Conversations de Goethe/Appendice/Littérature anglaise

Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Délerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome secondp. 424-444).
LITTÉRATURE ANGLAISE

ENCORE ET TOUJOURS SHAKSPEARE.

On a déjà tant parlé de Shakspeare, qu’il peut sembler qu’il n’y a plus rien à dire sur lui ; mais c’est le caractère de l’esprit d’exciter éternellement l’esprit. Je veux aujourd’hui considérer Shakspeare d’abord comme poëte, puis le comparer avec les poëtes anciens et contemporains ; enfin, l’étudier comme poëte dramatique. Je chercherai à indiquer les résultats que son imitation a amenés et peut amener. J’approuverai les idées qui ont été exprimées avant moi en les répétant ; celles que je n’approuve pas, je les rejetterai d’un mot sans m’engager dans des discussions.

SHAKSPEARE CONSIDÉRÉ COMME POËTE.

Le point le plus élevé auquel l’homme puisse arriver, c’est la conscience de ses sentiments et de ses pensées, c’est la connaissance de soi-même, qui lui sert à pénétrer l’âme d’autrui. Il y a des hommes qui sont nés avec des dispositions naturelles pour cette observation et qui savent peu à peu la tourner vers un but pratique. Le monde et les affaires considérés d’un haut point de vue nous donnent cette expérience ; le poëte naît aussi avec ces dispositions, mais il ne s’en sert pas pour atteindre un but immédiat et terrestre ; le but qu’il cherche est élevé, idéal, général. Si nous appelons Shakspeare un des plus grands poètes, nous disons par cela même que presque personne n’a pénétré le monde comme lui, que presque personne n’a su en donner au lecteur une connaissance plus haute. En effet, grâce à lui, le monde devient pour nous pleinement transparent ; nous devenons tout à coup les confidents de la vertu et du vice, de la grandeur et de la petitesse, de la noblesse, du crime, etc., et cela par les moyens les plus simples. Si nous cherchons quels sont ces moyens, il nous semblera d’abord que son application constante est de tout mettre sous nos yeux ; mais c’est là une illusion. Les œuvres de Shakspeare ne sont pas faites pour les yeux du corps. Je m’explique : L’œil peut bien être appelé le sens le plus pur ; c’est lui qui nous rend le plus facilement les objets sensibles, mais le sens intime de l’âme est encore plus pur ; c’est lui qui, par la parole, nous rend les objets sensibles de la façon la plus haute et la plus rapide. Car les paroles fécondes sont seulement celles qui nous mettent devant les yeux, non des pensées d’une profondeur impénétrable, mais des images claires et précises. Or Shakspeare s’adresse toujours à notre sens intime, mais de telle sorte que le monde de l’imagination s’anime et s’éveille aussitôt en nous. Ainsi se produit un effet très-grand, mais dont nous ne savons pas nous rendre compte ; ainsi s’explique cette illusion qui nous fait croire que tout a paru réellement devant nos yeux. Si l’on étudie de près les pièces de Shakspeare, on verra qu’elles sont bien plus riches en mots profonds qu’en action. Il présente aux yeux ce qui pourrait facilement s’imaginer, et même ce qui ferait mieux, vu par l’imagination que vu par les yeux. L’âme de Hamlet, les sorcières de Macbeth, un grand nombre de spectacles terribles ne reçoivent leur valeur que d’un travail de l’imagination ; et c’est pour elle que Shakspeare a écrit tant de petites scènes intermédiaires ; car, à la lecture, elles passent devant nous rapidement et font bon effet ; à la représentation, au contraire, elles troublent et même fatiguent et ennuient. La puissance de Shakspeare réside donc dans les paroles vivantes qu’il a répandues partout. On s’en aperçoit facilement lorsqu’on lit ses pièces à haute voix ; l’auditeur n’est distrait ni par l’exactitude ni par la fausseté du jeu des acteurs. Il n’y a pas de jouissance plus haute et plus pure que de se faire, les yeux fermés, non déclamer, mais réciter une pièce de Shakspeare par une voix naturellement juste. On suit le fil si simple auquel il rattache le cours des événements. Nous nous formons bien certaines images des personnages d’après le dessin du poëte ; mais au fond cette série de paroles et de discours est là pour nous apprendre ce qui se passe dans les âmes. Tous les acteurs semblent, sur ce point, s’être concertés pour ne rien nous laisser qui soit obscur ou douteux ; héros et simples soldats, maîtres et esclaves, rois et messagers travaillent à amener ce résultat ; les rôles accessoires y concourent souvent plus activement que les rôles principaux ; les murmures les plus légers, qui, pendant un grand événement, circulent dans l’air, les sentiments les plus intimes, qui, dans les circonstances graves, se cachent au fond du cœur de l’homme : tout est exprimé. Tout ce qu’une âme concentre et dissimule avec inquiétude au fond d’elle-même apparaît ici, sans réserve, à la pleine et libre lumière du jour. Nous voyons la vie dans son entière vérité, et nous ne savons pas comment nous la voyons.

Shakspeare s’unit à l’âme du monde ; il le pénètre comme elle-même ; à tous deux rien ne reste caché ; mais l’âme du monde garde le secret des événements, elle ne le trahit pas avant leur accomplissement, et même, lorsqu’ils sont passés, elle le garde encore souvent pour elle seule. Au contraire, il est dans l’esprit du poëte de nous trahir tous les secrets. Ses paroles abondantes nous les révèlent sinon toujours avant l’événement, du moins certainement pendant qu’il s’accomplit. L’homme puissant et vicieux, l’homme obscur et honnête, l’homme entraîné par les passions, le contemplateur paisible, tous portent leur cœur dans leur main ; souvent contre toute vraisemblance, tous sont parleurs et diserts ; il faut que le secret soit trahi, quand les pierres elles-mêmes devraient le publier ; et la matière inanimée joue son rôle et parle aussi. Les éléments, les phénomènes du ciel, de la terre, de la mer, le tonnerre, l’éclair, les bêtes sauvages élèvent leur voix ; ils n’apparaissent souvent que sous la forme d’images, mais contribuent toujours à l’éclaircissement de la situation, à l’explication d’un certain fait. Les trésors du monde civilisé doivent aussi apparaître ; les arts, les sciences, les métiers, les industries diverses, tout vient apporter son tribut. Les poëmes de Shakspeare sont un grand marché plein de vie. C’est à sa patrie qu’il doit cette richesse ; l’Angleterre, entourée de tous côtés par la mer, couverte de brouillards et de nuages, étendait déjà son activité au dehors d’elle-même sur toutes les parties de l’univers. C’est dans une grande et noble époque que le poëte vivait ; il nous a montré avec une grande sérénité la culture de son esprit ; elle est poussée souvent jusqu’à l’excès, mais il n’agirait pas si fortement sur nous, s’il ne s’était pas mis au niveau de son siècle si riche d’activité. Personne n’a dédaigné plus que lui l’exactitude matérielle du costume ; en revanche, il connaît dans la perfection tous les masques divers que prend l’âme humaine ; à ce point de vue, le costume de toutes les nations et de tous les temps est le même. On dit qu’il a très-bien peint les Romains : je ne trouve pas ; ses Romains sont, de la tête aux pieds, de vrais Anglais ; mais ce sont des hommes, de vrais hommes, et, par conséquent, la toge romaine qu’il jette sur eux leur va parfaitement. Si l’on se place une fois pour toutes à ce point de vue, on trouvera que ses anachronismes méritent des éloges, et ce sont précisément ces fautes de costume matériel qui donnent tant de vie à ses œuvres.

Je n’ai pas le moins du monde, par ces quelques mots, fait sentir la valeur du génie de Shakspeare ; ses amis et ses admirateurs sauront ajouter ce que j’omets. Une remarque cependant : où trouver un poëte qui sache, comme lui, au fond de chacune de ses œuvres, déposer une idée différente agissant sur tout l’ensemble ? Ainsi, à travers tout le Coriolan, on sent circuler un sentiment de colère, inspiré par la résistance que met le peuple à reconnaître la supériorité de ceux qui sont au-dessus de lui. Dans Jules César, tout se rapporte à une autre idée : les premiers citoyens de l’État ne veulent pas voir envahir l’autorité suprême, parce qu’ils s’imaginent faussement pouvoir exercer une influence sur la république. Dans Antoine et Cléopâtre, mille voix nous répètent sans cesse que la jouissance et l’action sont incompatibles. Chaque pièce, ainsi examinée, nous donnerait un nouveau sujet d’admiration.


SHAKSPEARE COMPARÉ AVEC LES ANCIENS ET LES CONTEMPORAINS.


C’est dans les limites de ce monde que résident les idées qui animaient la grande âme de Shakspeare ; les prophéties, la démence, les rêves, les pressentiments, les signes miraculeux, les fées, les gnomes, les spectres, les monstres, les sorciers, les enchanteurs, forment bien un élément magique qui, à certains moments bien choisis, traverse ses poëmes, mais ces chimères trompeuses ne sont en aucune façon l’essence de ses œuvres. La vérité et la solidité de sa propre vie, telle est la base admirable sur laquelle elles reposent ; voilà pourquoi tout ce qui, dans ses pièces, vient directement de la personne de Shakspeare nous paraît si pur, si riche de sens, si énergique. Il est donc bien évident qu’il ne doit pas être rangé parmi les poëtes de l’ère moderne que l’on a appelés poëtes romantiques ; il appartient à la poésie naïve ; tout chez lui est peinture de la réalité présente, et dans ses œuvres on ne rencontre qu’à un très-faible degré ce qui rappelle les aspirations vagues vers l’infini. Cependant Shakspeare est tout à fait un poëte moderne ; un abîme immense le sépare des anciens ; je ne parle pas ici de la forme extérieure que je laisse de côté, je parle d’une différence profonde et intime.

Je prendrai d’abord mes précautions à l’égard des différents termes que je vais mettre en opposition. Je ne prétends pas que cette liste soit complète et définitive ; j’ai essayé seulement, en ajoutant de nouveaux termes, d’éclaircir le sens de ceux qui nous sont connus, et qu’on a l’habitude d’opposer l’un à l’autre. Ces oppositions sont :

Antique. Moderne.
Naïf. Sentimental.
Païen. Chrétien.
Héroïque. Romantique.
Réel. Idéal.
Nécessité. Liberté.
Devoir. Vouloir.

Les tourments les plus pénibles que l’homme peut endurer ont leur origine dans le manque d’harmonie existant au fond de chacun de nous, d’abord entre le devoir et le vouloir, puis, entre le devoir et le vouloir d’un côté, et l’accomplissement de l’autre. Ce sont ces manques d’harmonie qui, dans le cours de la vie, nous entraînent dans des embarras si fréquents. Si l’embarras, né d’une légère erreur, peut être levé à l’improviste sans beaucoup nous nuire, il donne naissance à une situation comique. Si l’embarras est très-grave, si nous ne pouvons supprimer les causes qui l’ont amené, alors nous sommes dans une situation tragique. Dans les poèmes de l’antiquité prédomine le désaccord entre le devoir et l’accomplissement, dans les poèmes modernes, entre le vouloir et l’accomplissement. Choisissons provisoirement ce contraste profond, et voyons, aidé par lui, ce que l’analyse nous donnera. Chaque époque, ai-je dit, est dominée par une des deux idées : mais comme le devoir et le vouloir ne sont pas dans l’homme radicalement séparés, les deux puissances règnent partout en même temps ; seulement l’une des deux est, dans chaque époque, subordonnée à l’autre. Le devoir est imposé à l’homme, et l’obéissance forcée à ses commandements nous est souvent bien dure ; au contraire, l’homme dispose à son gré de son vouloir. La volonté de l’homme est pour lui un royaume céleste. Toujours obéir au devoir seul nous paraît fâcheux ; être impuissant à accomplir nos entreprises nous effraye, mais toujours vouloir nous plaît, et même la conscience d’une volonté forte peut nous consoler de ne pas avoir pu réussir dans notre entreprise.

Le jeu de cartes peut nous servir d’exemple : là aussi se montrent les deux éléments. Les règles du jeu combinées avec le hasard représentent le devoir (que les anciens connaissaient sous la forme du destin). En opposition au devoir agit la volonté, combinée avec l’adresse du joueur. À ce point de vue, on pourrait dire que le whist est un jeu antique. Les règles de ce jeu opposent des barrières au hasard et même à la volonté. J’ai un partner et des adversaires ; des cartes me sont données ; une longue série de hasards se présentera ; je ne peux les éviter, mais je dois les diriger. — À l’hombre et aux jeux qui lui ressemblent, c’est tout le contraire ; ma volonté et mon libre arbitre ont beaucoup d’indépendance ; je peux refuser les cartes qui me sont données, leur attribuer différentes valeurs, les rejeter en tout ou en partie, demander des secours à la chance et trouver même dans les cartes les plus mauvaises les plus grands avantages ; ces derniers jeux se rapprochent donc tout à fait de la pensée et de la poésie modernes. — La tragédie antique repose sur un fait inévitable qui doit arriver. La volonté, en cherchant à s’y opposer, ne fait que l’aggraver et l’accélérer. Là apparaissent toutes les terreurs inspirées par les oracles ; nous sommes dans la région où trône l’Œdipe. Dans Antigone, ce devoir, en se présentant sous la forme de la piété filiale, a un aspect plus doux. Il prend en effet les apparences les plus multiples, mais il reste toujours despotique. Il a ses racines et son origine dans les lois de l’intelligence, telles que la loi morale et la loi civile, ou dans les lois de la nature, telles que les lois de la naissance, du développement, du dépérissement, de la vie, de la mort. Toutes ces lois nous inspirent de la crainte ; nous ne réfléchissons pas que par elles est assurée la marche heureuse de l’ensemble des choses. — Au contraire, la volonté est libre et paraît libre ; elle favorise l’individu ; elle nous flatte : aussi, dès que les hommes la connurent, ils l’adorèrent. Elle est le Dieu des temps modernes. Nous lui appartenons ; nous craignons la puissance opposée ; voilà pourquoi dans notre art, dans notre pensée, nous sommes éternellement séparés de l’antiquité. Le devoir rend la tragédie grande et forte, le vouloir la rend faible et petite. C’est le vouloir qui a donné naissance au drame, genre dans lequel un certain acte de la volonté sert de nœud à une situation soumise au despotisme de la nécessité. Ce changement qui plaît à notre faiblesse nous remplit d’émotion, et nous nous déclarons encore heureux si, après avoir attendu une catastrophe affreuse, le dénoûment plus doux, que l’on donne pour nous consoler, conserva un caractère triste.

Revenons maintenant à Shakspeare : je désire que mes lecteurs lui appliquent eux-mêmes toutes ces considérations. Shakspeare est unique, parce qu’il unit avec un talent infini l’antique et le moderne, le devoir et le vouloir ; ils cherchent partout dans ses pièces à se mettre en équilibre ; ils luttent tous deux avec énergie, cependant le désavantage reste au vouloir.

Personne, peut-être, n’a su plus admirablement que lui peindre dans un certain caractère l’union intime et primitive du vouloir et du devoir. Le personnage, si on considère en lui le caractère, est soumis à la nécessité ; il est limité, il est forcé de suivre une certaine voie. Mais, si on considère seulement en lui l’homme pur et simple, il jouit de sa pleine liberté, ne reconnaît aucune limite et n’est soumis qu’aux lois générales. De cette opposition résulte dans l’âme un conflit que Shakspeare met surtout en saillie ; mais ce conflit intérieur n’est pas le seul : le monde extérieur fournit ses éléments de lutte, et, le plus souvent, la lutte devient plus vive, parce qu’un devoir rigoureux est imposé à une volonté sans force. J’ai déjà indiqué ce ressort dans Hamlet ; on le trouve ailleurs dans Shakspeare. Hamlet est poussé par un esprit ; Macbeth par les sorcières, par Hécate et par la première de toutes les sorcières : sa femme ; Brutus, par ses amis ; ces trois personnages sont ainsi engagés dans une situation tragique pour laquelle ils ne sont pas nés. Coriolan donne lieu à la même remarque. En un mot, représenter une volonté aspirant à des actes qui dépassent les forces de l’individu, c’est là une idée moderne. Comme Shakspeare donne pour cause à l’exaltation de la volonté un fait extérieur à l’individu, il transforme ce fait en une espèce de fatalité, et par là il se rapproche de l’antiquité ; car tous les héros de l’antiquité poétique ne veulent que ce qui est possible à l’homme. De là résulte un bel équilibre entre la volonté, le devoir et l’accomplissement. Cependant il y a toujours dans le devoir qui les domine trop de rudesse austère, pour que, tout en l’admirant, nous puissions l’aimer beaucoup. Une nécessité qui, plus ou moins, et quelquefois même entièrement, exclut la liberté, n’est plus d’accord avec notre manière de penser. Shakspeare, cependant, a presque tracé de nouveau ce tableau antique, en faisant de l’élément nécessaire un élément moral. Il combine donc et réunit le monde antique et le monde moderne. Si nous pouvons tirer quelques leçons de ses œuvres, qui nous donnent avec tant de plaisir tant d’étonnement, c’est en cela qu’il faut chercher à le prendre pour maître. Notre poésie romantique ne doit être ni insultée ni rejetée, mais il ne faut pas la célébrer exclusivement, et ne s’attacher qu’à elle ; ce serait le moyen de ne plus apprécier et de gâter ce qu’il y a en elle d’énergique, de fort, de vrai ; il faut donc chercher à concilier ces éléments qui paraissent si incompatibles. Nous avons devant nous, pour nous encourager, l’exemple de ce grand et unique maître, que nous élevons si haut, souvent sans savoir pourquoi, et que nous mettons au-dessus de tout ; il a su accomplir ce miracle. Il a eu, il est vrai, le bonheur de venir à un temps de moisson ; il a écrit dans un pays protestant, à une époque pleine de vie. Depuis longtemps, le bigotisme se taisait, et une âme naturellement et vraiment pieuse comme celle de Shakpeare avait la liberté de développer religieusement les purs sentiments qui vivaient au fond d’elle-même, sans chercher à les faire accorder avec les idées d’une certaine religion positive.


SHAKSPEARE CONSIDÉRÉ COMME POËTE DRAMATIQUE.

Si l’on veut simplement jouir d’une œuvre d’art que l’on aime, on ne porte son attention que sur l’ensemble et on se pénètre de l’unité que l’artiste a donnée à sa création. Au contraire, si l’on veut faire un examen théorique de ses œuvres, soutenir quelque idée à propos d’elles, et en tirer des leçons, alors l’analyse est indispensable ; voilà pourquoi nous avons écrit les deux chapitres, précédents, dans lesquels nous considérons Shakspeare d’abord comme poëte pur et simple, puis, en le comparant avec les poëtes anciens et contemporains. Nous terminons en étudiant le poëte dramatique.

C’est à l’histoire de la poésie qu’appartiennent le nom et la gloire de Shakspeare ; c’est une injustice envers les poëtes dramatiques de tous les siècles que de le transporter tout entier dans l’histoire du théâtre.

Un esprit dont on ne conteste pas la haute valeur peut faire cependant de ses facultés un usage douteux ; l’esprit supérieur n’emploie pas toujours des procédés supérieurs. C’est en ce sens que Shakspeare, lié essentiellement à l’histoire de la poésie, appartient seulement par hasard à l’histoire du théâtre. Pour l’admirer complètement, comme il convient, il faut examiner les circonstances, les conditions particulières qu’il devait accepter, sans faire de ces conditions passagères des mérites et des modèles de l’art.

Dans une œuvre vivante se trouvent souvent réunis plusieurs genres voisins de poésie. On peut y trouver l’épopée, le dialogue, le drame, la pièce de théâtre. L’épopée est le récit de traditions orales faites à la foule par un seul individu. Le dialogue est un échange de paroles entre un nombre de personnes déterminé, échange qui peut se faire devant la foule. Il y a drame si on ajoute l’action à l’échange des paroles, quand même on supposerait que cette action est tout entière dans l’imagination. La pièce de théâtre réunit les trois genres ; elle exige de plus le concours de la vue et certaines conditions de lieux et de personnes.

Les œuvres de Shakspeare sont surtout des drames ; son habitude de mettre en saillie la vie de l’âme plaît beaucoup au simple lecteur ; quant aux exigences théâtrales, il n’en tient aucun compte ; il se permet tout, et l’imagination lui permet tout. Avec lui nous sautons, à chaque instant, d’un lieu à un autre ; notre imagination supplée à toutes les scènes intermédiaires qu’il néglige ; nous lui savons même gré de donner à notre esprit un si noble exercice. En présentant tout sous la forme de scènes dramatiques, il rend plus facile le travail de l’imagination, car les planches où se déroule l’apparence du monde me sont plus familières que le monde lui-même. Quand nous avons lu ou entendu des récits étranges, nous croyons qu’il ne serait pas impossible à nos yeux eux-mêmes de les voir. De là, tant de romans aimés que l’on a transformés, sans succès, en pièces de théâtre.

Pour qu’un drame soit théâtral, il faut qu’il soit symbolique, c’est-à-dire que chaque fait, en étant important par lui-même, doit en faire deviner et présager un autre plus important. Shakspeare a su parfois atteindre à cette qualité suprême ; j’en citerai, pour preuve, ce moment où le fils et successeur d’un roi près de mourir, lui prend pendant son sommeil sa couronne, la place sur sa tête et s’en pare avec fierté. Mais ce sont là de simples moments, des perles dispersées, séparées les unes des autres par beaucoup de scènes non théâtrales. L’ensemble des procédés de Shakspeare est au fond en opposition avec la scène. Son génie abrège tout, comme le poëte abrège la nature ; nous devons le louer de ce talent ; seulement, nous nions, et cela à son honneur, que la scène ait été un champ digne de lui. Cette étroitesse de la scène a rétréci ses œuvres. Il n’agit pas comme les autres poëtes ; il ne choisit pas pour chaque œuvre des éléments particuliers ; au cœur de son drame, il dépose une certaine idée à laquelle il sait rapporter le monde et l’univers entier. Dans ces tableaux abrégés qu’il donne de l’histoire ancienne et moderne, il peut ainsi emprunter ses éléments à toutes les chroniques, que souvent il copie mot à mot. Hamlet nous prouve qu’il n’est pas si scrupuleux avec les Nouvelles ; Roméo et Juliette sont restés plus fidèles à la tradition ; cependant, l’introduction de deux figures comiques (Mercutio et la Nourrice) trouble totalement le fond tragique du récit. Ces deux rôles étaient joués sans doute par deux acteurs favoris ; c’est un homme qui devait jouer aussi le rôle de la Nourrice. En examinant avec grande attention, on s’aperçoit que ces deux rôles et tout ce qui s’y rattache sont dans la pièce comme chargés de donner des intermèdes burlesques. Aujourd’hui, avec nos idées amies de la logique et de l’harmonie, ces rôles nous paraîtraient intolérables. Shakspeare nous étonne encore plus quand nous examinons la manière dont il a rédigé et remanié les pièces déjà écrites par d’autres. Nous pouvons faire cette étude pour le Roi Jean et pour le Roi Lear, les vieilles pièces ayant été conservées. Dans ces deux pièces, il se montre toujours plutôt poëte pur et simple que poëte dramatique.

Expliquons enfin cette énigme. Des érudits nous ont montré combien de son temps la scène était imparfaite ; il n’y avait alors aucun de ces besoins de vraisemblance que nous ont donnés peu à peu les c11 progrès des machines, de la perspective et des costumes. Aujourd’hui, nous reviendrions difficilement à cette enfance de l’art ; alors, on voyait peu de chose, on se figurait tout, et tout n’était qu’apparence ; un rideau vert signifiait pour le public une chambre royale ; un musicien, sans bouger, jouait continuellement de la trompette, etc. Qui accepterait, de nos jours, pareil spectacle ? Les pièces de Shakspeare, ainsi jouées, n’étaient donc vraiment que des contes très-intéressants, racontés par plusieurs personnes ; pour produire plus d’impression, ces personnes avaient pris des masques caractéristiques ; elles s’agitaient en sens divers, elles entraient, elles sortaient, en laissant toujours à l’imagination du spectateur le soin de se représenter à son gré, sur la scène vide, des bosquets enchantés et des édifices magnifiques.

Pourquoi Schrœder a-t-il su faire monter Shakspeare sur la scène allemande, sinon parce qu’il a su abréger les abrégés de Shakspeare ? Schrœder s’attachait uniquement aux scènes essentielles, il rejetait tout le reste ; il repoussait même les passages nécessaires quand il lui semblait qu’ils nuiraient à l’effet de la pièce jouée devant sa nation et à son époque. Par exemple, il est très-vrai qu’en supprimant la première scène du Roi Lear, il a altéré tout le caractère de la pièce. Cependant, il avait raison, car dans cette scène Lear parait si absurde que, plus tard, on ne peut donner tout à fait tort à ses filles. Le vieillard fait pitié, mais on ne partage pas sa douleur, et Schrœder voulait exciter la compassion pour Lear, en même temps que l’horreur pour les deux filles dénaturées, qui cependant ne méritent pas un blâme absolu. Dans la vieille pièce que Shakspeare a rédigée, cette scène amenait les effets les plus heureux. Lear s’est enfui en France, sa fille et son gendre, obéissant à une fantaisie romantique, se déguisent et font un pèlerinage ; ils rencontrent le vieillard qui ne les reconnaît pas ; l’âme éminemment tragique de Shakspeare a rempli ici de sentiments amers des scènes qui, dans l’original, avaient un caractère de douceur ; on ne peut jamais comparer ces deux œuvres sans tirer de leur comparaison d’intéressantes pensées.

Depuis longtemps s’est répandu en Allemagne le préjugé que l’on doit jouer Shakspeare textuellement, quand même spectateurs et acteurs devraient en mourir suffoqués. La meilleure traduction n’a cependant jamais pu réussir nulle part ; les essais consciencieux et réitérés faits sur le théâtre de Weimar ont servi de preuve décisive. Si l’on veut jouer Shakspeare, il faut donc jouer ses pièces arrangées par Schrœder. Il est absurde de ne pas vouloir à la représentation supprimer un iota ; cependant, on entend toujours soutenir cette opinion. Si elle prend du crédit sur les hommes qui ont dans les mains l’autorité, dans peu d’années Shakspeare aura complètement disparu de la scène allemande, Ce ne serait pas un malheur, car ses pièces, lues dans la solitude ou dans un petit cercle, deviendraient pour nous la source de joies d’autant plus vives.


LORD BYRON. — DON JUAN.

Goethe a traduit en vers allemands le début de Don Juan, et le monologue de Manfred (scène II, acte II). Il a ajouté à ces deux traductions les observations suivantes.

J’ai hésité autrefois à traduire un passage du Comte Carmagnola, ce qui était peut-être possible ; aujourd’hui j’ose donner la traduction de l’intraduisible Don Juan ; on verra peut-être dans cette conduite une contradiction ; je dois l’expliquer. M. Manzoni est chez nous peu connu, il faut donc avant tout voir ses qualités dans toute leur force, telles qu’elles se présentent dans l’original même ; plus tard, un de nos jeunes amis pourra fort bien nous donner une traduction. Au contraire, nous sommes tous suffisamment initiés au talent de lord Byron ; nos traductions ne peuvent ni lui servir ni lui nuire ; l’original est dans les mains de toutes les personnes cultivées. Mais quand nous tenterions l’impossible, nos essais ne seraient pas sans utilité ; car si dans le reflet ne se trouve pas l’image exacte du tableau original, notre attention peut du moins être attirée sur le miroir lui-même, et peut-être en l’examinant aurons-nous l’occasion de faire sur sa nature, sur ses défauts et sur ses qualités, quelques remarques utiles.

Don Juan est une œuvre d’un génie sans bornes ; tantôt la haine pour les hommes entraîne ce génie à la dureté la plus farouche ; tantôt, redevenu l’ami de notre race, il plonge son âme dans les profondeurs des plus suaves amours. — Puisque nous connaissons et apprécions l’auteur, puisque nous ne voulons pas qu’il soit autrement qu’il n’est, jouissons avec reconnaissance des œuvres que dans sa liberté excessive ou même dans sa témérité, il ose nous présenter. Les idées bizarres, désordonnées du poëte n’épargnent rien ; la forme est aussi audacieuse que le fond ; le poëte ne respecte pas plus la langue que les hommes, mais il nous prouve que l’Angleterre a déjà une langue comique formée, ce dont l’Allemagne manque absolument. Le comique allemand résulte beaucoup plus de l’idée que de la forme donnée à l’idée. On admire la richesse de Lichtenberg[1] ; il avait à ses ordres un monde de connaissances et de rapports qu’il savait, comme des cartes, mêler et manier avec malice. Chez Blumauer[2], ce sont les fortes oppositions qu’il se plait à établir qui nous amusent. En résumé, nous voyons que l’allemand, pour être plaisant, a besoin de remonter quelques siècles en arrière ; c’est avec les petits vers de cette époque qu’il réussit seulement à montrer une naïveté agréable. — En traduisant Don Juan, on pourrait apprendre beaucoup des Anglais ; il n’y a qu’un procédé comique qui ne pourra se transporter, c’est celui qui consiste à employer les uns pour les autres des mots qui ont une prononciation presque identique et un sens très-différent. Ceux de nous qui connaissent bien la langue anglaise verront si le poëte n’a pas ici parfois franchi les limites.

J’ai essayé la traduction de quelques strophes ; je les donne non comme un modèle, mais comme un encouragement. Le talent de nos traducteurs devrait s’essayer à cette tâche ; il faudrait se permettre des assonances, des rimes défectueuses, et bien d’autres libertés ; certain laconisme serait nécessaire pour bien rendre l’allure et le sens de cette moquerie hardie ; il faudrait du reste un essai pour mieux montrer ce que l’on doit faire. — Si l’on nous reprochait de propager en Allemagne, par notre traduction, un pareil écrit, et de faire connaître à une nation simple, honnête et paisible, l’œuvre la plus immorale que la poésie ait jamais produite, nous répondrions que ces essais de traduction ne sont pas destinés à être lus par tous ; ce sont seulement des exercices destinés aux esprits bien faits, doués de talent ; les qualités qu’ils auront ainsi acquises, ils pourront ensuite s’en servir pour la joie et le plaisir de leurs compatriotes. — D’ailleurs, quand même ces fragments seraient répandus par l’impression, il n’y a pas à attendre pour la morale publique un dommage particulier, car il faudrait que poëtes et écrivains se conduisissent d’une étrange façon pour être plus immoraux que les récits imprimés dans les journaux de chaque jour.


MANFRED.

Œuvre étrange qui me touche de près. Le spirituel et bizarre poëte s’est assimilé mon Faust, et son hypocondrie a trouvé là les aliments les plus étranges. Il a fait servir à son but tous les détails qui lui plaisaient, et en les empruntant, il les a tous modifiés, aussi je ne peux assez admirer son esprit. L’ensemble est tellement transformé que l’on pourrait faire de très-intéressantes leçons sur les ressemblances et les différences avec le modèle. Je ne peux nier que la sombre ardeur de ce désespoir infini devient à la fin pesante, mais, cependant, la fatigue que l’on éprouve ne se sépare jamais de l’admiration et d’une haute estime.

Dans cette tragédie, nous trouvons la quintessence des idées et des passions de ce talent si extraordinaire, né pour se tourmenter lui-même. On ne peut guère juger avec une tranquille équité la vie et la poésie de lord Byron. Il a reconnu souvent ce qui le torture ; il l’a décrit souvent, et personne presque n’éprouve de compassion pour cette douleur intolérable qu’il roule et retourne sans cesse en lui-même. — Dans ce drame, ce sont les spectres de deux femmes qui le poursuivent. — L’une s’appelle Astarté ; l’autre n’a pas de nom, elle ne parait pas, elle n’a pas de forme, ce n’est qu’une voix. Voici, raconte-t-on, l’horrible aventure qu’il a eue avec la première de ces femmes. — Jeune homme hardi et séduisant, il avait conquis l’attention d’une jeune dame de Florence ; le mari ayant découvert leur liaison, tua sa femme. Dans la même nuit, le meurtrier fut trouvé mort dans la rue. Personne n’avait pu être soupçonné. Lord Byron avait quitté Florence, et toute sa vie il traîna derrière lui ces deux spectres. — D’innombrables allusions dispersées dans ses poésies rendent vraisemblable cet événement fabuleux. Ainsi, dans le monologue de Manfred, dont je donne la traduction, nous le voyons s’appliquer à lui-même la malheureuse histoire du roi de Sparte, Pausanias. Ce général lacédémonien s’était d’abord couvert de gloire par sa brillante victoire de Platée ; mais sa fierté, son obstination, sa dureté grossière lui avaient ôté l’amour des Grecs ; des intelligences secrètes avec l’ennemi lui avaient ôté la confiance des Lacédémoniens ; et il finit par commettre un crime dont les conséquences le poursuivirent jusqu’à sa mort, qui fut ignominieuse. Il commandait dans la mer Noire la flotte des Grecs alliés ; il se prend d’une passion violente pour une jeune fille de Byzance. Après de longues résistances, le puissant général l’obtient enfin de ses parents ; il est convenu qu’elle sera amenée chez lui pendant la nuit. La jeune fille, honteuse, prie un esclave d’éteindre toute lumière : il obéit ; quand elle pénètre dans la chambre de Pausanias, elle choque la tige de la lampe. Pausanias, réveillé brusquement, croit qu’un meurtrier s’approche de lui, il saisit son épée et tue son amante. Cette scène affreuse ne peut se détacher de son imagination ; l’ombre le poursuit partout et il demande en vain aux Dieux et aux charmes des prêtres de le purifier.

Combien doit être blessé le cœur d’un poëte, pour qu’il aille chercher dans le passé un pareil événement, se l’applique et l’ajoute à sa propre tragédie !

Les détails que nous venons de donner sont nécessaires pour comprendre le monologue de Manfred, d’où s’exhale tant d’ennui, tant de fatigue de la vie. Nous le recommandons comme un excellent exercice à tous les amis de l’art de déclamer. C’est le monologue d’Hamlet à une plus haute puissance. Il faut un grand art pour faire ressortir l’idée épisodique en conservant à tout l’ensemble un même caractère bien uniforme. On verra facilement que pour bien rendre l’intention du poëte, la voix doit prendre un accent violent, et même bizarre.


CAÏN.

Après avoir, pendant presque un an, entendu exprimer sur cette œuvre les opinions les plus étranges, je l’ai enfin lue moi-même, et j’ai éprouvé en même temps surprise et admiration ; effet qu’elle produira sur tout esprit sensible à ce qui est bon, beau et grand. J’aimais à en causer avec des amis, et je résolus même d’en dire quelques mots au public, mais plus on pénètre dans l’œuvre d’un pareil esprit, plus on sent combien il est difficile de s’en rendre compte à soi-même, à plus forte raison aux autres ; peut-être donc, comme pour tant d’excellents livres, aurais-je gardé encore le silence, sans une circonstance venue de l’extérieur. Un Français, Fabre d’Olivet, a traduit Caïn en vers blancs, et a joint à sa traduction des observations philosophiques et critiques[3]. Je ne connais pas son travail, mais le Moniteur du 30 octobre 1823, en parlant du poëte et de certains passages de ses écrits d’une manière tout à fait conforme à mes vues, a réveillé mon attention ; souvent, en effet, si, au milieu d’une foule confuse de jugements qui nous laissent indifférents, s’élève enfin une voix qui nous plaise, nous nous sentons engagés à lui répondre et à lui adresser nos applaudissements. Laissons parler ce défenseur de Byron :

« Cette scène, (la malédiction de Caïn par Ève) atteste, suivant nous, la profondeur énergique des idées de lord Byron ; elle fait dire à l’égard de Caïn : digne fils d’une telle mère. Ici, le critique demande où l’auteur en a puisé le modèle ; lord Byron peut lui répondre : dans la nature et l’observation, comme Corneille y trouva sa Cléopâtre, les anciens leur Médée, comme l’histoire signale tant de caractères dominés par des passions extrêmes. — Ce n’est pas celui qui a bien observé le cœur humain et connu jusqu’où peuvent s’égarer les divers mouvements, surtout chez la femme, où le bien comme le mal semblent n’avoir pas de limites, qui pourra reprocher à lord Byron d’avoir, même à la naissance du monde et pour la première famille, manqué à la vérité ou de l’avoir exagérée à plaisir. Il a peint la nature corrompue comme Milton a su la peindre avec des couleurs d’une fraîcheur ravissante dans sa beauté et sa pureté virginales. Au moment de l’imprécation horrible qu’on reproche à l’auteur, Ève n’était plus le chef-d’œuvre de la perfection et de l’innocence ; elle a reçu du tentateur ces ferments empoisonnés qui ont dépravé des dispositions et des sentiments destinés à une meilleure fin par l’auteur de la vie ; déjà la pure et douce satisfaction de soi-même est devenue vanité ; la curiosité exaltée par l’ennemi du genre humain concourant à la désobéissance fatale, a trompé les intentions du créateur et altéré son plus bel ouvrage…

« Eve chérissant Abel, et maudissant avec fureur Caïn, son meurtrier, paraît conséquente à elle-même, telle qu’elle est devenue. Abel, faible, mais pur, n’offrant d’Adam que sa déchéance, plaît doublement à sa mère, parce qu’il lui retrace moins péniblement l’image humiliante de sa faute. Caïn, au contraire, qui a plus hérité d’elle dans son caractère orgueilleux, et qui conserve une force qu’Adam a perdue, irrite en elle tous les souvenirs, toutes les impressions d’amour-propre à la fois ; frappée dans ses sentiments maternels de prédilection, sa douleur ne connaît plus de bornes, quoique le meurtrier lui-même soit son fils. Il appartenait à un génie aussi vigoureux, que celui de lord Byron de tracer l’affreuse vérité de ce tableau. Il devait s’abstenir ou le traiter ainsi. »

Nous pouvons reprendre ce dernier mot en le généralisant et dire : Lord Byron devait écrire Caïn comme il l’a écrit, ou ne pas l’écrire du tout.

Comme l’ouvrage, soit dans le texte, soit dans la traduction, se trouve aujourd’hui entre toutes les mains, il n’a besoin ni d’être recommandé ni même d’être annoncé ; je veux cependant présenter quelques courtes observations.

À son talent sans limites, le poëte vient d’ouvrir de nouvelles régions ; son coup d’œil ardent a su, au delà de toute attente, pénétrer le passé, le présent, et aussi l’avenir ; aucun être humain ne peut savoir d’avance quelles œuvres il accomplira en suivant cette voie inconnue. Nous pouvons cependant indiquer dès à présent quelques-uns de ses procédés. Il se tient à la lettre de la tradition biblique. Le premier couple humain a perdu sa pureté et son innocence premières ; une faute mystérieuse les lui a ravies ; toute leur postérité doit subir leur peine. Caïn est le représentant de cette humanité déchue ; sur ses épaules tombe le poids immense de la faute ; sans avoir péché lui-même, il est plongé dans une profonde misère. Ce premier fils de l’homme, si lourdement courbé sous le malheur, est surtout préoccupé de la mort. Il n’en a aucune idée, et, quoiqu’il désire la fin de son infortune actuelle, il aime encore mieux s’y soumettre que la changer contre un état complètement inconnu. On voit que déjà dans l’âme du premier et du malheureux fils de l’homme se sont agitées toutes les douloureuses et insolubles questions qui nous tourmentent encore aujourd’hui. Il sent tous ces problèmes de notre nature se soulever tumultueusement au fond de lui-même ; ni la pieuse douceur de son père et de son frère, ni l’aimable société de sa sœur et épouse ne peuvent le calmer. Pour accroître son supplice, Satan apparaît ; ce puissant séducteur trouble d’abord sa conscience, puis il lui fait accomplir un voyage merveilleux à travers les mondes ; il lui montre le passé immense, le présent petit, mesquin, l’avenir sans consolation. Caïn retourne vers les siens, non plus méchant, mais plus animé ; trouvant tout dans le cercle de sa famille comme il l’avait laissé, l’insistance d’Abel pour lui faire offrir un sacrifice lui semble intolérable. Bornons-nous à dire que tous les détails qui amènent le meurtre d’Abel sont d’une invention de premier ordre ; tout ce qui suit est également d’une valeur inappréciable. Abel est tué ! Voilà la mort !… cette mort dont on parlait tant, et sur laquelle la race humaine ne sait rien de plus qu’auparavant !

N’oublions pas de rappeler que dans toute la pièce circule le pressentiment d’un Sauveur ; sur ce point comme sur tous les autres, le poëte s’est conformé à nos doctrines et à notre exégèse. Notre voisin de l’Occident a relevé excellemment les mérites de la scène avec Adam et Eve, scène dans laquelle Eve frappe de sa malédiction Caïn qui reste muet ; nous n’avons rien à ajouter à ce qu’il a dit. C’est avec admiration, avec une crainte respectueuse, que nous avançons vers le dénoûment. Il a été jugé d’un mot, par une de nos spirituelles amies, hautement admiratrice comme nous, de Byron. Elle a dit : « Tout ce que le monde renferme de religion et de morale est contenu dans les trois derniers mots de ce drame. »


PRÉFACE À LA TRADUCTION ALLEMANDE DE LA VIE DE SCHILLER
écrite en anglais par Carlyle.

Déjà, depuis quelque temps, on parle d’une littérature universelle, et ce n’est pas sans raison ; car les différentes nations, ébranlées les unes par les autres pendant de terribles guerres, ont remarqué, après avoir été rendues à elles-mêmes, que l’étranger qu’elles avaient appris à connaître avait certaines idées dont elles manquaient elles-mêmes. De là le désir de relations avec les voisins ; jusque-là chacun s’était renfermé en soi-même ; l’esprit aspira alors à être admis, pour sa part, dans le commerce et dans les échanges que les peuples font entre eux. Ce mouvement est encore assez récent ; cependant, il peut déjà donner lieu à quelques observations, et fournir quelques avantages que l’on doit recueillir aussi vite que possible, comme on le fait pour le commerce de marchandises. Aujourd’hui, la traduction de la Vie de Schiller, par M. Carlyle, ne peut guère nous apporter de faits nouveaux ; l’auteur doit ce qu’il sait à des écrivains qui nous sont connus depuis longtemps, et les questions qui sont ici traitées ont été bien souvent agitées chez nous. Cependant tout admirateur de Schiller, par conséquent, on peut le dire hardiment, tout Allemand, accueillera cet ouvrage avec plaisir, car il y verra par lui-même combien un homme d’outre-mer, d’un esprit délicat, actif, pénétrant, a été ému, excité par les créations de Schiller, et entraîné par lui à une étude plus profonde de la littérature allemande. J’ai été très-touché, pour ma part, de voir cet étranger, d’un esprit calme et pur, reconnaître la noblesse et la grandeur des idées du poëte même dans ses premières œuvres, souvent si rudes, et presque grossières, et s’appuyer même sur ces travaux pour construire, dans son esprit, l’idéal du plus parfait des mortels. Je crois donc que cet ouvrage, écrit par un jeune homme, doit être recommandé comme tel à la jeunesse allemande : car s’il y a un vœu à faire pour l’âge de la vivacité active, c’est qu’il sache découvrir partout les idées louables, saines, qui sont propres à nous former, qui trahissent de hautes aspirations, en un mot : l’idéal ; c’est aussi qu’il sache, même dans les œuvres qui ne sont pas des modèles, découvrir le modèle de l’humanité.

Ce qui doit aussi rendre cet ouvrage important pour nous, c’est qu’il nous montre un étranger avouant avec simplicité et sincérité, sans aucune arrière-pensée, qu’il doit son développement moral à ces œuvres de Schiller, dont l’influence sur nous a été autrefois si complète et si variée. Ce qui a presque cessé d’agir dans notre pays commence justement à agir avec énergie à l’étranger. Ce fait remarquable montre que ces œuvres ont en elles une certaine force qui trouvera toujours à s’exercer dans les diverses littératures, à un certain moment de leur existence. Par exemple, les Idées de Herder sont aujourd’hui passées chez nous dans la masse des esprits ; celui qui les lit n’y trouve rien qui ne lui soit déjà familier, parce que les principes que l’ouvrage renferme ont été appliqués de mille manières, et on les connaît très-bien sans avoir lu l’ouvrage qui les renferme. Mais cet ouvrage cependant vient d’être traduit en français[4] : c’est évidemment parce que le traducteur croit que ce livre, devenu inutile chez nous, peut encore, en France, plaire et être utile à des milliers d’esprits cultivés.


ROMANS ALLEMANDS, TRADUITS PAR T. CARLYLE (1827).

Ce recueil renferme des romans de Musæus, Tieck, Hoffmann, Jean-Paul Richter et Goethe. Les notices écrites sur chacun de ces auteurs sont dignes des mêmes éloges que la biographie de Schiller ; elles méritent d’être traduites par nos journaux et nos revues, ce qui peut-être du reste est déjà fait. Les faits sont exacts et donnent une connaissance suffisante du caractère de l’individu et de l’influence que sa vie a exercée sur ses écrits. L’esprit clair et tranquille de M. Carlyle témoigne encore une fois de l’intérêt qu’il a pris aux commencements poétiques et littéraires de l’Allemagne ; il saisit bien dans son originalité l’effort de la nation ; il met chacun à sa place avec impartialité, et pacifie ainsi ces querelles inévitables dans l’histoire de toutes les littératures. Car vivre et agir, c’est forcément s’engager dans un parti et le défendre. Il ne faut pas blâmer celui qui combat pour conquérir une place, un rang qui, assurant son existence, lui donneront une influence dont il pourra se servir heureusement. Lorsque des luttes viennent pendant longtemps troubler le ciel d’une littérature, l’étranger attend que la poussière retombe, que la vapeur et les nuages se dissipent au loin, et, comme nous, lorsque, dans une nuit claire, nous observons la lune, il contemple alors d’un esprit tranquille ces régions éloignées de lui, et aperçoit nettement leurs ombres et leurs lumières.

Que l’on me permette de joindre ici quelques observations qui sont déjà anciennes ; si l’on trouve que je me répète, j’espère que l’on trouvera aussi que la répétition de ces idées n’est pas sans quelque utilité.

Il est évident que, depuis longtemps déjà, c’est en ayant devant les yeux l’ensemble de l’humanité que travaillent les meilleurs poètes et les meilleurs esthéticiens de toutes les nations. Dans toutes les œuvres, qu’elles soient historiques, mythologiques, fabuleuses et plus ou moins arbitraires, toujours on verra davantage, à travers la nationalité et le caractère particulier de l’écrivain, percer et briller cette idée générale. Le même fait se présente dans la vie pratique ; à travers tout ce qu’il y a sur cette terre de grossier, de sauvage, de cruel, de faux, d’égoïste, de menteur, se glisse et se répand peu à peu une certaine douceur ; cependant il ne faut pas espérer pour cela une paix universelle ; il faut simplement penser que les luttes inévitables deviendront moins violentes, la guerre moins cruelle, la victoire moins superbe.

Ce qui dans les poésies de chaque peuple se rattache à ces idées générales, voilà ce que toutes les autres nations doivent s’assimiler. Quant aux idées particulières à chaque race, il faut les lui laisser, après avoir appris à bien les connaître, afin de pouvoir entretenir des relations avec elle ; car les traits distinctifs d’une nation sont comme sa langue, comme sa monnaie ; ils rendent, pour celui qui les connaît, les relations plus faciles ; ce sont même eux, qui seuls les rendent vraiment possibles.

Une tolérance universelle et réciproque se produira certainement, lorsqu’on laissera volontiers à chaque race, à chaque individu son caractère original, tout en restant fermement convaincu que l’on reconnaît les idées les plus belles à ce signe, qu’elles appartiennent à l’humanité tout entière. Déjà, depuis longtemps, les Allemands travaillent à établir ces relations de justice réciproque. Quiconque sait l’allemand, et étudie la littérature allemande, se trouve sur le marché où toutes les nations viennent offrir leurs produits ; et il peut s’enrichir en se faisant interprète. Tel est le rôle de tout traducteur : il travaille à ce commerce intellectuel du monde entier ; il s’efforce de multiplier les échanges ; et, malgré tout ce que l’on peut dire sur l’insuffisance de toute traduction, ce travail n’en reste pas moins un des plus importants et des plus honorables. Le Coran dit : « Dieu a donné à chaque peuple un prophète parlant sa langue. » Chaque traducteur est de même dans sa langue un prophète. Malgré toutes les objections de détail que la critique a faites à la traduction de la Bible par Luther, elle n’en a pas moins produit les résultats les plus considérables. Et l’énorme travail des sociétés Bibliques ne se borne-t-il pas à donner à chaque peuple l’Évangile écrit dans sa langue ?

  1. 1742-1799. Penseur humoriste qui mérite toujours d’être lu. Son Explication des caricatures de Hogarth a été traduite en français.
  2. Auteur d’une Énéide travestie.
  3. Caïn, mystère dramatique de lord Byron, traduit en vers français et réfuté dans une suite de remarques philosophiques et critiques et précédé d’une lettre à lord Byron sur les motifs et le but de cet ouvrage, par Fabre d’Olivet.
  4. Par M. Edgar Quinet. Goethe, en l’annonçant, lorsqu’il parut, recommanda l’introduction comme « faisant naître dans l’esprit de belles réflexions. »

Errata :

c11 texte corrigé, voir ERRATA, IIe volume.