ai pas encore exécuté l’orang en public. Enfin, et ceci vous surprendra, je vous affirme que, de ma vie, je n’ai vu d’orang !

— Vous en avez plus de mérite, lui dit-on.

Il y eut un remuement de sièges. On se prépara à la peur. Les dames se serrèrent, coude à coude, autour de la table, et les messieurs, nerveusement, sucèrent leurs cigarettes, s’enveloppèrent de fumée.

— Que je quitte au moins mes manchettes empesées, dit M. Bornet. Elles me gêneraient !

— Allez, allez donc, je vous supplie ! dit une femme exaspérée, déjà pâle.

M. Bornet commença.

Ce fut un désastre. Dès le premier geste, comme une tête de chardon sous une chiquenaude, l’illusion éparpillée s’évanouit. Le gros homme s’épuisait en contorsions vaines. Il grimaçait, suait, agitait ses bras lourds, empêchait son gilet de remonter, et sa montre, projetée hors du gousset, sautillait d’une jambe à l’autre.

Quel ridicule ! Ça, un orang ! Un vilain singe au plus, inoffensif et vulgaire. Les femmes se pinçaient, choquaient leurs genoux, se cachaient derrière leurs serviettes, et l’un de ces messieurs étreignit si fort la cuisse de son voisin, que celui-ci bondit de douleur.

Oui, on souffrait, et Mme Bornet se montra femme de tact quand elle dit sèchement :

— Mon pauvre ami, tu n’y es pas !

M. Bornet s’arrêta. Telle une toupie qui reçoit un coup de pied.

— C’est votre faute, dit-il penaud ; je vous avais prévenue. Il fallait m’écouter.

— Apaise-toi, lui dit sa femme en l’épongeant. Va renouer ta cravate et te rafraîchir les tempes.

Humilié, il passa dans le cabinet de toilette.

— Pardon pour lui ! dit-elle.

Mais les convives soulagés, parce qu’ils en étaient quittes pour la peur de la peur, s’efforcèrent de la consoler.

— Chère madame, lui dirent-ils, vous vous faites trop de mauvais sang. M. Bornet réussira mieux une autre fois. C’est tellement difficile. Et puis cela n’a pas mal marché du tout. D’autres que nous peut-être se seraient laissé impressionner.

Ils se levaient, l’entouraient, touchés de sa peine. Ces dames, certaines d’avoir échappé à un grand danger, respiraient plus librement. Elles se félicitaient, les mains unies, parlaient ensemble, gaies, rieuses et vivaces, comme au plein soleil de midi.

Tout à coup l’orang parut.

Il s’avança très lentement, et l’éclatante lumière de la salle à manger s’obscurcit. Il avait le dos courbe, la tête rentrée dans les épaules, la mâchoire inférieure disloquée. Ses yeux sanglants regardaient dans le vide. Ses doigts mobiles pétrissaient, étranglaient des choses, et ses ongles s’allongeaient en griffes.

L’assurance perdue, les convives s’étaient bousculés, tassés dans un coin, et se retenaient de pousser des cris d’horreur qui eussent ajouta à leur épouvante. D’autre part, l’orang se gardait de grogner. Mais, la gueule tantôt contractée, tantôt élargie, il exprimait sa rage d’être exilé de ses forêts. On ne le distinguait que vaguement. Il fit le tour de la table, silencieux, saisit un couteau, et le brandit, non à la manière des assassins expérimentés, mais comme un animal gauche, d’autant plus redoutable qu’il ne sait pas se servir d’une arme. La scène sombrait dans les ténèbres, la nuit noire. On n’entendait plus même haleter les poitrines. L’orang soufflait son haleine sur les visages.

— Assez ! chéri, assez ! dit Mme Bornet.

Aussitôt M. Bornet, docile, leva le gaz. Les convives aspirèrent longuement la clarté qui se répandit jusqu’à leur cœur, et l’un d'eux, pour chasser au loin son malaise, donna le signal des applaudissements :

— Bravo ! bravo ! étonnante faculté !

— C’est un gros succès, dit Mme Bornet, empourprée. Tu n’as pas commis une faute.

Toutes ces dames s’exclamaient :

— Moi, je suffoquais !

— Moi, je me suis crue morte !

— Moi, je ne dormirai pas cette nuit.

— Moi, d’abord, je ne bouge plus. J’attendrai ici le petit jour.

Il leur restait à tous cette lâcheté qui calme les plus pressantes envies qu’on puisse avoir de changer de place.

— Alors vous êtes contents, dit M. Bornet. Tant mieux. Moi aussi. Merci, merci.

Il reprit, modeste :

— Voyez-vous, l’important est de faire jouer le gaz à propos. J’avoue la petitesse du moyen, mais j’en garantis l’effet neuf fois sur dix.

Ses chaussettes qu’il avait gardées, sans doute à cause des mies de pain et des petits os que, pendant un dîner, on jette inévitablement par terre, retombaient sur ses chevilles.

Laid de sa propre laideur et de celle qu’il venait d’acquérir, il s’oubliait dans son triomphe, vengé de son premier échec. Ses cheveux rares, trempés, luisaient comme ceux qu’on trouve dans les soupes. Il reniflait et une buée de lessive ressortait à double jet de ses narines.

Le torse fumant, les mains collées sur son ventre pareil à un sac plein, quelque temps encore il écouta les compliments… avant d’aller remettre sa chemise.


LE BATEAU À VAPEUR


À Paul Hervieu.


Retirés à la campagne, les Bornet sont les voisins des Navot et les deux ménages font bon ménage. Ils aiment également le calme, l’air pur, l’ombre et l’eau. Ils sympathisent au point de s’imiter.

Le matin, ces dames vont au marché ensemble.

— J’ai envie de manger un canard, dit Mme Navot.

— Tiens, moi aussi, dit Mme Bornet.

Ces messieurs se consultent s’ils projettent d’embellir, l’un son jardin avantageusement exposé, l’autre sa maison située sur une hauteur et jamais humide. Ils s’accordent bien. Tant mieux. Pourvu que ça dure !

Mais c’est à la fraîcheur, quand ils se promènent sur la Marne, que les ménages Navot et Bornet souhaitent le plus de s’entendre toujours. Les deux bateaux de même forme et de couleur verte glissent bord à bord. M. Navot et M. Bornet caressent l’eau comme de leurs mains prolongées. Parfois ils s’excitent jusqu’à la première perle de sueur, sans jalousie, si fraternels qu’ils ne peuvent se battre l’un l’autre et qu’ils rament « pareil ». L’une des dames renifle discrètement et dit :

— Il fait délicieux !

— Oui, répond l’autre, il fait délicieux.

Or, ce soir, comme les Bornet vont rejoindre les Navot pour la promenade accoutumée, Mme Bornet fixe un point de la Marne et dit :

— Par exemple !

M. Bornet qui ferme la porte à clef se retourne :

— Quoi donc ?

— Mâtin ! reprend Mme Bornet, ils ne se refusent plus rien, nos amis. Ils ont un bateau à vapeur.

— Fichtre ! dit M. Bornet.

C’est vrai. Sur la rive, dans l’étroit garage réservé aux Navot, on distingue un petit bateau à vapeur, son tuyau noir qui luit au soleil, et les flocons de fumée qui s’échappent. Déjà installés, M. et Mme Navot attendent et agitent un mouchoir.

— Très drôle, ma foi ! dit M. Bornet pincé.

— Ils veulent nous éblouir, dit Mme Bornet avec dépit.

— Je ne les savais pas aussi cachottiers, dit M. Bornet. Pour ma part, je n’aurais jamais acheté un bateau à vapeur tout seul, sans eux. Fiez-vous aux amis. Enfin ! Je remarquais, ces temps derniers, qu’ils avaient l’air chose. Parbleu, c’était ça.

— Si nous n’y allions point !

— Ce serait excessif. Mais puisqu’ils manquent de délicatesse, ne leur donnons point la joie de nous surprendre. Restons indifférents.

— Bien petit, leur bateau à vapeur, dit Mme Bornet. À peine plus grand que l’autre. Comment le trouves-tu ?

— Oh ! de loin, un bateau à vapeur produit forcément quelque effet. D’ailleurs aujourd’hui on réussit des bijoux dans le genre.

Cependant les Navot continuent leurs signes. Sans doute ils crient :

— Dépêchez-vous !

Les Bornet descendent vers la Marne et se gardent de se hâter.

— C’est bon, on y va, dit M. Bornet. Que d’embarras, mon Dieu !

— D’abord, dit Mme Bornet, nous aussi, nous aurions un bateau à vapeur, si nous voulions, en nous gênant un peu.

Lentement, ils s’avancent à pas raccourcis, affectent de baisser la tête, de la détourner ou d’observer le ciel. Certes, leur intention n’est pas de rompre avec les Navot. Ils se promettent même d’admirer poliment, selon les usages du monde, mais ils viennent d’entendre se casser avec un bruit sec le premier des fils minces qui servent à attacher les cœurs, et Mme Bornet conclut :

— Si je ne suis qu’une femme, je ne suis pas femme pour rien, je n’oublierai de ma vie leur procédé. Et toi ?

Sans répondre, M. Bornet lui prend la main.

— Halte ! dit-il. Ma pauvre vieille, nous sommes fous !

Mme Bornet obéit, le regarde, regarde du côté des Navot et dit :

— Mon pauvre vieux, voilà du chimérique !

Ils se frottent les yeux, en écartent des effiloches de brumes et se croient aveugles. Puis ils se mettent à rire, silencieusement, comme deux Indiens, épaule contre épaule, redevenus bons, épanouis, heureux de vivre en ce monde où toujours tout s’explique :

Assis entre M. et Mme Navot, dans leur bateau ordinaire, un étranger fume, quelque ami de Paris peut-être, et, grave sous son chapeau haut de forme noir qui luit au soleil, il rend la fumée, naturellement, par la bouche.