Ollendorff (p. 1-36).


HOMUNCULES




LA TÊTE BRANLANTE. — L’ORAGE.
LE BON ARTILLEUR.
LE PLANTEUR MODÈLE. — LA CLEF.
LE GARDIEN DU SQUARE.
QU’EST-CE QUE C’EST ? — LA FICELLE.
LES TROIS AMIS.




LA TÊTE BRANLANTE



À Paul Margueritte.


I


Le vieil homme s’efforça de regarder ses souliers cirés, et les plis que formait, aux genoux, son pantalon clair trop longtemps laissé dans l’armoire. Il réunit les mollets, se tint moins courbe, donna, son gilet bien tiré, une chiquenaude à sa cravate folle, et dit tout haut :

— Je crois que je suis prêt à recevoir nos soldats français.

Sa blanche tête tremblante remua plus rapidement que de coutume, avec une sorte de joie. Il zézayait, disait : « Ze crois, ze veux », comme si, à cause de l’agitation de sa tête, il n’avait plus le temps de toucher aux mots que du bout de la langue, de l’extrême pointe.

— Ne vas-tu pas à la pêche ? lui dit sa femme.

— Je veux être là quand ils arriveront.

— Tu seras de retour !

— Oh ! si je les manquais !

Il ne voulait pas les manquer. Écartant sans cesse les battants de la fenêtre qui n’était jamais assez ouverte, il tentait de fixer sur la grande route le point le plus rapproché de l’horizon. Il eût dit aux maisons mal alignées :

— Ôtez-vous : vous me gênez.

Sa tête faisait le geste du tic tac des pendules. Elle étonnait d’abord par cette mobilité continue. Volontiers on l’aurait calmée, en posant le bout du doigt, par amusement, sur le front. Puis, à la longue, si elle n’inspirait aucune pitié, elle agaçait. Elle était à briser d’un coup de poing violent.

Le vieil homme inoffensif souriait au régiment attendu. Parfois il répétait à sa femme :

— Nous logerons sans doute une dizaine de soldats. Prépare une soupe à la crème pour vingt. Ils mangeront bien double.

— Mais, répondait sa femme prudente, j’ai encore un reste de haricots rouges.

— Je te dis de leur préparer une soupe à la crème pour vingt, et tu leur prêteras nos cuillers de ruolz, tu m’entends, non celles d’étain.

Il avait encore eu la prévenance de disposer toutes ses lignes contre le mur. Le crin renouvelé, l’hameçon neuf, elles attendaient les amateurs, auxquels il n’aurait plus qu’à indiquer les bons endroits.


II


On ne lui donna pas de soldats.

Parce qu’il pêchait les plus gros poissons du pays, il attribua cette offense à la jalousie du maire, pêcheur également passionné. À dire vrai, celui-ci, d’une charité délicate, l’avait noté comme infirme.

Le vieil homme erra, désolé, parmi la troupe. La timidité seule l’empêchait de faire des invitations hospitalières. On suivait avec curiosité sa tête obstinément négative. Il les aimait, ces soldats, non comme guerriers, mais comme pauvres gens, et, devant les marmites où cuisait leur soupe, il semblait dire, par ses multiples et vifs tête-à-droite, tête-à-gauche :

— C’est pas ça, c’est pas ça, c’est pas ça.

Il écouta la musique, s’emplit le cœur de nobles sentiments pour jusqu’à sa mort, et revint à la maison.

Comme il passait près de son jardin, il aperçut deux soldats en train d’y laver leur linge. Ils avaient dû, pour arriver jusqu’au ruisseau, trouer la palissade, se glisser entre deux échalas disjoints. En outre, ils s’étaient rempli les poches de pommes tombées et de pommes qui allaient tomber.

— À la bonne heure, se dit le vieil homme : ceux-là sont gentils de venir chez moi !

Il ouvrit la barrière et s’avança à petits pas comme quelqu’un qui porte un bol de lait.

L’un des soldats dressa la tête et dit :

— Vesse ! un vieux ! Il n’a pas l’air content. Quoi ? Qu’est-ce qu’il raconte ? entends-tu, toi ?

— Non, dit l’autre.

Ils écoutèrent, indécis. Le vent ne leur apportait aucun son. En effet, le vieillard ne parlait pas. Il continuait de s’attendrir, et, marchant doucement vers eux, pensait :

— Bien ! mes enfants ! Tout ce qui est ici vous appartient. Vous serez surpris, quand je vous prouverai, filet en main, qu’il y a dans ce ruisseau, au pied de ce grand saule âgé de six ans à peine, des brochets comme ma cuisse. Je les y ai mis moi-même. Nous en ferons cuire un. Mais laissez donc votre linge, ma femme vous lavera ça !

Ainsi pensait le vieil homme, mais sa tête oscillante le trahissait, effarouchait, et les soldats, déjà inquiets, sachant à fond leur civil, comprirent :

— Allez-y, mes gaillards, ne vous gênez pas, je vous pince, attendez un peu !

— Il approche toujours, dit l’un d’eux. M’est avis que ça va se gâter.

— Il portera plainte, dit l’autre, on lui a crevé sa clôture. Le colonel ne badine pas ; c’est de filer.

— Bon, bon, vieux ! assez dodeliné, tu ne nous fais pas peur, on s’en va.

Brusquement, ils ramassèrent leur linge mouillé et se sauvèrent, avec des bousculades, en maraudeurs.

— As-tu le savon ? dit l’un.

L’autre répondit :

— Non !
s’arrêta un instant, près de retourner, et, comme le vieux arrivait au ruisseau, repartit avec un :

— Flûte pour le savon ! il n’est pas matriculé !

Ils se précipitèrent hors du jardin.

— Qu’est-ce qu’ils ont donc ? se demanda le vieil homme.

Le branle de sa tête s’accéléra. Il tendit les bras et cela parut encore une menace, voulut courir, rappeler les deux soldats.

Mais de sa bouche, comme un grain s’échapperait d’un van à l’allure immodérée, un pauvre petit cri tomba, sans force, tout au bord des lèvres.


L’ORAGE



À W.-G.-C. Byvanck.



Vers minuit, par la croisée sans volets et par toutes ses fentes, la maison au toit de paille s’emplit et se vide d’éclairs.

La vieille se lève, allume la lampe à pétrole, décroche le Christ et le donne aux deux petits, afin que, couché entre eux, il les préserve.

Le vieux continue apparemment de dormir, mais sa main froisse l’édredon.

La vieille allume aussi une lanterne, pour être prête, s’il fallait courir à l’écurie des vaches.

Ensuite elle s’assied, le chapelet aux doigts, et multiplie les signes de croix, comme si elle s’ôtait des toiles d’araignées du visage.

Des histoires de foudre lui reviennent, mettent sa mémoire en feu. À chaque éclat de tonnerre, elle pense :

— Cette fois, c’est sur le château !

— Oh ! cette fois-là, par exemple, c’est sur le noyer d’en face !

Quand elle ose regarder dans les ténèbres, du côté du pré, un vague troupeau de bœufs immobilisés blanchoie irrégulièrement aux flammes aveuglantes.

Soudain un calme. Plus d’éclairs. Le reste de l’orage, inutile, se tait, car là-haut, juste au-dessus de la cheminée, c’est sûr, le grand coup se prépare.

Et la vieille qui renifle déjà, le dos courbé, l’odeur du soufre, le vieux raidi dans ses draps, les petits collés, serrant à pleins poings le Christ, tous attendent que ça tombe !


LE BON ARTILLEUR



À Alphonse Allais.



Samedi soir encore grand’mère Licoche donnait elle-même à manger aux poules. Cependant la voilà morte, bien qu’elle eût pour cent ans de vie, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Tout le monde y passe. Un peu plus tôt, un peu plus tard ! On l’enterre ce matin.

Le cortège se forme. M. le curé et les deux enfants de chœur sont en tête. Les quatre porteurs n’ont qu’à se baisser pour prendre le cercueil, et derrière eux se place le petit-fils de grand’mère Licoche, l’artilleur, accouru en permission. Il ne pleure pas. C’est un homme et c’est un soldat. Jugulaire au menton, grand et droit, il domine du shako le reste des parents qui se rangent autour de lui, à distance. Brusquement il tire son sabre, et comme si le cortège attendait son signal, on s’ébranle. Les blouses raides coudoient les vestes courtes. Les franges des châles noirs tremblent. Les bonnets blancs ondulent. Le vent rebrousse les longs poils d’un chapeau dont la forme jadis haute, trop longtemps serrée entre deux rayons d’armoire, s’est comme accroupie. Mais l’aigrette rouge de l’artilleur rallie tous les yeux.

Parfois les porteurs déposent doucement à terre grand’mère Licoche. Non que la défunte soit vraiment lourde. Elle vécut de peu, partagea son bien avec ses poules qu’elle retrouvera, exemptes à jamais de pépie, dans un paradis réservé aux bêtes à bon Dieu, et elle mourut décharnée. Mais elle pèse parce qu’elle est morte. Les porteurs profitent de l’arrêt, se retournent et regardent, en soufflant, l’artilleur.

Son uniforme sombre et son sabre qui doit couper impressionnent.

Les vieilles gens même de la queue n’osent pas échanger leurs réflexions.

À l’église, le petit-fils de grand’mère Licoche reste près d’elle, de garde, face à l’autel, sentinelle funèbre, l’œil toujours sec, le sabre au défaut de l’épaule.

Mais au bord de la fosse, dès qu’avec des cordes les porteurs ont descendu la bière, il s’anime. On le voit écarter les jambes, lever ses basanes comme des sacs, et frapper du pied en cadence le sol du cimetière.

Les assistants se demandent :

— Qu’est-ce qu’il a ? Est-il fou ?

Ceux qui déjà allaient se lamenter se contiennent. On devine qu’il simule une manœuvre à cheval. Les coudes au corps, sa main libre étreignant des guides imaginaires, il s’élance, charge sur place. La terre fraîche s’éboule sous ses pas. Une grosse motte tombe, heurte le cercueil, et ce choc sourd résonne dans toutes les poitrines comme un coup de canon lointain.

— Aga, aga donc, disent les deux enfants de chœur ; il joue à la bataille.

L’artilleur donne du sabre à gauche ; il en donne à droite. Tantôt il écharpe, tantôt il pique en avant. Ensuite il exécute des moulinets terribles qui font papilloter les paupières, et des moulinets suprêmes, si rapides et si nets qu’on distingue en l’air une corbeille d’acier.

Puis il se calme. Sûrement il n’est plus à cheval. Ses jambes se rejoignent, ses talons se recollent. Il s’immobilise, les joues fumantes. Il incline lentement son sabre, la pointe en bas, pour saluer la tombe, et, ces honneurs rendus, au milieu des amis troublés, des parents émus qui halettent et tendent comme des mains leurs oreilles écarquillées, le bon artilleur crie d’une voix éclatante à sa grand’mère Licoche :

— Va, grand’mère, sois tranquille, je vengerai la patrie pour toi !…


LE PLANTEUR MODÈLE



À Victor Tissot.



Le combat semblait fini, quand une dernière balle, une balle perdue, se retrouva dans la jambe droite de Fabricien. Il dut revenir au pays avec une jambe de bois.

D’abord il montra quelque orgueil, les premières fois qu’il entra dans l’église du village, en frappant si fort les dalles qu’on l’eût pris pour un suisse de grande ville.

Mais, la curiosité calmée, longtemps il se lamenta, honteux et désormais, croyait-il, bon à rien.

Puis il chercha avec obstination, souvent déçu, la manière de se rendre utile.

Et maintenant voilà que, sur le sentier de l’aisance modeste, sans mépriser sa jambe de chair, il a un faible pour celle de bois.

Il se loue à la journée. On lui désigne un carré de jardin. Ensuite on peut s’en aller, le laisser faire.

Sa poche droite est remplie de haricots rouges ou blancs, au choix.

En outre, elle est percée, point trop, point trop peu.

L’allure régulière, Fabricien parcourt de long en large le terrain. Sa jambe de bois creuse un trou à chaque pas. Il secoue sa poche percée. Des haricots tombent. Il les recouvre du pied gauche et continue.

Et tandis qu’il gagne honorablement sa vie, l’ancien brave, les mains derrière son dos, la tête haute, a l’air de se promener pour sa santé.


LA CLEF



À Alfred Capus.



La vieille est vieille et avare ; le vieux est encore plus vieux et plus avare. Mais tous deux redoutent également les voleurs. À chaque instant du jour ils s’interrogent :

— As-tu la clef de l’armoire ? dit l’un.

— Oui, dit l’autre.

Cela les tranquillise un peu. Ils ont la clef chacun leur tour et en arrivent à se défier l’un de l’autre. La vieille la cache principalement sur sa poitrine, entre sa chemise et sa peau. Que ne peut-elle délier, pour l’y fourrer, les bourses de ses seins inutiles ?

Le vieux la serre tantôt dans les poches boutonnées de sa culotte tantôt dans celles de son gilet à moitié cousues et qu’il tâte fréquemment. Mais, à la fin, ces cachettes toujours les mêmes lui ont paru de moins en moins sûres, et il vient d’en trouver une dernière dont il est content.

Or la vieille lui demande selon la coutume :

— As-tu la clef de l’armoire ?

Le vieux ne répond pas.

— Es-tu sourd ?

Le vieux fait signe qu’il n’est pas sourd.

— As-tu perdu la langue ? dit la vieille.

Elle le regarde, inquiète. Il a les lèvres fermées, les joues grosses. Pourtant sa mine n’est pas d’un homme qui se trouverait tout à coup muet, et ses yeux expriment plutôt la malice que l’effroi.

— Où est la clef ? dit la vieille ; c’est à moi de garder la clef, maintenant.

Le vieux continue de remuer sa tête d’un air satisfait, les joues près de crever.

Et la vieille comprend. Elle s’élance, agile, pince le nez du vieux, lui ouvre par force, au risque d’être mordue, la bouche toute grande, y enfonce les cinq doigts de sa main droite et en retire la clef de l’armoire.


LE GARDIEN DU SQUARE



À Maurice Barrès.



C’est, entre une caserne haute et l’échafaudage d’une maison qu’on ne finit pas de construire, un square pauvre.

Si on osait en comparer la verdure à quelque tapis, ce serait à une carpette usée et souillée par des chaussures sales. Les oiseaux ne s’y posent plus. On ne leur a jamais jeté de mie de pain, et peut-être qu’elle leur serait volée ! Aucun industriel n’a jugé commercial d’y installer une bascule automatique.

Sur les bancs aux dossiers durs, les pauvres bâillent, dorment, la bouche ouverte aux feuilles tombantes, ou bien ôtent leurs souliers et font prendre l’air à des pieds impurs et malades qu’une mère ne reconnaîtrait pas. Quelques-uns lisent des bouts de journaux sans date, qui ont enveloppé du fromage. Ils y cherchent des chiens à retrouver.

Sorti de son kiosque, le gardien du square se promène en uniforme vert, tenant ferme la poignée de son épée afin d’éviter ses crocs-en-jambe. Il dévisage ces déguenillés, toujours les mêmes et toujours là, qui lui font honte. Volontiers, il les provoquerait. Sournoisement, chaque matin, il croiserait des baguettes sur les bancs sans cesse enduits de peinture fraîche.

Mais ces meurt-de-faim y prendraient-ils garde ? Ils sont assez las pour dormir sur des culs de bouteille.

Puisqu’il n’a que de pareils êtres à surveiller, ses fonctions lui semblent basses et la supériorité en ce monde une chose vaine.

Soudain, il reprend tous les pouces qu’il avait perdus de sa taille et sourit : un couple lui arrive d’un monsieur et d’une dame bien mis, qui marchent lentement, hanche contre hanche.

Le gardien se cambre, avec une mimique gracieuse et discrète, comme s’il voulait faire les honneurs et inviter Madame et Monsieur à s’asseoir… oh ! cinq minutes seulement !

Mais le couple passe, laissant derrière lui une odeur fine que tous les nez respirent pour la porter à tous les cœurs. Le parfum d’une femme ne donne-t-il pas l’envie de s’attabler à son corps ?

Le gardien se penche sous un peu plus d’humiliation.

— C’est ma déception quotidienne, se dit-il. Comment d’honnêtes gens proprement vêtus s’arrêteraient-ils au milieu de cette gueusaille ?

Il rentre à son kiosque, et, découragé, par les vitres, d’un œil méchant guette (il le faut bien !) cette troupe infâme et sans étage qu’il ne peut pas mettre à la porte de chez lui.


QU’EST-CE QUE C’EST ?



À Adrien Remacle.



Oui, qu’est-ce qu’il y a ? Les passants s’arrêtent. Ils ne comprennent d’ordinaire que les choses qui veulent dire quelque chose, et ne savent plus s’ils doivent rire ou avoir mal.

Un grand domestique aux galons d’or tient ferme par le bras un petit vieux qu’il a la consigne de promener correctement, une heure, le soir.

Mais le petit vieux fait effort pour s’échapper. Il voudrait toucher les murs, regarder aux vitrines et tracer des raies sur les glaces, du bout d’un doigt mouillé de salive. Ses joues ridées semblent deux jaunes tablettes d’écriture ancienne. Sa taille est nouée depuis longtemps. Il a dans chaque blanc d’œil une minuscule mèche de fouet rouge et la couleur de ses cheveux s’est arrêtée au gris.

Tantôt, brusque, il tire le domestique et tâche en vain de le faire dévier ; tantôt il lui donne un coup de pied ou lui mord la main.

Le domestique, que rien n’offense, a des ordres et suit, sec et raide, en ligne droite, le milieu du trottoir.

Enfin le petit vieux saisit, par surprise, le bouton d’une porte, s’y cramponne, s’y suspend et pousse des cris aigus de gorge usée, des pépiements.

Le domestique de haut style l’en décroche avec des précautions respectueuses, et lui dit, d’une voix bien cultivée, sévère et douce à la fois :

— J’en demande pardon d’avance à Monsieur, mais je rapporterai que Monsieur n’a pas été raisonnable et qu’il s’est conduit comme un enfant.


LA FICELLE



À Léon Deschamps.



Son frère étant mort, grand-père Baptiste se trouvait seul au monde. Il avait planté un fauteuil de paille devant sa porte, et il y passait la journée, en hébété, principalement vêtu d’une culotte.

Il ne savait plus comment on réfléchit.

Il dépensait toute sa force à déplacer son ventre de droite et de gauche, et il ne rentrait que le plus tard possible dans sa maison. Mais il ne pouvait dormir, car dès qu’il ne voyait pas, il pensait à son frère. La chambre lui semblait remplie de suie. Il étouffait.

Il dit au petit Bulot :

— Je te donnerai deux sous, si tu couches dans le lit de mon frère.

— Donnez-moi les deux sous d’avance, répondit Bulot.

Grand-père Baptiste le coucha, lui mit une ficelle au pied, comme on fait aux gorets ramenés de la foire, se coucha à son tour, et, le bout de la ficelle entre ses doigts, goûta enfin quelque repos. Les plis des rideaux cessaient de grimacer.

Quand il s’éveillait, il écoutait, rassuré, le ronflement de Bulot, et, s’il n’entendait rien, tirait la ficelle.

— Quoi que vous voulez encore ? demandait Bulot.

— Bon ! tu es là, disait grand-père Baptiste, je veux seulement que tu causes.

— Voilà, je cause ; après ?

— Ça me suffit, mon garçon, rendors-toi, pas trop vite.

Une nuit, il tira vainement la ficelle. Il se leva, alluma une bougie et s’en vint voir.

Le petit Bulot dormait tranquille, tourné contre le mur, et la ficelle dont il s’était débarrassé, attachée au bois du lit, ne le dérangeait plus.

— Sournois, tu triches, dit grand-père Baptiste ; rends les deux sous.

Mais, le front brûlé par une goutte de bougie fondue, Bulot poussa un cri, rejeta ses couvertures et tendit son pied.

— Je m’appelle « tête de bouc » si je recommence, dit-il.

— Je te pardonne pour cette fois, dit grand-père Baptiste.

Il prit le pied, serra soigneusement la ficelle aux chevilles, et fit un nœud double.


LES TROIS AMIS



À J.-H. Rosny.


I


Le fiacre s’arrêta. Les trois amis en descendirent des cannes hydrocéphales, si lourdes qu’ils les portaient à bras tendu, pour montrer leur force. Ils étaient bruyants, fiers de vivre, vêtus à la mode éternelle. Chacun avait une route nationale dans les cheveux.

Le premier dit : « Laissez donc, j’ai de la monnaie. »

Le second : « J’en veux faire. »

Le troisième : « Vous n’êtes pas chez vous, ici », et au cocher : « Je vous défends de prendre ! »

Longtemps ils cherchèrent, ouvrant avec lenteur, une à une, les poches de leurs bourses, et, tandis que le cocher les regardait, ils se regardaient obliquement.


II


Le premier apportait pour bébé un polichinelle bossu par devant, bossu par derrière, et singulier, car plus on le maltraitait, plus il éclatait de rire.

La maîtresse de maison dit : « Voilà une folie. »

Le second apportait un bouledogue trapu, à mâchoires proéminentes. Il était en caoutchouc, coûtait dix-neuf sous, et, quand on lui tâtait les côtes, il pilait comme un oiseau.

La maîtresse de maison dit : « Encore une folie ! »

Le troisième n’apportait rien ; mais du plus loin qu’elle le vit entrer, la maîtresse de maison s’écria :

— Je parie que vous avez fait des folies ! venez çà, vite, que je vous gronde !


III


Au dîner, dès le potage, la maîtresse de maison dit :

— Un peu ? non, bien vrai ? Vous ne faites pas honneur à la cuisinière. Je suis désolée. Vous savez : il n’y a que ça.

Le premier des trois répondit : « Mâtin ! »

Le second : « Je l’espère bien. »

Le troisième : « Je voudrais bien voir que ce ne fût pas tout. »

Ensuite les plats défilèrent, comme il est prescrit, s’épuisant à calmer les faims.


IV


Après avoir mangé, chacun comme quatre, et tous comme pas un, les trois amis dirent parallèlement ;

au dessert assorti : « Soit, pour finir mon pain. »

aux liqueurs circulantes : « Jamais d’alcool ; mais du moment que cela vous fait plaisir ! »

et la boîte de cigares vidée : « La fumée ne vous incommode pas, au moins ? »

— Mon père était fumeur, répliqua d’un trait la maîtresse de maison. Mon frère était fumeur. J’ai joué et grandi sur des genoux de fumeurs. Mon mari fumait aussi. J’ai un oncle que j’aime beaucoup qui fume la pipe et j’adore l’odeur du tabac, bien que ça empeste les rideaux.


V


Quand les trois amis se retrouvèrent dehors, le premier fit : « Ouf ! »

Le second : « Cette noce m’a cassé. »

Et le troisième, qui parlait plusieurs langues étrangères : « Jamais je n’ai tant rigolé. »

Puis, remmenant leurs cannes, ils allèrent se coucher.