Contribution à la critique de l’économie politique/B

Traduction par Laura Lafargue.
Texte établi par Alfred Bonnet, V. Giard et E. Brière (p. 100-118).


B. Théories de l’unité de mesure de la monnaie.


Le fait que les marchandises dans les prix ne sont transformées qu’idéalement en or, que l’or, par suite, n’est transformé qu’idéalement en monnaie, a donné lieu à la doctrine de l’unité de mesure idéale de la monnaie. Parce que dans la détermination du prix il n’y a que de l’or et de l’argent figurés, parce que l’or et l’argent ne fonctionnent que comme monnaie de compte, on a soutenu que les noms, livre, shilling, pence, thaler, franc, etc., au lieu de désigner des fractions de poids d’or ou d’argent ou du travail matérialisé d’une manière quelconque, désignaient plutôt des atomes de valeur idéaux. Quand donc la valeur d’une once d’argent monterait, c’est qu’elle contiendrait plus de ces atomes et devrait être monnayée en un nombre plus grand de shillings. Cette doctrine date de la fin du xviie siècle et on l’a fait valoir de nouveau pendant la dernière crise commerciale en Angleterre ; on l’a même développée au parlement dans deux rapports spéciaux formant l’appendice au rapport du comité de la Banque qui siégeait en 1858.

Lors de l’avènement de Guillaume III, le prix monétaire d’une once d’argent était de 5 s. 2 d. : on nommait penny 1/62 d’une once d’argent et shilling 12 de ces pence. Conformément à cet étalon, un poids d’argent de 6 onces, par exemple, était monnayé en 31 pièces portant le nom de shilling. Mais le prix de marché de l’once d’argent dépassa son prix monétaire de 5 s. 2 d. et s’éleva à 6 s. 3 d., c’est-à-dire que, pour acheter une once d’argent brut, il fallait payer 6 s. 3 d. Comment le prix de marché d’une once d’argent pourrait-il s’élever au-dessus de son prix monétaire, si le prix monétaire n’était que le nom de compte des parties aliquotes d’une once d’argent. La solution de l’énigme était facile. Des 56.000.000 £ de monnaie d’argent circulant alors, 4 millions étaient usés, rognés, altérés. Une expérience qui fut faite, démontra que 5.700 £ en argent, qui auraient dû peser 220.000 onces, ne pesaient que 141.000 onces. La Monnaie continuait de frapper suivant le même étalon, mais les shillings légers qui circulaient réellement représentaient des parties aliquotes de l’once plus petites que celles qu’indiquait leur nom. Il fallait donc payer sur le marché une quantité supérieure de ces shillings, devenus plus légers, pour une once d’argent brut. Quand, par suite de la perturbation ainsi produite, on se fut décidé à faire une refonte générale, Lowndes, le secretary to the treasury, déclara que la valeur de l’once d’argent ayant augmenté, on devait dorénavant la monnayer en 6 s. 3 d. et non en 5 s. 2 d. comme par le passé. Il affirmait donc en fait que parce que la valeur de l’once avait augmenté, la valeur de ses parties aliquotes avait diminué. Mais sa fausse théorie ne servait qu’à prôner un but pratique juste. Les dettes de l’État avaient été contractées en shillings légers, devait-on les payer en shillings forts ? Au lieu de dire, remboursez 4 onces d’argent là où nominalement vous en avez reçu 5, mais, en réalité, 4 onces seulement, il disait inversement : payez 5 onces d’argent nominalement, mais réduisez le contenu métallique à 4 onces et nommez shilling ce que jusqu’ici vous avez nommé 4/5 d’un shilling. Pratiquement Lowndes s’en tenait donc au contenu métallique, tandis qu’en théorie il s’attachait au nom de compte. Ses adversaires qui ne retenaient que le nom de compte et qui déclaraient qu’un shilling trop léger de 25 à 30% était identique à un shilling de poids fort, prétendaient, au contraire, ne s’en tenir qu’au contenu métallique.

John Locke qui défendait la nouvelle bourgeoisie sous toutes les formes, les industriels contre les classes ouvrières et les indigents, les usuriers commerçants contre les usuriers à l’ancienne mode, les aristocrates de la finance contre les débiteurs de l’État et qui, dans un ouvrage spécial, avait démontré que l’entendement bourgeois est l’entendement humain normal, releva aussi le gant jeté par Lowndes. John Locke l’emporta ; et l’argent emprunté à 10 ou 14 shillings la guinea fut remboursé en guineas de 20 shillings[1]. Sir James Steuart résume ironiquement toute la transaction dans ces termes : « Le gouvernement a gagné considérablement sur les impôts, les créanciers sur le capital et les intérêts, et la nation, la dupe principale, était fort aise parce que son standard (l’étalon de leur propre valeur) n’avait pas été déprécié[2]. Steuart pensait qu’avec le développement commercial futur, la nation se montrerait plus maligne. Il faisait erreur. Environ 120 ans après le même quid proquo se renouvela.

Il était dans l’ordre que l’évêque Berkeley, le représentant d’un idéalisme mystique dans la philosophie anglaise, donnât une tournure théorique à la doctrine de l’unité de mesure idéale de l’argent, ce qu’avait négligé de faire le pratique secretary to the treasury. Il demande : Est-ce que les noms livre, pound sterling, crown, etc., ne doivent pas être considérés comme de simples noms de rapport ? (savoir, le rapport de la valeur abstraite comme telle). Est-ce que l’or, l’argent ou le papier sont autres choses que de simples billets ou marques pour le compter, l’enregistrer et le transmettre ? (le rapport de la valeur). Le pouvoir de commander à l’industrie d’autrui (le travail social) n’est-ce pas la richesse ? Et la monnaie est-elle en fait autre chose que la marque ou le signe de la transmission ou de l’enregistrement d’un tel pouvoir et faut-il ajouter une grande importance à la matière dont ces marques sont composées[3] ? » Ici il y a confusion d’une part entre la mesure des valeurs et l’étalon des prix et, d’autre part, entre l’or et l’argent en tant que mesure et en tant que moyen de circulation. De ce que les métaux précieux peuvent dans l’acte de la circulation être remplacés par des marques, Berkeley conclut que ces marques, de leur côté, ne représentent rien, c’est-à-dire représentent l’abstrait concept de valeur.

La doctrine de l’unité de mesure idéale de l’argent est si pleinement développée par Sir James Steuart que ses successeurs — successeurs inconscients, puisqu’ils ne le connaissent pas — ne trouvent ni un tour de phrase nouveau ni même un exemple nouveau. « La monnaie de compte, dit-il, n’est rien qu’un étalon arbitraire de parties égales, inventé pour mesurer la valeur relative d’objets à vendre. La monnaie de compte diffère totalement de l’argent monnayée (money coin) qui est le prix[4] et pourrait exister sans qu’il existât au monde une substance qui serait son équivalent proportionnel pour toutes les marchandises. La monnaie de compte rend le même service à l’égard de la valeur des objets que les degrés, minutes, secondes, etc., rendent à l’égard des angles ou des échelles pour cartes géographiques, etc. Dans toutes ces inventions la même dénomination est toujours prise comme unité. De même que l’utilité de toutes ces inventions est limitée à l’indication de la proportion, il en est ainsi de l’unité de l’argent. Elle ne peut donc pas avoir une proportion immuablement déterminée vis-à-vis d’une partie quelconque de la valeur, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être fixée en un quantum déterminé d’or, d’argent ou de n’importe quelle autre marchandise. L’unité une fois donnée, on peut s’élever par la multiplication jusqu’à la valeur la plus grande. Comme la valeur des marchandises dépend d’un concours général de circonstances agissant sur elles et sur les caprices des hommes, leur valeur devrait être considérée comme changeant seulement dans leur rapport réciproque. Tout ce qui trouble et embrouille la constatation du changement de proportion au moyen d’un étalon général déterminé et immuable doit porter préjudice au commerce. L’argent n’est qu’un étalon idéal de parties égales. À la question : quelle doit être l’unité de mesure de la valeur d’une partie, je réponds par cette autre question : quelle est la grandeur normale d’un degré, d’une minute, d’une seconde ? Ils n’en possèdent point, mais dès qu’une partie en est déterminée le reste tout entier, conformément à la nature d’une échelle, doit suivre proportionnellement. De ce genre de monnaie nous avons deux exemples. La banque d’Amsterdam nous offre un exemple de l’un et la côte d’Angola de l’autre[5]. »

Steuart s’en tient simplement au rôle que joue la monnaie dans la circulation titre d’étalon des prix et de monnaie de compte. En effet, si des marchandises différentes sont cotées dans le prix courant à 15 s., 20 s., 36 s. respectivement, ce n’est ni le contenu en argent ni le nom de shilling qui m’intéressent lorsqu’il s’agit de comparer la grandeur de leur valeur. Les rapports numériques 15, 20, 36 disent tout maintenant et le nombre 1 est devenu l’unique unité de mesure. Seule la proportion numérique abstraite elle-même est l’expression purement abstraite de la proportion. Pour être conséquent il eut donc fallu que Steuart abandonnât non seulement l’or et l’argent, mais encore leurs noms de baptême légaux. Ne comprenant pas la transformation de la mesure des valeurs en étalon des prix, il croit naturellement que le quantum d’or déterminé qui sert d’unité de mesure n’est pas rapporté comme mesure à d’autres quanta d’or, mais à des valeurs comme telles. Parce que les marchandises, grâce à la transformation de leurs valeurs d’échange en prix, paraissent des grandeurs de même nom, il nie la qualité de la mesure qui les réduit à la même dénomination, et parce que dans cette comparaison de différents quanta d’or, la grandeur du quantum d’or servant d’unité de mesure est de convention, il nie qu’elle doive être fixée en général. Au lieu d’appeler 1/360 partie d’un cercle, degré, il peut appeler 1/180 partie, degré ; l’angle droit serait mesuré alors par 48 degrés au lieu de l’être par 90 degrés ; les angles aigus et obtus d’une manière correspondante. La mesure de l’angle resterait néanmoins, après comme avant, premièrement, une figure mathématique déterminée qualitativement, le cercle ; deuxièmement, une section de cercle déterminée quantitativement. En ce qui concerne les exemples économiques de Steuart, il s’enferre avec l’un et ne prouve rien avec l’autre. La monnaie de banque d’Amsterdam n’était effectivement que le nom de compte des doublons espagnols qui, grâce à leur paresseux stationnement dans les caveaux de la Banque, conservaient grassement leur poids fort alors que la remuante monnaie courante s’était amenuisée dans l’âpre frottement avec le monde extérieur. Pour ce qui est des idéalistes africains, il nous faut les abandonner à leur sort, en attendant que des voyageurs critiques nous donnent sur eux de plus amples renseignements[6]. On pourrait qualifier de monnaie approximativement idéale, au sens de Steuart, l’assignat français : Propriété nationale. Assignat de 100 francs. Il est vrai que la valeur d’usage que devait représenter l’assignat était ici spécifiée : à savoir les terres confisquées ; mais on avait oublié la détermination quantitative de l’unité de mesure, et « franc », par conséquent, était un mot vide de sens. Combien de terre était représentée par l’assignat d’un franc, cela dépendait du résultat des enchères publiques. Dans la pratique pourtant, l’assignat d’un franc circulait comme signe de valeur de la monnaie argent et c’est à cet étalon d’argent que se mesurait sa dépréciation.

L’époque de la suspension des paiements en espèces par la Banque d’Angleterre fut à peine plus féconde en bulletins de guerre qu’en théories de l’argent. La dépréciation des billets de banque et l’élévation du prix de marché de l’or au-dessus de son prix monétaire ranimèrent chez certains défenseurs de la banque la doctrine de la mesure monétaire idéale. Pour cette vue confuse Lord Castlereagh trouva l’expression confuse classique. Il donna de l’unité de mesure de la monnaie cette définition : A sense of value in reference to currency as compared with commodities. Quand les circonstances, quelques années après la paix de Paris, permirent la reprise des paiements en espèces, la même question que Lowndes avait provoquée sous Guillaume III fut posée de nouveau sous une forme à peine modifiée. Une dette publique énorme et une masse de dettes particulières, d’obligations fermes, etc., accumulées pendant plus de vingt ans, avaient été contractées en billets de banque dépréciés. Devait-on les payer en billets de banque dont 4672 £ 10 s. représentaient non pas nominalement mais réellement 100 livres d’or à 22 carats. Thomas Attwood, un banquier de Birmingham, entra en scène comme Lowndes redivivus. Nominalement les créanciers devaient recevoir autant de shillings qu’on en avait nominalement empruntés, mais si 1/78 d’once d’or, selon l’ancien titre de monnaie, s’appelait shilling, on devait maintenant baptiser du nom de shilling, mettons 1/90 d’once. Les adhérents d’Attwood sont connus comme les little Shillingmen de l’école de Birmingham, La querelle sur la mesure monétaire idéale, commencée en 1819, se continuait toujours entre Sir Robert Peel et Attwood dont la sagesse propre, pour autant qu’elle s’exerce sur la monnaie dans sa fonction de mesure, se résume et s’épuise dans la citation suivante : « Dans sa polémique avec la Chambre de Commerce de Birmingham, Sir Robert Peel demande : Que représentera votre billet d’une livre ? Qu’est-ce qu’une livre ? — Inversement, que devons-nous comprendre par l’unité de mesure actuelle de la valeur ? — Est-ce que 3 £ 17 s. 10 1/2 d. signifient une once d’or ou bien sa valeur ? Si c’est l’once, pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom et au lieu de dire £. s. d. pourquoi ne pas dire ounce, penny weight et grain ? Alors nous revenons au système du troc direct… Ou bien signifient-elles la valeur ? Si une once = 3 £. 17 s. 101/2 d. pourquoi à des époques différentes valait-elle tantôt 5 £. 4 s., tantôt 3 £. 17 s. 9 d. ?… L’expression livre (£) se réfère à la valeur, mais non à la valeur fixée dans une partie de poids d’or invariable. La livre est une unité idéale… le travail est la substance dans laquelle se résolvent les frais de production et il donne à l’or comme au fer leur valeur relative. Quel que soit donc le nom de compte spécial employé pour désigner le travail quotidien ou hebdomadaire d’un homme, ce nom exprime la valeur de la marchandise produite[7]. »

Dans ces derniers mots se dissipe la brumeuse conception de la mesure monétaire idéale, et ce que proprement elle contient de pensée se fait jour. Les noms de compte de l’or, £. s. etc. seraient les noms de quanta déterminés de temps de travail. Le temps de travail étant la substance et la mesure immanente des valeurs, ces noms, en fait, représenteraient la proportion de valeur elle-même. En d’autres termes, on affirme que le temps de travail est la véritable unité de mesure de la monnaie.

Nous sortons ainsi de l’école de Birmingham, mais remarquons en passant que la doctrine de la mesure idéale de la monnaie prit une importance nouvelle dans la polémique sur la convertibilité ou la non-convertibilité des billets de banque. Si c’est l’or ou l’argent qui donnent au papier sa dénomination, la convertibilité du billet, c’est-à-dire son échangeabilité contre l’or ou l’argent demeure une loi économique, quelle que soit la loi juridique. Le billet d’un thaler prussien, bien que légalement inconvertible, serait aussitôt déprécié si dans le trafic ordinaire il valait moins d’un thaler et par suite ne serait pas convertible pratiquement. Aussi les défenseurs conséquents du papier-monnaie inconvertible en Angleterre eurent-ils recours à la mesure monétaire idéale. Si les noms de compte de la monnaie £. s., etc., sont les noms d’une somme déterminée d’atomes de valeur desquels une marchandise, au cours de l’échange avec d’autres marchandises, absorbe ou dégage tantôt plus, tantôt moins, un billet de banque anglais de £ 5. par exemple, est tout aussi indépendant de son rapport à l’or que de celui au fer et au coton. Puisque son titre aurait cessé de l’égaler théoriquement à un quantum déterminé d’or ou de toute autre marchandise, la demande de sa convertibilité, c’est-à-dire de son équation pratique avec un quantum déterminé d’un article spécifié, serait exclue de par son concept même.

John Gray est le premier qui ait développé systématiquement la doctrine du temps de travail considéré comme unité de mesure immédiate de la monnaie[8]. Il fait certifier par une banque centrale, à l’aide de ses succursales, le temps de travail dépensé dans la production des différentes marchandises. En échange de la marchandise, le producteur reçoit un certificat officiel de sa valeur, c’est-à-dire un reçu du temps de travail que contient sa marchandise[9] et ces billets de banque d’une semaine de travail, d’un jour de travail, d’une heure de travail, etc., servent en même temps de bon pour un équivalent de toutes les marchandises emmagasinées dans les docks de la Banque[10]. C’est là le principe fondamental appliqué avec soin dans tous les détails et appuyé partout sur des institutions anglaises établies. « Avec ce système, dit Gray, il serait en tout temps aussi facile de vendre pour de l’argent qu’il l’est présentement d’acheter avec de l’argent ; la production serait la source uniforme et intarissable de la demande[11]. Les métaux précieux perdraient leur « privilège » sur les autres marchandises et occuperaient la place qui leur appartient au marché à côté du beurre, des œufs, de la toile et du calicot, et leur valeur ne nous intéresserait pas plus que celle des diamants[12]. Devons-nous conserver notre mesure fictive des valeurs, l’or, ou bien recourir à la mesure des valeurs, le travail, et délivrer ainsi les forces productives du pays[13] ?

Puisque le temps est la mesure immanente des valeurs, pourquoi lui adjoindre une autre mesure extérieure ? Pourquoi la valeur d’échange évolue-t-elle au prix ? Pourquoi toutes les marchandises estiment-elles leur valeur dans une marchandise exclusive qui est ainsi transformée en la forme adéquate de la valeur d’échange, en monnaie ? C’était le problème qu’avait à résoudre Gray. Au lieu de le résoudre, il se figure que les marchandises peuvent être mises en rapport directement les unes avec les autres comme des produits du travail social. Or, elles peuvent se rapporter seulement les unes aux autres en qualité de marchandises. Les marchandises sont les produits immédiats de travaux privés, isolés, indépendants, lesquels dans le procès de l’échange privé doivent se confirmer comme du travail social général, autrement dit, le travail, sur la base de la production de marchandises, ne devient travail social que par l’aliénation universelle des travaux individuels. Mais en posant que le temps de travail contenu dans les marchandises est du temps de travail immédiatement social, Gray pose qu’il est du temps de travail commun ou du temps de travail d’individus directement associés. Alors, en fait, une marchandise spécifique, telle que l’or et l’argent, ne pourrait faire vis-à-vis aux autres marchandises comme l’incarnation du travail général ; la valeur d’échange ne deviendrait pas prix, mais aussi la valeur d’usage ne deviendrait pas valeur d’échange, le produit ne deviendrait pas marchandise et ainsi serait supprimée la base même de la production bourgeoise. Mais ce n’est nullement là la pensée de Gray. Les produits doivent être créés comme marchandises mais ne doivent pas être échangés comme marchandises. C’est une banque nationale que Gray charge de réaliser ce pieux désir. D’un côté, la société sous la forme de la banque rend les individus indépendants des conditions de l’échange privé, et, d’un autre côté, elle les laisse continuer de produire sur la base de l’échange privé. Cependant la logique interne pousse Gray à nier les unes après les autres les conditions de la production bourgeoise, quoiqu’il veuille seulement « réformer la monnaie provenant de l’échange des marchandises ». Ainsi il transforme le capital en capital national[14], la propriété foncière en propriété nationale[15] et si l’on regarde sa banque de près, on découvre que non seulement elle reçoit des marchandises d’une main et délivre des certificats de travail de l’autre, mais encore qu’elle règle la production elle-même. Dans son dernier écrit : Lectures on money, où Gray cherche anxieusement à représenter sa monnaie de travail comme une réforme purement bourgeoise, il s’embrouille dans des contresens plus criants encore.

Toute marchandise est immédiatement de la monnaie. C’est la théorie de Gray déduite de son analyse incomplète, et partant fausse, de la marchandise. La construction « organique » de la « monnaie de travail », de la « banque nationale», des « docks de marchandises » n’est qu’une fantasmagorie où le dogme, à l’aide d’une jonglerie, est présenté comme une loi qui gouverne le monde. Sans doute le dogme qui enseigne que la marchandise est immédiatement monnaie et que le travail particulier de l’individu privé qu’elle contient est immédiatement travail social, ne devient pas une vérité parce qu’une banque y croit et opère en conformité avec cette croyance. C’est la banqueroute qui, dans ce cas, se chargerait du rôle de la critique pratique. Ce qui chez Gray demeure caché et ce qui demeure un secret pour lui-même ; à savoir que la monnaie de travail est une phrase à l’allure économique qui dissimule le pieux désir de se débarrasser de l’argent, et avec l’argent de la valeur d’échange, et avec la valeur d’échange de la marchandise, et avec la marchandise de la forme bourgeoise de la production, c’est ce qui a été affirmé sans ambages par un certain nombre de socialistes anglais qui ont écrit avant et après Gray[16]. Mais il était réservé à M. Proudhon et à son école, de prêcher sérieusement que la dégradation de l’argent et l’ascension au ciel de la marchandise est le noyau du socialisme et de résoudre ainsi le socialisme en une méconnaissance élémentaire de la connexion nécessaire entre la marchandise et la monnaie[17].

  1. Locke dit entre chose : « Call that a crown now, which before… was but a part of a crown… An equal quantity of Silver is always the same value with an equal quantity of Silver… For if the abating 1-20 of the quantity of Silver of any Coin does not lessen its value, the abating 19-20 of the quantity of the Silver of any Coin will not abate its value. And so a single Penny, being called a crown, will buy as much Spice, or Silk, or any other Commodity, as a Crownpiece which contains 20 times as much Silver… All that may be done is giving a less quantity of Silver the Stamp and Denomination of a greater… But ’tis Silver and not Names that pay Debts and purchase commodities. If to raise the value of money means nothing but to give any desired name to an aliquot part of a silver coin, e. g. to call an eigth part of an ounce of silver a penny, then money may really be rated as high as you please). » John Locke, Some Considerations on the Lowering of Interest, etc., 1691, pp. 136-143, passim. (Nommez maintenant une couronne ce qui autrefois n’était que la partie d’une couronne… Une quantité égale d’argent a toujours la même valeur qu’une autre quantité égale d’argent. Si vous pouvez enlever 1/20 de poids d’argent à une monnaie sans diminuer sa valeur, vous pourrez enlever 19/20 de la quantité d’argent d’une monnaie sans diminuer sa valeur. Et ainsi un seul penny, ayant le nom d’une couronne, achèterait autant d’épices, de soie, ou de toute autre marchandise, qu’une couronne qui contiendrait 20 fois plus d’argent… Tout ce que vous pouvez faire c’est donner à une quantité, d’argent moindre l’empreinte et le nom d’une quantité plus grande… Mais c’est l’argent, et non les noms, qui paie les dettes et achète les marchandises. Si élever la valeur de la monnaie ne signifie que donner des noms aux parties aliquotes d’une pièce d’argent, par exemple, nommer la huitième partie d’une once d’argent penny, alors vous pouvez en effet élever la monnaie au taux que vous voudrez.) Locke répondait en même temps à Lowndes, que la hausse du prix de marché au-dessus du prix monétaire ne provenait pas de la « hausse de la valeur de l’argent, mais du poids moindre des monnaies d’argent. » 77 shillings rognés ne pèseraient pas un grain de plus que 62 shillings de poids fort. Enfin, il faisait valoir avec raison qu’abstraction faite de la perte de poids de la monnaie circulante, le prix de marché de l’argent brut en Angleterre pouvait s’élever quelque peu au-dessus du prix monétaire parce que l’exportation de l’argent brut était permise et celle de la monnaie d’argent était prohibée (Cf. l. c. pp. 54-116, passim). Locke se gardait bien d’aborder la question brûlante des dettes publiques, de même qu’il évitait soigneusement de discuter le trop délicat point économique. Ce point était celui-ci : le cours du change aussi bien que le rapport de l’argent brut à l’argent monnayé démontraient que la monnaie circulante était loin d’être dépréciée en proportion de sa perte d’argent réelle. Nous reviendrons à cette question sous sa forme générale dans la section des Moyens de circulation. Nicolas Barbon, dans : A discourse concerning coining the money lighter in answer to M. Locke’s considerations, etc., London, 1696, fit des tentatives inutiles pour attirer Locke sur un terrain épineux.
  2. Steuart, l. c., t. II, p. 154
  3. The Querist, l. c. Dans les Queries on Money il y a d’ailleurs de l’esprit. Berkeley remarque avec raison que précisément le développement des colonies de l’Amérique du Nord « make it plain as daylight, that gold and silver are not so necessary for the wealth of a nation, as the vulgar of all ranks imagine » (fournit une preuve claire comme le jour que l’or et l’argent ne sont pas aussi nécessaires à la richesse d’une nation que se l’imaginent les gens vulgaires de tous les rangs)
  4. Prix signifie ici équivalent réel comme chez les économistes anglais du xviiie siècle
  5. Steuart, l. c., t. II, p. 154, 299
  6. À l’occasion de la dernière crise commerciale, on exaltait avec emphase dans certains milieux anglais la monnaie idéale africaine, depuis qu’on avait transféré son siège de la côte au cœur de la Barbarie. On attribuait le fait que les Berbères sont exempts de crises commerciales à l’unité de mesure de leurs barres. N’eut-il pas été plus simple de dire que le commerce et l’industrie sont les conditions sine qua non des crises commerciales et industrielles ?
  7. The Currency question, the Gemini Letters, London, 1844, p. 260-272, passim.
  8. John Gray, The Social System. A Treatise on the Principle of Exchange, Edinburgh, 1831. Cf. du même auteur : Lectures on the nature and use of money, Edinburgh, 1848. Après la révolution de février, Gray adressa au gouvernement provisoire un mémoire où il leur inculque que la France n’a pas besoin d’une « organisation du travail », mais d’une organisation de l’échange, dont le plan complétement élaboré se trouverait dans le système monétaire élucubré par lui. Le brave John ne soupçonnait pas que seize ans après la publication du Social System l’inventif Proudhon prendrait un brevet pour la même découverte.
  9. Gray, The Social System, etc. « Money should be merely a receipt, an evidence that the holder of it has either contributed a certain value to the national stock of wealth, or that he has acquired a right to the same value from some one who has contributed to it » (L’argent ne devrait être qu’un reçu, une constatation que le détenteur ou bien a apporté une certaine valeur au stock de la richesse nationale ou bien qu’il a acquis un droit à la même valeur de quelqu’un qui y a contribué).
  10. « An estimated value being previously put upon produce, let it be lodged in a bank, merely stipulating, by common consent, that he who lodges any king of property in the proposed National Bank, may take out of it an equal value of whatever it may contain, instead of being obliged to draw out the selfsame thing that he put in », l. c., p. 68 (Quand un produit aura été estimé à une certaine valeur, qu’il soit logé dans une banque et qu’il soit retiré quand on en aura besoin : il faudrait stipuler seulement, d’un commun accord, que celui qui loge un objet quelconque dans la Banque nationale proposée, pourra en retirer une valeur égale de tout ce qu’elle pourra contenir, au lieu qu’il soit obligé de retirer l’objet identique qu’il y aura déposé).
  11. l. c., p. 16.
  12. Gray, Lectures on money, etc., p. 182.
  13. L. c., p. 169.
  14. « The business of every country ought to be conducted on a national capital » (Les affaires de tout pays devraient être conduites au moyen d’un moyen national) John Gray, The Social System, etc., p. 171.
  15. « The land to be transformed into national property » (La terre devra être transformée en propriété nationale). (l. c., p. 298).
  16. Cf. par exemple W. Thompson, An Inquiry into the distribution of wealth, etc., London, 1827. Bray, Labour’s wrongs and labour’s remedy, Leeds, 1839.
  17. On peut considérer Alfred Darimon, De la Réforme des banques, comme le compendium de cette mélodramatique théorie de la monnaie. Paris, 1856.