Conversations de Goethe/Appendice/Littérature italienne

Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Délerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome secondp. 402-424).
LITTÉRATURE ITALIENNE

LUTTES VIOLENTES DES CLASSIQUES ET DES ROMANTIQUES EN ITALIE.


Romantico ! mot étrange pour les Italiens, mot que Naples et l’heureuse Campanie ignorent encore ; qui, à Rome, n’est connu que des artistes allemands, mais qui, en Lombardie, et surtout à Milan, fait depuis quelque temps un grand bruit. Le public est partagé en deux camps, toujours prêts au combat. En Allemagne, c’est quand l’occasion l’exige, et bien tranquillement, que nous nous servons de l’adjectif romantique, mais en Italie, Romantisme et Classicisme désignent deux sectes irréconciliables. Chez nous la lutte (s’il y a lutte) est bien plus pratique que théorique ; nos poètes et nos écrivains romantiques ont leurs contemporains pour eux, et ils ne manquent ni d’éditeurs ni de lecteurs ; il y a longtemps que nous avons franchi les premiers tâtonnements de la distinction ; les deux écoles commencent à s’entendre ; c’est donc d’un esprit paisible que nous pouvons contempler le feu qui commence à flamber au delà des Alpes, feu que nous avons allumé.

Milan est très-propre à devenir le théâtre de cette lutte, parce qu’il y a dans cette ville plus de littérateurs et d’artistes que partout ailleurs en Italie ; comme les questions politiques manquent, les discussions littéraires gagnent en intérêt. De plus, le voisinage de la langue et de la civilisation allemandes devait donner l’occasion de se mettre au courant des questions agitées chez nous.

L’ensemble des idées issues des langues anciennes et les œuvres inimitables écrites dans ces langues sont, comme on le pense bien, en grand honneur chez les Italiens. Il est naturel que l’on désire toujours conserver exclusivement ce fonds d’inspiration ; il est aussi naturel que cette fidélité excessive dégénère enfin en une espèce d’entêtement et de pédantisme ; c’est une conséquence que l’on attend et que l’on peut pardonner. Dans leur propre langue les Italiens ont une discussion du même genre ; les uns défendent Dante et les écrivains florentins antérieurs cités par la Crusca, les autres acceptent les mots et les locutions nouvelles que la vie et le cours des choses ont fait naître dans les esprits modernes. On ne peut refuser de la raison et de la valeur au parti du passé, mais cependant celui qui ne s’occupe que du passé court risque de presser contre son cœur une momie desséchée. Cet attachement à ce qui n’est plus suscite en tout temps un mouvement révolutionnaire ; les nouveautés qui essayent de percer ne peuvent plus être repoussées et contenues, elles se séparent violemment et elles ne veulent plus ni reconnaître les qualités, ni se servir des avantages que le passé offrait. Lorsque le génie, s’efforçant de ranimer les temps antiques, veut ramener ses contemporains dans des contrées lointaines, et leur donner une image séduisante de siècles disparus, il rencontre dans son œuvre de grandes difficultés ; au contraire il est facile à l’artiste de peindre ses contemporains, de dire ce qu’ils aiment, ce qu’ils désirent, quelles vérités et quelles erreurs les préoccupent, car lui-même est un homme de son siècle, il a été initié depuis sa jeunesse à toutes ces idées ; il vit avec elles ; ses convictions sont celles de son temps. Il lui suffit de laisser un libre jeu à son talent, il est presque certain qu’il entraînera derrière lui une grande partie du public.

L’Allemagne a abandonné la civilisation qu’elle avait reçue d’abord des anciens, puis des Français, pour embrasser les doctrines romantiques ; ce romantisme a son origine première dans un certain nombre d’idées empruntées à la religion chrétienne ; les traditions obscures sur les héros du Nord lui ont été favorables et l’ont accéléré ; cette école avait dès lors une existence solide, elle se répandit, et aujourd’hui il n’y a peut-être pas un poëte, un peintre, un sculpteur qui n’accepte ces sentiments religieux et ne leur consacre son talent. La poésie et l’art prennent également cette voie en Italie. Parmi les romantiques qui écrivent, on cite Jean Torti, auteur d’une Passion du Christ et de Terzines sur la poésie. Alexandre Manzoni, auteur de Carmagnola, tragédie encore inédite, s’est fait de la réputation par ses Hymnes sacrées. On espère beaucoup de Hermès Visconti, qui a écrit un dialogue sur les trois unités, une dissertation sur le sens du mot poétique, et des réflexions sur le style. Ces ouvrages ne sont pas encore livrés au public. On vante l’esprit et la pénétration de ce jeune homme, la clarté parfaite de ses pensées, son étude profonde des anciens et des modernes. Il a consacré plusieurs années à l’étude de la philosophie de Kant ; il a appris dans ce but l’allemand et s’est familiarisé avec la langue du sage de Kœnigsberg. Il a étudié avec autant de soin les autres philosophes allemands et nos principaux poëtes. On espère qu’il fera cesser cette discussion et qu’il mettra fin aux malentendus qui chaque jour deviennent plus compliqués.

Il se présente ici un fait curieux. Monti, auteur d’Aristodème, de Caius Gracchus, traducteur de l’Iliade, combat avec zèle et ardeur dans le camp des classiques. Ses amis et ses admirateurs au contraire sont dans le camp romantique, et ils assurent que ses meilleurs ouvrages sont romantiques. L’excellent homme est très-blessé de ce nom donné à ses ouvrages et il repousse avec colère la louange qu’on veut lui donner.

Ce dissentiment s’explique sans peine si l’on réfléchit que tout esprit, formé dès sa jeunesse à l’école des Grecs et des Romains, ne peut jamais renier une certaine filiation avec l’antiquité ; il devra toujours reconnaître avec gratitude ce qu’il doit à ces maîtres morts, quand même il consacrerait son talent devenu parfait à la peinture du présent ; s’il finit, sans s’en douter, comme un moderne, il a commencé comme un ancien. Il nous est également impossible de renier les idées que nous devons à la Bible, collection de documents importants, qui jusqu’à nos jours a gardé une influence vivante, quoique ces documents soient pour nous aussi éloignés et aussi étrangers que toute autre antiquité. Nous les sentons plus près de nous, parce qu’ils se rattachent fortement à la foi et aux plus hautes idées de la morale, tandis que les autres littératures ne touchent qu’au goût et aux qualités moyennes de l’humanité.

Le temps dira à quelles conditions les théoriciens italiens feront la paix. Aujourd’hui on ne peut le deviner ; car, s’il faut reconnaître qu’il y a dans le romantisme des éléments obscurs, des idées fausses, il faut reconnaître aussi que le vulgaire a trop vite fini en appelant romantique tout ce qui lui paraît ténébreux, niais, embrouillé, incompréhensible ; en Allemagne, n’avons-nous pas vu le noble nom de Philosophie de la Nature devenir insolemment une espèce de sobriquet et d’outrage. Nous ferons donc très-bien d’observer avec attention ces événements, car c’est un miroir dans lequel nous apercevons notre conduite passée et présente avec plus de clarté que si nous ne sortions pas de notre horizon, comme nous l’avons fait jusqu’à présent.

Nous voulons en conséquence suivre le sort de l’entreprise tentée à Milan par un certain nombre d’hommes aimables et instruits, qui, avec grâce et politesse, cherchent à rapprocher les divers partis et à les amener tous au point de vue véritable. Ils ont annoncé un journal, le Conciliateur, mais le numéro dans lequel ils exposent leurs idées a été déjà reçu par des injures blessantes ; le public, suivant son louable usage, tourne en ridicule les deux opinions, et détruit tout intérêt sérieux. Cependant, avant peu, les romantiques auront là-bas aussi la majorité, parce que leurs œuvres pénètrent profondément dans la vie actuelle ; donnant une expression à tous les sentiments du jour présent, ils entraînent le lecteur dans un monde où il se sent à l’aise. Ce qui les favorise aussi, c’est qu’on met par erreur au compte du romantisme tout ce qui a une couleur patriotique et indigène ; si l’amour pour la langue maternelle et les sentiments religieux du pays amènent certains faits, ils sont attribués au romantisme. Ainsi, pour que les inscriptions soient intelligibles à tous, on commence à les rédiger en italien, et non plus en latin comme autrefois ; on dit alors que ce changement est dû à la doctrine nouvelle. Il est facile de voir par là que sous ce nom de romantisme on comprend tout ce qui a une vie actuelle, énergique et efficace. C’est un exemple curieux du changement complet de sens que les mots peuvent recevoir de l’usage, car les idées romantiques, à bien considérer, ne sont pas plus près de nous que les idées grecques ou romaines.

— Ces lignes étaient écrites depuis plusieurs mois ; je les avais rédigées d’après des renseignements particuliers. Nous avons reçu depuis lors le Conciliatore et les autres écrits dont nous parlions. Dans l’espérance d’être agréable et utile à nos lecteurs, nous les avons examinés avec soin. Nous ignorons si d’autres publications ont été faites à ce sujet ; pour notre part, nous nous bornerons à quelques considérations générales, et voici pourquoi : Une théorie, de quelque nature qu’elle soit, présuppose toujours quelque fait positif que l’on cherche à expliquer. Depuis Aristote jusqu’à Kant, nous devons d’abord chercher le point spécial qui a embarrassé les hommes extraordinaires qui ont publié de grandes œuvres avant de pouvoir comprendre pourquoi ils se sont livrés à tous leurs travaux. Il en est de même pour tous ces écrits de Milan : nous aurions beau les lire avec la meilleure volonté du monde, avec l’attention la plus scrupuleuse, nous ne saurions toujours pas pourquoi ils ont été imprimés, comment la discussion est née, comment il se fait qu’elle ait gardé son intérêt et sa vie. Pour en savoir sur ce sujet plus que nous n’en avons dit plus haut, il faudrait faire un long séjour à Milan même. Une grande et magnifique ville, qui pouvait il y a peu de temps se regarder comme la tête de l’Italie, qui doit encore reporter avec complaisance ses souvenirs vers la grande époque, renferme dans son sein (pour ne pas parler des tableaux et des édifices admirables ) une foule d’œuvres d’art, vivantes, variées, dont, nous autres Allemands, nous ne pouvons avoir aucune idée. Pour juger toutes ces œuvres, les Milanais agissent comme les Français, en montrant cependant un esprit plus libéral ; ils reconnaissent différents genres séparés. La tragédie, la comédie, l’opéra, le ballet, et même le décor et le costume sont des développements particuliers de l’art, auxquels le public et le théoricien reconnaissent des lois, des limites, des droits séparés et distincts. Ce qui est défendu à l’un est permis à l’autre ; ici sont établies des restrictions, là règne une liberté complète. Mais toutes ces distinctions reposent sur une expérience directe et personnelle ; c’est la vue même des choses qui les fait établir ; jeunes et vieux, ignorants ou savants, esprits libres ou attachés à un parti, passionnés pour une cause ou pour une autre, tous disent leur avis sur la question du jour, agitée partout. Il est donc évident que l’habitant de Milan peut seul porter un jugement en pareilles matières ; et même l’étranger se trouvant à Milan pour un certain temps ne serait pas capable d’émettre un avis raisonnable, car son coup d’œil jeté sur une vie si variée ne peut tout percer en un instant, et le présent se rattache par des liens étroits au passé.

Ces difficultés de jugement n’existent pas pour les Hymnes d’Alexandre Manzoni. Les voix graves et profondes de la religion et de la poésie savent réunir les hommes que les incidents variés de la vie ont séparés. — Ces poésies, tout en n’ayant rien d’étranger, nous ont surpris. Nous reconnaissons avec plaisir à M. Manzoni un vrai talent poétique. Les sujets qu’il a traités étaient connus de tous, mais la manière dont il les conçoit et les traite les rend neufs et personnels. Ces quatre hymnes, qui ne remplissent pas plus de trente et quelques pages, sont : la Résurrection, le fait fondamental de la religion chrétienne, la bonne nouvelle par excellence ; le Nom de Marie, par lequel l’ancienne Église a su rendre séduisantes toutes les traditions et toutes les doctrines ; la Nativité, aurore de toutes les espérances de la race humaine ; la Passion, sombre tableau de toutes les douleurs de la terre, auxquelles la divinité bienfaisante a voulu se soumettre un instant pour notre salut. — Ces quatre hymnes sont différentes par le sentiment, par le ton, par le mètre. La poésie en est partout très-aimable ; la naïveté en est le caractère saillant, mais il y a dans l’ensemble des idées, dans les comparaisons, dans les transitions une certaine hardiesse qui leur donne un accent particulier, et qui nous inspire le désir de les étudier toujours de plus près. L’auteur semble être un chrétien sans fausse exaltation, un catholique romain sans piété étroite, un zélé défenseur de sa foi sans intolérance ; cependant il ne peut échapper tout à fait à l’esprit de prosélytisme ; c’est aux enfants d’Israël qu’il s’adresse, leur rappelant sans colère que Marie est sortie de leur race : devraient ils refuser leurs hommages à cette reine qui voit le monde entier à ses pieds ?…

Ces poésies montrent qu’un sujet peut avoir été traité aussi souvent qu’on le voudra, et qu’un idiome peut avoir été manié pendant des siècles, sans que tous deux cessent de sembler jeunes et frais, toutes les fois qu’un esprit ayant jeunesse et fraîcheur s’en emparera et saura les mettre en œuvre.


IL CONTE DI CARMAGNOLA.
Tragedia di Alessandro Manzoni. — Milano, 1820.

Nous avons déjà parlé de cette tragédie ; elle mérite de toute façon un examen détaillé.

Au début de sa préface, l’auteur exprime le désir qu’on ne le juge pas avec des règles tirées d’autres œuvres. Nous sommes pleinement de son avis ; une œuvre d’art bien faite est comme un produit normal de la nature : c’est avec des règles tirées d’elle-même qu’il faut la juger. Il faut, dit-il, chercher ce que le poëte voulait faire, ensuite examiner si ce dessein était raisonnable, louable, et enfin décider s’il a vraiment fait ce qu’il voulait faire. — Suivant ces préceptes, nous avons cherché à nous faire une idée bien claire des intentions de M. Manzoni ; nous les avons trouvées justes, conformes à la nature et à l’art, et enfin nous nous sommes convaincu que l’exécution en était magistrale. Après ces paroles, nous pourrions nous taire, en souhaitant seulement que tous les amis de la littérature italienne lisent cet ouvrage avec attention et le jugent avec liberté et bienveillance comme nous. Mais comme ce genre de poésie trouve des adversaires en Italie et pourrait aussi ne pas plaire à tous les Allemands, il nous faut motiver notre louange si complète et montrer que, selon le désir de l’auteur, notre jugement a trouvé ses origines dans l’œuvre elle-même.

Dans sa préface M. Manzoni avoue sans détour qu’il renonce aux unités de temps et de lieu ; il cite un passage de A. G. Schlegel qui lui parait décisif, et montre les inconvénients des anciennes et craintives restrictions. Un Allemand ne trouve là que des idées qui lui sont familières ; il ne peut rien contredire ; les observations de M. Manzoni sont cependant dignes de toute notre attention. Cette question a été longtemps débattue chez nous, mais un homme d’esprit qui défend une cause dans d’autres circonstances trouve toujours de nouveaux points de vue, de nouveaux arguments ; c’est ainsi que M. Manzoni a donné des raisons qui frappent d’évidence le sens commun de tous les hommes et qui plaisent même à l’esprit déjà convaincu. — Dans un chapitre spécial, il donne les renseignements historiques nécessaires pour bien connaître l’époque et les personnages. — Le comte Carmagnola, né vers 1390, de berger devenu soldat aventureux, après avoir passé par tous les grades, fut nommé général en chef des armées du duc de Milan. Par des campagnes heureuses il agrandit le duché ; parvenu aux plus grands honneurs, il entra même dans la famille du duc. Mais le caractère guerrier de ce héros, son besoin insatiable d’activité, son impatient et perpétuel désir d’aller toujours en avant, amenèrent une rupture avec son protecteur, et en 1425, il entra au service de Venise. Dans ce temps de lutte sauvage, où tout homme, qui se sentait le corps et l’âme énergiques et avides d’action, pouvait facilement satisfaire son amour pour la guerre, soit à la tête de quelques troupes, soit au service d’un prince, être soldat, c’était avoir une espèce de métier. Les soldats se louaient çà et là, comme ils l’entendaient et le trouvaient avantageux ; ils faisaient des contrats comme des ouvriers, et se partageant en différents corps, ils se soumettaient à celui d’entre eux qui par sa bravoure, sa prudence, son expérience savait à tort ou à raison leur inspirer de la confiance. Ce chef se louait lui-même à des princes, à des villes, à quiconque avait besoin de lui. Tout reposait sur un individu énergique, violent, qui ne reconnaissait aucune entrave, aucune condition, et qui en faisant les affaires des autres, n’oubliait pas ses propres intérêts. Le résultat bizarre mais naturel de cette organisation, c’était que les armées opposées n’étaient pas ennemies les unes des autres ; les soldats avaient déjà servi souvent dans les rangs de leurs adversaires, ils espéraient y servir encore ; aussi on ne se battait pas à mort, on cherchait à faire reculer, fuir, ou à prendre l’ennemi. Beaucoup de combats étaient purement apparents, et l’histoire nous a transmis le récit de beaucoup de campagnes heureusement commencées qui se terminèrent par des défaites volontaires. Tous les projets étaient ainsi compromis ; on traitait les prisonniers avec grande bienveillance ; chaque capitaine pouvait donner la liberté à ceux qui se rendaient à lui. Dans l’origine, on n’avait sans doute protégé que de vieux camarades de guerre, engagés par hasard au service d’un ennemi ; mais l’usage se généralisa, les officiers délivraient les prisonniers sans la permission du général, le général sans la permission du prince. Cette insubordination produisait comme toujours un effet déplorable, et la guerre entreprise manquait complètement son but. Le condottiere, en servant son prince, travaillait en même temps à gagner autant de richesses, de puissance, d’influence qu’il lui était possible, car il espérait, comme tant d’autres l’avaient fait, changer un jour sa vie aventureuse de souverain militaire contre la vie paisible de souverain territorial ; de là, entre lui et les princes qu’il servait, de la défiance, des discussions, des inimitiés, des haines profondes.

Que l’on se représente maintenant le comte Carmagnola comme un de ces héros à louer, ayant de grands projets, mais manquant tout à fait de l’art de la dissimulation, de la condescendance apparente, des manières insinuantes nécessaires pour arriver à ses fins, et ne pouvant un seul instant démentir la vivacité rétive et opiniâtre de son caractère ; on pressent la lutte qui doit s’engager entre une liberté d’action aussi arbitraire et la profonde prudence du sénat de Venise ; l’esprit pénétrant découvre quelle insurpassable richesse d’effets tragiques offre un pareil sujet, où deux corps, absolument opposés, inconciliables, croient pouvoir concourir ensemble à une même œuvre. Nous voyons en effet dans la tragédie une foule variée de personnages nous exposer tour à tour les idées si différentes de la toge et de l’épée. La forme adoptée par l’auteur pouvait seule permettre cette variété de personnages, elle est donc légitimée et échappe à toute critique. — Pour bien faire comprendre le développement de la pièce, j’en donne ici le résumé scène par scène.

Premier acte. — Le doge expose au sénat la situation des affaires. Les Florentins ont demandé à la république de s’allier avec eux contre le duc de Milan, dont les ambassadeurs sont en ce moment à Venise pour demander la paix. Mais ces ambassadeurs viennent de soudoyer un assassin qui a tenté de tuer le comte Carmagnola, alors à Venise sans fonctions et attendant un poste. Cet essai de meurtre trahit les intentions du duc de Milan et décide le sénat à lui déclarer la guerre. — Le comte Carmagnola, introduit devant le sénat, montre son caractère et sa façon de penser. — Il sort, le doge pose la question : Doit-on le choisir pour général de la république ? Le sénateur Marino vote contre lui, et développe ses raisons avec beaucoup de sagesse et de prudence. Le sénateur Marco montre au contraire pour lui de la confiance et de l’affection. Avec le vote finit la scène. — Nous nous trouvons alors chez le comte. Il est seul. Marco vient lui annoncer que la guerre est déclarée et qu’il est choisi pour général. Il le supplie amicalement de refréner la fierté âpre de son âme, fierté qui est son plus dangereux ennemi, et qui lui a déjà fait tant d’adversaires. — La situation est bien claire pour le spectateur, l’exposition est achevée, et on peut dire qu’elle est magistrale.

Deuxième acte. — Nous sommes dans le camp du duc de Milan, au milieu de condottieri, placés sous le commandement d’un certain Malatesti. Ils sont entourés de marais et de bouquets de bois ; leur position est excellente, on ne peut arriver à eux que par une chaussée. Carmagnola, qui ne peut les attaquer là où ils sont, cherche à les attirer dehors par de violents outrages et par de légers dommages ; les jeunes gens à l’esprit imprévoyant sont d’avis qu’il faut livrer bataille. Seul, un vieux soldat, Pergola, s’y oppose ; on met alors en doute sa capacité militaire ; une querelle s’élève, dans laquelle nous apprenons à bien connaître l’homme : à l’avis le plus sage on préfère la voix de l’étourderie passionnée. Scène excellente et certainement d’un grand effet sur le théâtre. Après cette scène tumultueuse, nous passons dans la tente du comte. À peine un court monologue nous a-t-il peint l’état de son âme, qu’on annonce que les Milanais, pour attaquer, ont abandonné leur bonne position ; il rassemble aussitôt ses officiers, leur donne au plus vite ses ordres ; on les reçoit avec joie et ardeur, sans crainte aucune. Cette scène courte et toute en action fait un excellent contraste avec la longue scène précédente, remplie de discussions ; le poète a montré ici toute la finesse de son esprit. Un chœur, de dix-sept strophes, contient une magnifique description de la bataille ; les dernières strophes peignent les tristes effets de la guerre et le trouble intérieur qu’elle apporte dans les États.

Troisième acte. — Nous trouvons le comte dans sa tente avec un commissaire de la république ; il félicite le vainqueur, mais le presse de profiter de ses avantages ; le comte y parait peu disposé, et l’insistance du commissaire ne fait que l’affermir dans sa résolution prise. La discussion devient assez vive, lorsqu’un second commissaire entre ; il se plaint avec force de la conduite des condottieri, qui laissent partir leurs prisonniers ; le comte n’a aucun blâme pour ce vieil usage de la guerre, et ayant appris que ses propres prisonniers ne sont pas délivrés, il les fait venir, et, bravant en face le commissaire, il les déclare libres. Ce n’est pas tout ; ayant reconnu le brave Pergola dans la foule, il lui parle affectueusement et le charge d’assurer son père de son amitié. Une telle conduite ne doit-elle pas faire naître de la colère et des soupçons ? Les commissaires, restés seuls, se concertent et concluent qu’ils doivent dissimuler ; ils approuveront et loueront respectueusement tous les actes du comte, mais ils l’épieront en silence et feront secrètement leur rapport.

Quatrième acte. — Marco, l’ami du comte, est cité par Marino, son ennemi, devant le conseil des Dix, tribunal secret ; on lui fait un crime de sa liaison avec Carmagnola ; la conduite du général coupable de froideur politique est présentée comme criminelle ; Marco la défend avec noblesse, mais sans succès. Il reçoit, comme une douce punition, l’ordre de partir immédiatement pour Thessalonique, où il doit remplir une mission ; il sent que la perte du comte est résolue, et que ni la puissance ni la ruse d’aucun homme ne pourraient le sauver. Un souffle, un signe imperceptible par lequel Marco essayerait d’avertir le comte, serait pour tous deux un arrêt de mort. Dans un monologue habilement développé et rempli d’âme, Marco expose tous les tourments qui le déchirent. — Le comte dans sa tente. Un dialogue entre lui et Gonzague explique sa situation. Plein de confiance en soi, certain d’être indispensable, il ne soupçonne pas le piège mortel qu’on lui tend ; il écarte les inquiétudes de son ami et obéit à l’invitation de se rendre à Venise.

Cinquième acte. — Le comte devant le doge et les Dix. Pour la forme, on l’interroge sur les conditions de paix que le duc de Milan propose, mais bientôt éclatent le mécontentement et les soupçons du sénat ; le masque tombe, le comte est arrêté. — La maison du comte ; sa femme et sa fille l’attendent. Gonzague leur apporte la triste nouvelle. — Le comte dans la prison, avec sa femme, sa fille et Gonzague. Après de courts adieux, il est conduit à la mort.

Tout le monde, sans doute, n’approuvera pas cette manière de composer une tragédie, qui consiste à faire passer devant les yeux un certain nombre de scènes différentes ; pour nous, cette manière originale nous plaît beaucoup. Le poëte ainsi marche toujours à pas rapides ; les personnages succèdent aux personnages, les tableaux aux tableaux, les événements aux événements, sans préambules, sans embarras. Chaque détail apparaît comme l’ensemble, en un instant ; tout vit et tout s’agite, jusqu’à ce que le fil soit déroulé tout entier. Sans être laconique, notre poëte a été court. Son beau talent jette avec aisance sur le monde moral un libre coup d’œil, et les vues qu’il découvre passent rapidement dans l’âme du lecteur et du spectateur. Sa langue est libre, noble, pleine, riche ; elle n’a rien de sentencieux, mais elle est rehaussée de belles et grandes pensées qui sortent naturellement de chaque situation et que l’on rencontre avec plaisir. L’ensemble de ce grand tableau a une physionomie vraiment historique.

Après une aussi longue analyse de la pièce, on attend l’analyse des caractères. Il suffit de parcourir la liste des personnages placée en tête de l’œuvre pour sentir que l’auteur a en face de lui un public disposé à la critique malveillante, et qu’il lui faut dompter peu à peu ; car ce n’est certes point de son propre mouvement qu’il a placé à côté des personnages historiques un certain nombre de personnages qu’il appelle personnages fictifs. Nous avons dit combien son œuvre nous faisait plaisir ; qu’il nous soit permis de le prier de ne jamais tenir compte désormais d’une différence de ce genre. Pour le poëte, il n’y a pas de personnage historique ; il lui plaît de peindre le monde moral qu’il porte en lui, il fait à certains personnages du passé l’honneur de donner leurs noms à ses propres créations. Disons, à l’honneur de M. Manzoni, que du moins tous ses personnage sont coulés d’un seul jet, qu’ils soient réels ou fictifs. Ils représentent tous certaines idées politiques et morales ; ils n’ont pas de traits exclusivement individuels, mais cependant, et ce mérite est digne d’admiration, quoique chacun d’eux représente une certaine idée, ils vivent tous d’une vie si personnelle, si distincte, si originale, que si les acteurs reproduisent bien sur le théâtre la physionomie, l’esprit, la voix de ces êtres poétiques, ils auront tout à fait l’air d’être certains individus.

Arrivons au détail. On connaît assez le comte, il reste peu de chose à dire de lui. L’ancien principe des théoriciens : il faut que le héros tragique ne soit ni parfait ni exempt de défauts, se trouve respecté en lui. Sorti d’une existence grossière au sein de la nature, de la vie rude du berger, Carmagnola s’est élevé en combattant à un haut rang, dans lequel il ne veut obéir qu’à sa volonté, sans frein et sans lois. Il n’y a pas en lui trace de culture morale, il n’a pas même celle qui est nécessaire à l’homme pour ses propres intérêts. Il n’ignore pas les ruses de guerre, mais, lorsqu’il s’agit de poursuivre un but politique que l’on ne peut tout de suite apercevoir clairement, il ne sait pas montrer la souplesse apparente qui est nécessaire pour l’atteindre et s’y maintenir. Nous devons donner les plus grands éloges au poëte qui a su nous montrer si bien un guerrier incomparable succombant par suite de son ignorance politique. Semblable au navigateur téméraire qui mépriserait la boussole et la sonde, et qui ne voudrait pas même serrer les voiles au milieu de la tempête, son naufrage était inévitable. — Le poëte lui a donné un entourage qui lui est fortement attaché, pareil à l’armure étroite qu’un tel homme aime à sentir sur ses membres. Gonzague, âme tranquille, pure, habitué à combattre à côté du brave Carmagnola, sincère, préoccupé du salut de son ami, épie les dangers qui le menacent. Dans la troisième scène du quatrième acte, c’est une grande habileté d’avoir montré le héros Carmagnola, qui sent sa force, s’imaginant être plus prudent que son sage ami. Gonzague le suit dans sa démarche dangereuse, devenue bientôt mortelle, et c’est à lui enfin que sont confiées la fille et la mère de Carmagnola. Deux condottieri qui marchent sous les ordres du comte, Orsini et Talentino, expriment laconiquement leur puissante énergie ; quelques mots suffisent. — L’armée ennemie nous montre des personnages tout différents : Malatesti est un général en chef médiocre ; il commence par hésiter, puis il cède à un violent parti et écoute Sforza et Fortebraccio, qui présentent l’impatience des soldats comme une raison pour combattre. Pergola, vieux soldat expérimenté, et Torello, homme d’un âge moyen, mais d’un esprit pénétrant, voient leur avis méprisé ; la discussion monte jusqu’à l’outrage, et une héroïque réconciliation précède le combat. Dans les prisonniers nous ne trouvons aucun chef ; cependant la découverte du fils de Pergola donne au comte l’occasion d’exprimer noblement l’estime profonde qu’il ressent pour un vieux et héroïque guerrier.

Entrons maintenant dans le sénat de Venise ; le doge, qui préside, représente le principe suprême d’autorité ; pur et sans partage, il est dans la balance politique ; comme l’aiguille indicatrice, s’observant en même temps qu’il observe les partis opposés ; un demi-dieu, circonspect sans inquiétude, prudent sans défiance ; quand il faut agir, il penche vers la bienveillance. Marino représente dans sa sévérité le principe égoïste dont l’absence est impossible. Il apparaît ici sans tache, car il agit, non dans un intérêt personnel, mais dans un intérêt public d’une immense gravité. Vigilant, jaloux de la puissance, il voit la perfection dans l’état présent des choses. Carmagnola n’est absolument pour lui qu’un instrument au service de la république ; dés qu’il paraît inutile et dangereux, il doit être brisé. Marco représente le noble principe d’humanité ; il devine, il sent, il reconnaît tout ce qui est bon et moral ; il vénère la vraie grandeur, l’énergie active ; les défauts associés à ces qualités l’attristent ; il espère et attend leur disparition ; il s’est attaché à un homme considérable, et par cela même, sans s’en douter, il a manqué à ses devoirs. Les Commissaires sont deux hommes remarquables, dignes de leur mission ; ils savent quelle est leur place, leur emploi, leur devoir, et qui les envoie. La conduite de Carmagnola leur montre leur impuissance passagère ; leurs deux caractères sont alors parfaitement nuancés ; l’un est plus vif, et plus disposé à lutter ; l’audace du comte lui donne une irritation qu’il peut à peine maîtriser. Lorsqu’ils sont seuls, on voit que le second a prévu l’incident fâcheux qui se présente ; il sait faire comprendre à son associé que, ne pouvant pas déposer ou faire prisonnier le comte, ils doivent dissimuler et gagner du temps. Le premier se rend à son avis, mais non sans quelque résistance.

Le caractère des personnages nous semble suffisamment exposé pour faire comprendre l’abrégé que nous avons donné ; parlons maintenant du Chœur.

Il ne prend aucune part à l’action, il forme un groupe à part ; c’est, pour ainsi dire, le public formant une voix ; à la représentation, il faudra lui donner une place particulière pour indiquer qu’il joue un rôle comparable à celui de notre orchestre, qui accompagne le drame, et qui même, dans l’opéra et dans le ballet, fait partie intégrante du spectacle, en restant cependant indépendant des personnages qui paraissent, parlent, chantent et jouent sur la scène.

Après tous ces éloges, il y aurait encore bien des choses à dire sur cette remarquable tragédie. Mais une vraie œuvre d’art doit s’annoncer, s’expliquer, et se concilier la faveur par elle-même ; aucun commentaire ne peut la remplacer ; nous nous bornons donc à souhaiter à l’auteur de continuer heureusement sa route ; qu’il laisse de côté les vieilles règles, et qu’il nous donne des œuvres si sagement et si mûrement composées que l’on puisse, d’après elles, tracer de nouvelles règles. Nous lui donnons ce témoignage, que chaque détail de sa tragédie est choisi avec esprit et justesse, et nous affirmons, autant qu’un étranger peut se permettre de le faire après un examen sévère, qu’il n’y a pas un seul mot de trop, et qu’on n’en désire pas un seul de plus. Partout règnent une précision et une gravité viriles, et sa pièce mérite le titre de pièce classique. Qu’il continue à se rendre digne du bonheur de parler et de faire parler ses héros dans une langue si parfaite, si mélodieuse, devant un peuple d’un esprit si délicat. Qu’il dédaigne l’émotion vulgaire, et qu’il ne cherche à exciter que cette émotion qui naît en nous en présence de nobles et grands sentiments.

Le mètre adopté est l’ïambe de onze syllabes ; le déplacement des césures rend ce vers tout à fait semblable au récitatif, et la musique pourrait très-bien accompagner la voix qui déclamerait avec goût et sentiment. L’enjambement[1] rend plus remarquable encore cette espèce de vers si bien approprié à la tragédie allemande. Le vers finit par des adverbes, sans s’arrêter avec la pensée, le substantif est au commencement du vers suivant, le mot gouverné précède le mot gouvernant, l’attribut précède le sujet ; toutes ces libertés donnent à la marche du récit de la grandeur et de la force, et on évite ainsi de finir les vers comme on finit une épigramme, par une pointe.

J’avais essayé de traduire consciencieusement plusieurs passages, mais on n’aurait pas retrouvé dans ma traduction les qualités de l’original ; je laisse donc le poète parler dans sa langue :

……Serenissimo Doge, senatori ! ……
Io sono al punto[2]

La Quarterly Review, dans son numéro de décembre 1820, publia sur Carmagnola un jugement sévère. Tout en reconnaissant que le chœur était un morceau lyrique fort beau, que certaines scènes étaient touchantes, que çà et là le dialogue respirait une simple et mâle éloquence, l’article se terminait par ces mots : « L’auteur fera mieux de nous donner à l’avenir de belles odes plutôt que d’écrire encore de faibles tragédies. » Goethe prit aussitôt la défense de Manzoni.

Nous revenons avec plaisir à notre ami, et nous espérons que nos lecteurs nous le permettront, car un seul poëme peut inspirer autant de réflexions que dix, et les nôtres auront l’avantage d’être exposées avec plus de suite. L’auteur lui-même s’est ouvert à nous sur l’effet salutaire et utile qu’avait produit sur son esprit notre critique, et c’est pour nous un grand plaisir d’être entré en relations plus intimes avec un homme si digne d’affection. Ses paroles nous montrent qu’il est en progrès ; puissent de si nobles travaux trouver dans sa nation et à l’étranger un accueil amical ! Dans notre premier article, nous l’avions défendu contre un compatriote ; il faut aujourd’hui que nous le défendions contre les étrangers……

Il y a une critique destructive et une critique créatrice. La première est très-facile. On adopte un certain modèle, une certaine mesure, quelque étroite qu’elle soit, puis on dit hardiment : L’œuvre ne s’adapte pas à cette mesure, donc elle ne vaut rien ; cela suffit, on peut sur ce déclarer que l’œuvre est manquée — et dès lors on est délivré de tout sentiment de reconnaissance pour l’artiste. — La critique créatrice est un peu plus difficile ; elle se demande : Qu’a voulu faire l’auteur ? Ce projet était-il intelligent, sensé ? A-t-il réussi complètement dans son exécution ? Si nous cherchons amicalement à faire une réponse approfondie à ces questions, nous rendons service à l’auteur, et dans ses travaux suivants il aura fait certainement des progrès et se sera élevé au-dessus de notre critique. Remarquons aussi ce que l’on oublie trop, c’est qu’on doit juger plutôt en vue de l’auteur qu’en vue du public : car tous les jours nous voyons lecteurs et lectrices, chacun à sa façon, et suivant ses goûts particuliers, accueillir, louer, blâmer, aimer ou détester les pièces de théâtre et les romans, sans se préoccuper le moins du monde de l’avis des critiques.

Revenons à notre tragédie, et parlons de la scène d’adieux entre le comte et sa femme, scène dont nous parlons d’autant plus volontiers que nous n’en avons jusqu’à présent rien dit. Le critique anglais dit qu’elle est vraiment touchante ; elle produit le même effet sur nous, et elle a d’autant plus de valeur à nos yeux que rien dans le reste de la pièce ne semble annoncer une scène de larmes et d’émotions. M. Manzoni qui s’avance toujours tranquillement droit devant lui, sans rien supprimer, nous a bien fait savoir que le comte Carmagnola a une femme et une fille, mais elles ne paraissaient pas ; on ne les voit qu’au moment où elles viennent d’apprendre le malheur du comte. Dans toute cette partie de la pièce le poëte a montré toute la puissance de son art, et nous triomphons en voyant qu’il a arraché à son critique anglais les mots : indeed, affecting. — Nous savons par expérience que l’on peut, dès le lever du rideau, et comme à l’improviste, exciter l’émotion dans le public ; cependant, si l’on y regarde de près, on verra que l’émotion veut toujours être préparée ; il faut que les spectateurs ressentent déjà un certain intérêt pour les personnages ; si on sait alors, au bon moment, tirer parti de cet intérêt léger, on est sûr de produire l’émotion. Il en est de même pour l’élévation lyrique ; si M. Manzoni a réussi à nous enflammer par l’ode du chœur, c’est que ce chœur est préparé par deux actes entiers ; si les scènes finales sont touchantes, c’est que trois actes ont servi à les amener. — Le poëte n’aurait pu nous montrer son talent d’orateur, s’il n’avait pas mis en scène un doge, des sénateurs, des généraux, des commissaires de la république, des soldats ; de même il n’aurait pu nous enthousiasmer et nous toucher jusqu’aux larmes, s’il n’avait su donner de nobles prémisses à sa poésie lyrique et à sa poésie élégiaque. — Une ode, en effet, n’existe pas par elle-même, par elle seule ; il faut, pour qu’elle naisse, la préexistence de certains éléments pathétiques. — Pourquoi les odes de Pindare ont elles un effet si puissant ? N’est-ce pas parce qu’elles ont au fond d’elles-mêmes les traditions splendides de tant de villes, de tant de pays, de tant de familles ? Ces souvenirs sont comme un piédestal qui soutient et relève le héros que chante telle ou telle ode. Que l’on se rappelle l’irrésistible force des chœurs de la tragédie grecque ; ce qui leur donne leur effet toujours croissant, chaque fois qu’ils élèvent la voix, c’est l’intérêt du drame lui-même croissant d’acte en acte. — M. Manzoni nous a montré ailleurs, dans ses Hymnes sacrées, son beau talent de poète lyrique. Or, ces odes reposent sur les traditions de la religion catholique romaine ; de ce fonds si immense il n’a tiré que cinq Hymnes ; nées d’un sol aussi riche, elles ont un grand effet ; de plus, les pieux mystères dont elles parlent sont toujours exposés avec une simplicité parfaite ; il n’y a pas un mot, pas une locution qui ne soit familière à tout Italien depuis son enfance ; cependant ces chants ont une originalité et une nouveauté qui surprennent. Depuis les vers où il fait résonner le doux nom de Marie jusqu’à ceux où il essaye gravement de convertir les Juifs, tout est grâce, force et charme.

Prions donc notre poète de ne pas abandonner le théâtre et de rester fidèle à sa manière ; qu’il mette seulement tous ses soins à choisir un sujet touchant par lui-même, car on voit que l’émotion produite dépend plus du sujet lui-même que de la manière dont il est traité. Nous citerons, pour nous faire comprendre, l’Évacuation de Parga. Je ne propose pas ce sujet ; il serait assez dangereux de le traiter aujourd’hui ; nos petits-fils ne le négligeront pas. Mais si M. Manzoni le choisissait, et le traitait avec sa clarté tranquille, s’il y déployait son éloquence persuasive, s’il se servait de toutes les facultés qu’il possède pour toucher par la poésie élégiaque, pour enthousiasmer par la poésie lyrique, alors assez de larmes couleraient depuis la première jusqu’à la dernière scène, et quoique le critique anglais pût se trouver un peu offended par le rôle douteux que ses compatriotes y joueraient, il n’appellerait certainement pas cette œuvre une « faible tragédie. »

— À propos de la critique de Carmagnola, Manzoni avait écrit à Gœthe :


Milan, 23 janvier 1821.

…Quoique les remercîments littéraires ne soient plus en crédit, j’espère cependant que vous ne dédaignerez pas cette expression sincère d’un cœur reconnaissant ; pendant que je travaillais à Carmagnola, si quelqu’un m’avait dit que Goethe lirait ma tragédie, cette récompense inespérée aurait été pour moi le plus grand des encouragements. Vous pouvez donc vous imaginer quelle a été mon émotion quand j’ai vu que mon travail, après avoir été l’objet d’un examen amical, recevait de vous devant le public un témoignage aussi bienveillant. Une pareille approbation avait encore plus de valeur pour moi que pour personne, et certaines circonstances la rendaient inappréciable. Qu’il me soit permis de vous dire pourquoi je vous dois une double reconnaissance.

Sans parler de ceux qui tournaient mon œuvre en ridicule, d’autres critiques, mieux disposés pour moi, voyaient tout à un point de vue entièrement différent du mien ; ils louaient ce qui avait peu d’importance pour moi, et me blâmaient d’avoir violé et ignoré les lois les plus connues de la poésie dramatique, lorsque je croyais au contraire que mon mérite consistait à les avoir étudiées avec le soin le plus persévérant et le plus scrupuleux. Le public ne louait que le chœur et le cinquième acte, et il semble que personne ne voulût voir dans cette tragédie ce que j’avais voulu y mettre ; je dus croire à la fin que j’avais poursuivi un but illusoire, ou du moins que je n’avais pas su l’atteindre. Quelques amis, dont j’apprécie hautement l’opinion, ne pouvaient pas me tranquilliser, car les communications de chaque jour que nous avions, l’accord qui régnait entre nous sur beaucoup de points, ôtaient à leurs paroles cette autorité que peut avoir une approbation venue de l’étranger, inattendue, due entièrement à son auteur. Dans cette cruelle et paralysante incertitude, quelle dut être ma joie et ma surprise quand j’entendis la voix du maître, quand j’appris qu’il n’avait pas cru indigne de lui de se rendre compte de mes intentions, quand je trouvai dans ses claires et lumineuses paroles l’idée mère qui m’avait inspiré ! Cette voix, m’excite à continuer avec joie mes travaux, et je me sens affermi dans cette conviction que le meilleur moyen de bien exécuter un ouvrage de l’esprit, c’est d’étudier attentivement la nature intime du sujet sans s’inquiéter de règles conventionnelles et des exigences passagères de la majorité des lecteurs. — Je dois confesser que la séparation des personnages en personnages historiques et personnages d’invention est ma faute seule ; elle est due à un penchant trop marqué pour la fidélité historique. Dans une œuvre nouvelle, j’avais déjà abandonné cette distinction, et je suis heureux d’avoir été ainsi au-devant de vos vœux…


ADELGHIS,
Tragedia. (Milano, 1822.)

Cette tragédie sera bientôt traduite en allemand ; nous laisserons donc de côté le résumé que nous avions jugé nécessaire en parlant du Comte Carmagnola ; nous renvoyons à l’analyse que M. Fauriel a jointe à sa traduction française ; elle satisfera à tous les points de vue les amis d’une critique judicieuse, qui sait développer les idées renfermées dans une œuvre d’une façon utile à l’auteur. Nous voulons seulement dire ici que cette tragédie confirme la bonne opinion que nous avions conçue de M. Manzoni et qu’elle nous a donné l’occasion de voir ses qualités se déployer sur un champ plus vaste. Alexandre Manzoni a désormais une place honorable parmi les poëtes modernes. C’est sur les plus purs sentiments de l’humanité que repose son beau et vrai talent de poëte. Comme toutes les paroles qu’il met dans la bouche de ses personnages sont d’une vérité parfaite et en harmonie avec ce qu’il pense lui-même, il croit qu’il est absolument nécessaire que les éléments historiques mis en œuvre par le poëte soient d’une incontestable vérité, et prouvés par des documents irrécusables. Il cherche à mettre la partie morale et esthétique de son œuvre qu’il puise en lui-même en accord parfait avec la partie réelle fournie par l’histoire. Il y a, selon nous, parfaitement réussi, car nous lui permettons ce qui lui a été refusé, en l’autorisant à donner à des personnages d’un siècle à demi barbare des sentiments et des idées d’une délicatesse qui n’appartient qu’à la haute civilisation morale et religieuse de notre temps. Pour le justifier, nous émettrons une opinion qui paraîtra peut-être paradoxale ; selon nous, toute poésie est faite d’anachronismes ; il faut toujours attribuer au temps passé que nous évoquons pour le raconter à notre façon à nos contemporains, une civilisation plus haute que celle qu’il possédait ; le poëte doit sur ce point tranquilliser sa conscience, et le lecteur doit consentir à faire semblant de ne pas les voir. L’Iliade, l’Odyssée, toutes les tragédies, tout ce qui nous est parvenu de vraie poésie, tout ne respire qu’anachronismes ; ils sont la vie même de ces œuvres ; il n’y a pas une scène qui ne fasse quelque emprunt à la vie contemporaine pour être saisissable, je dirai plus, pour être supportable ; et nous n’avons pas agi autrement dans ces derniers temps avec le moyen âge ; c’était son masque, et non pas lui-même, qui paraissait partout dans l’art et dans la vie. Si Manzoni s’était convaincu plus tôt de cet inaliénable droit du poëte, de transformer à son gré la mythologie et de changer l’histoire en mythologie, il ne se serait pas donné tant de peine pour trouver une base historique parfaitement solide aux détails de ses poëmes. Sa nature d’esprit, son caractère l’ayant porté et forcé à agir ainsi, il en est résulté un genre de poésie que l’on peut dire unique ; il a écrit des œuvres que personne n’imitera. En effet, par les études spéciales qu’il a faites de ce temps, par la peine qu’il a prise pour se le rendre bien clair et voir avec certitude la situation du pape et de ses Latins, des Lombards et de leur roi, de Charlemagne et de ses Francs, par l’examen auquel il s’est livré de ces races, éléments d’origine diverse que les jeux de l’histoire ont tour à tour mêlés, confondus et choqués les uns contre les autres, l’imagination du poète s’est remplie d’une telle richesse de tableaux, et dans son travail de création elle a procédé avec tant de fermeté, que l’on ne peut découvrir un seul vers qui soit vide, un seul trait qui manque de précision, un seul pas qui soit fait au hasard et sans une raison particulière. En un mot, il a écrit une œuvre rare, digne du meilleur accueil ; on doit le remercier de tout ce qu’il a fait, et aussi de la manière dont il l’a fait, car on n’aurait jamais pu, avant lui, demander à personne de donner à une tragédie la forme et le fond qu’il a donnés à la sienne. Je ne veux pas développer ces idées, c’est assez de les avoir indiquées au lecteur qui pense. Remarquons seulement qu’il a réussi surtout à rendre présent le passé dans les morceaux lyriques, qui sont son vrai domaine. — L’histoire est le fond des plus grandes poésies lyriques. Que l’on essaye d’enlever aux odes de Pindare l’élément historique et mythologique, on leur ôtera toute leur vie intime. Les poésies lyriques modernes penchent toutes vers l’élégie ; elles se plaignent de tout ce qui manque à l’homme, pour que l’on ne s’aperçoive pas de ce qui leur manque à elles-mêmes. Pourquoi Horace renonce-t-il à imiter Pindare ? Il ne faut pas l’imiter, mais un vrai poëte qui saurait comme lui célébrer et louer, qui comme lui, étudierait avec bonheur les généalogies glorieuses et les hauts faits des cités rivales, pourrait évidemment écrire des poésies aussi belles que les siennes.

Dans le Comte Carmagnola, le chœur, en décrivant la bataille, ne se perd pas dans le détail infini ; au milieu de l’immense désordre, il trouve des paroles qui jettent la clarté sur le tumulte sauvage de la lutte ; de même, dans Adeighis, les deux chœurs sont chargés de rendre visibles à l’œil de l’esprit des scènes immenses et passagères ; le commencement de la première ode a un caractère tellement lyrique qu’elle paraît d’abord assez abstruse. Il faut se représenter l’armée lombarde battue et dispersée ; dans les solitudes des montagnes, là où les Latins, vaincus depuis longtemps, labourent la terre et sont soumis à tous les travaux de l’esclave, se répand la nouvelle de cette défaite. Leurs fiers vainqueurs, les familles qui avaient toute la puissance sont en fuite ; ils ne savent s’ils doivent se réjouir, et en effet le poëte leur ôte toute espérance : sous les nouveaux maîtres leur sort ne sera pas plus heureux.

Avant de parler du second chœur, rappelons une remarque que nous avons déjà faite dans les notes du Divan ; le rôle de la poésie lyrique n’a absolument rien de commun avec celui de la poésie épique ou de la poésie dramatique. Celles-ci, en effet, par le récit ou par des tableaux, présentent à l’auditeur ou au spectateur le développement d’un certain fait important ; auditeur ou spectateur n’a rien à faire par lui-même, il n’a qu’à donner une vive attention au poëte. Au contraire, la poésie lyrique expose un moment d’un grand événement, de façon à engager l’âme entière de l’auditeur dans la situation et à l’enlacer si fortement qu’elle se sente comme prise dans un nœud et partage tous les sentiments du poëte. À ce point de vue, on pourrait nommer la poésie lyrique la perfection suprême de l’art de persuader : les qualités qu’elle exige sont si rares que l’on comprend pourquoi elle apparaît si rarement dans l’empire du beau. Nous ne connaissons aucun poëte moderne qui possède ces qualités à un aussi haut degré que Manzoni. Le procédé lyrique est dans sa nature même, et il est né poëte lyrique comme il s’est fait historien et poëte dramatique.

Le chœur qui termine le troisième acte nous a, malgré nous, associés à la chute de l’empire lombard ; nous voyons, au commencement du quatrième acte, une femme devenir la triste victime de ces horreurs politiques. Ermengarde meurt ; fille, sœur, épouse de rois, elle ne devait pas être mère de roi ; entourée de religieuses, elle quitte au milieu des tourments une vie sans espérances. Le chœur entre ; et nous donnons ici un résumé de ses strophes pour aider les personnes qui liront cette œuvre sérieusement. 1. Douce peinture d’une mort pieuse. 2. Les gémissements se taisent ; une main amie ferme les yeux ternis, pendant que l’on prie. 3. Dernier appel, pour qu’elle oublie la terre et pense à l’Éternel. 4. Peinture de la situation de cette infortunée, qui ne pouvait oublier son tourment. 5. Dans les nuits sans sommeil, dans les cloîtres, sa pensée retournait vers les jours de bonheur. 6. Quand elle arriva chez les Francs, aimée, et ne prévoyant pas l’avenir. 7. D’une haute colline elle vit son bel époux chasser avec joie dans la vaste plaine. 8. Entouré de son escorte bruyante, il attaquait le sanglier. 9. Frappé par la flèche du roi, l’animal tomba dans son sang ; elle se sentit heureuse et effrayée. 10. Souvenirs de la Meuse et des sources chaudes d’Aix, où le puissant guerrier, déposant son armure, venait se reposer. 11, 12, 13. Belle comparaison bien conduite : semblable à la rosée qui rafraîchit un gazon flétri, une parole amie ranime une âme dévorée de tourments, mais bientôt le soleil brûlant abat de nouveau les tiges si frêles. 14. De même après un court oubli, l’ancienne douleur reparaît. 15. Nouveau conseil de se détacher de la terre. 16. Énumération d’autres malheureuses qui sont mortes comme elle. 17. Léger reproche sur ses ancêtres qui furent des tyrans. 18. Qu’elle aille reposer maintenant avec les opprimés. 19. Que ses traits reprennent leur tranquille expression virginale. 20. Ainsi le soleil qui empourpre les nuages en disparaissant annonce pour le lendemain une belle journée.

Ce qui augmente encore l’effet que produit ce chœur, c’est que, malgré la mort d’Ermengarde, il lui adresse la parole comme si elle vivait et l’entendait encore. Nous ajoutons ici les paroles favorables par lesquelles M. Fauriel a terminé l’analyse de la tragédie ; il ne donne pas aux chœurs la même valeur que nous, cependant il dit : « À les prendre dans leur ensemble, tous les trois sont des productions éminemment distinguées et même uniques parmi les chefs-d’œuvre de la poésie lyrique moderne. On ne sait ce que l’on y doit admirer le plus, de la vérité, de la chaleur des sentiments, de l’élévation et de la force des idées ou d’une expression si vive et si franche qu’elle semble l’inspiration de la nature, et cependant si élégante, si harmonieuse, que l’art n’a rien à y ajouter[3]. »

Nous souhaitons vivement que les lecteurs judicieux trouvent du plaisir à la lecture de ces chœurs et du poème entier, car il offre l’exemple rare d’une œuvre également remarquable par la beauté morale et par la beauté artistique. La traduction de l’habile M. Streckfuss contribuera beaucoup à la faire apprécier. Il devrait comprendre dans son travail l’Ode sur Napoléon, que j’ai traduite autrefois à ma façon. Cette ode confirmerait ce que nous avons essayé d’établir sur les conditions de la poésie lyrique.



  1. Le mot français est cité par Goethe.
  2. Goethe cite le discours de Carmagnola. Acte Ier scène ii.
  3. Le comte de Carmagnola et Adelghis, tragédies de Manzoni, traduites par M. C. Fauriel, page 19.