Contribution à la critique de l’économie politique/Chapitre 2/1

Traduction par Laura Lafargue.
Texte établi par Alfred Bonnet, V. Giard et E. Brière (p. 79-99).


I. Mesure des valeurs.


Le premier procès de la circulation est pour ainsi dire un procès théorique préparatoire pour la circulation réelle. Les marchandises qui existent comme valeurs d’usage se créent tout d’abord la forme sous laquelle elles apparaissent idéalement les unes aux autres comme valeur d’échange, comme des quanta déterminés de temps de travail général matérialisé.

Le premier acte nécessaire de ce procès consiste, nous l’avons vu, en ce que les marchandises excluent une marchandise spécifique, mettons l’or, comme matière immédiate du temps de travail ; général, ou équivalent général. Revenons un instant à la forme sous laquelle les marchandises transforment l’or en monnaie.

1 tonne de fer = 2 onces d’or,
1 quarter de blé = 1 once d’or,
1 quintal de café = 1/4 once d’or,
1 quintal de potasse = 1/2 once d’or,
1 tonne de bois = 1 1/2 onces d’or,
y marchandise = x once d’or.

Dans cette série d’équations le fer, le blé, le café, la potasse, etc., se manifestent les uns aux autres comme matière de travail uniforme, c’est-à-dire comme du travail matérialisé en or, dans lequel toute particularité des travaux réels représentés dans leurs différentes valeurs d’usage est complètement éliminée. En tant que valeur, ils sont identiques, matière du même travail ou la même matière de travail, or. En tant que matière uniforme du même travail, ils ne montrent qu’une différence, une différence quantitative ; ce sont des valeurs de grandeurs différentes parce que leurs valeurs d’usage contiennent un temps de travail inégal. En tant que marchandises isolées, ils se rapportent les uns aux autres comme matérialisation du temps de travail général, en se rapportant au temps de travail général lui-même comme à une marchandise exclue, l’or. Le même rapport évolutif par où ils représentent les uns pour les autres des valeurs d’échange, représente le temps de travail contenu dans l’or comme du temps de travail général dont un quantum donné s’exprime en des quantités différentes de fer, de blé, de café, etc., bref, s’exprime dans les valeurs d’usage de toutes les marchandises ou se déroule immédiatement dans l’interminable série des équivalents des marchandises. Comme toutes les marchandises expriment leurs valeurs d’échange en or, l’or exprime immédiatement sa valeur d’échange dans toutes les marchandises. En se donnant à elles-mêmes les unes pour les autres la forme de la valeur d’échange, les marchandises donnent à l’or la forme d’équivalent général ou de monnaie.

C’est parce que toutes les marchandises mesurent leurs valeurs d’échange en or, suivant le rapport de proportion dans lequel une quantité déterminée d’or et une quantité déterminée de marchandises contiennent la même durée de temps de travail, que l’or devient mesure des valeurs, et ce n’est qu’en vertu de cette fonction de mesure des valeurs dans laquelle sa propre valeur se mesure directement dans le cercle entier des équivalents des marchandises, qu’il devient équivalent général ou monnaie. D’autre part, la valeur d’échange de toutes les marchandises s’exprime maintenant en or. Il faut distinguer dans cette expression un moment qualitatif et un moment quantitatif. La valeur d’échange de la marchandise existe comme matière du même temps de travail homogène ; la grandeur de valeur de la marchandise est représentée complètement, car dans le rapport de proportion où les marchandises sont mises en équation avec l’or, elles sont mises en équation les unes avec les autres. D’un côté apparaît le caractère général du temps de travail qu’elles contiennent, d’un autre côté apparaît la quantité de ce temps de travail dans leur équivalent d’or. La valeur d’échange des marchandises, exprimée ainsi à la fois comme équivalence générale et comme degré de cette équivalence dans une marchandise spécifique ou dans une seule équation des marchandises avec une marchandise spécifique, c’est le prix. Le prix est la forme métamorphosée sous laquelle la valeur d’échange des marchandises apparaît dans l’enceinte du procès de circulation.

Par le même procès donc par lequel les marchandises représentent leurs valeurs comme prix or, elles représentent l’or comme mesure des valeurs et partant comme monnaie. Si elles mesuraient universellement leurs valeurs en argent, en blé ou en cuivre et les représentaient, par conséquent, comme prix or, prix blé ou prix cuivre, argent, blé et cuivre deviendraient, mesure des valeurs et par là équivalent général. Pour qu’elles apparaissent dans la circulation sous forme de prix, les marchandises de la circulation sont supposées des valeurs d’échange. L’or ne devient mesure des valeurs que parce que toutes les marchandises estiment en lui leur valeur d’échange. Or, l’universalité de ce rapport évolutif, d’où seul l’or tire son caractère de mesure, présuppose que chaque marchandise isolée se mesure en or, proportionnellement au temps de travail contenu dans l’un et l’autre, donc que la véritable mesure entre marchandise et or est le travail lui-même ; ou que marchandise et or sont mis en équation comme valeurs d’échange par le troc direct. Nous ne pouvons dans la sphère de la circulation simple exposer comment cette mise en équation s’opère pratiquement. Mais il est évident que dans les pays qui produisent de l’or et de l’argent, un temps de travail déterminé s’incorpore directement dans un quantum d’or et d’argent déterminé, tandis que dans les pays qui ne produisent ni or ni argent on obtient le même résultat par un détour, par un échange direct ou indirect des marchandises du pays, c’est-à-dire d’une portion déterminée de travail national moyen contre un quantum déterminé du temps de travail concrété en or et en argent, des pays miniers. Pour pouvoir servir de mesure des valeurs, l’or doit être virtuellement une valeur variable, puisque c’est seulement comme du temps de travail corporifié que l’or peut devenir l’équivalent d’autres marchandises et que le même temps de travail se réalise, suivant la variation des forces productives du travail réel, en volumes inégaux des mêmes valeurs d’usage. Quand on évalue toutes les marchandises en or, de même que quand on représente la valeur d’échange de chaque marchandise dans la valeur d’usage d’une autre, il est supposé que l’or à un moment donné représente un quantum donné de temps de travail. Quant au changement de la valeur de l’or, il est régi par la loi des valeurs d’échange développée plus haut. Si la valeur des marchandises reste constante, une hausse générale de leur prix n’est possible que s’il y a baisse de la valeur de l’or. Si la valeur de l’or reste constante, une hausse générale des prix n’est possible que s’il y a hausse des valeurs d’échange de toutes les marchandises. C’est l’inverse dans le cas d’une baisse générale des prix des marchandises. Que la valeur d’une once d’or baisse ou hausse parce que le temps de travail nécessaire pour sa production aura varié, elle baisse ou hausse uniformément pour toutes les marchandises et, par conséquent, elle représente vis-à-vis de toutes, après comme avant, un temps de travail d’une grandeur donnée. Les mêmes valeurs d’échange s’estiment maintenant en quanta d’or plus grands ou plus petits qu’auparavant, mais elles s’estiment par rapport à leurs grandeurs de valeur et conservent donc le même rapport de valeur les unes aux autres. Le rapport de 2 : 4 : 8 est le même que 1 : 2 : 4 ou 4 : 8 : 16. La différente quantité d’or dans laquelle les valeurs d’échange s’estiment suivant la variation de la valeur de l’or n’empêche pas plus l’or de servir de mesure de valeur que la valeur quinze fois moindre de l’argent par rapport à l’or ne l’empêche de supplanter l’or dans cette fonction. Le temps de travail étant la mesure entre l’or et la marchandise, et l’or ne devenant mesure des valeurs qu’autant que toutes les marchandises se mesurent en lui, c’est une simple apparence du procès de la circulation qui fait croire que c’est la monnaie qui rend la marchandise commensurable[1]. C’est plutôt la commensurabilité des marchandises comme temps de travail matérialisé, qui de l’or fait de la monnaie. L’aspect concret que revêtent les marchandises dans le procès de l’échange est celui de leurs valeurs d’usage. Équivalent général réel, elles ne le deviendront que par leur aliénation. La détermination de leur prix est leur transformation purement idéale en l’équivalent général, une équation avec l’or qu’il reste à réaliser. Mais comme dans leurs prix les marchandises ne sont transformées en or qu’idéalement, comme elles ne sont transformées qu’en or imaginaire et que leur manière d’être sous forme de monnaie n’est pas encore réellement séparée de leur manière d’être véritable, l’or n’est transformé encore qu’en monnaie idéale, n’est encore que mesure des valeurs, et des quanta déterminés d’or ne servent encore que de dénominations pour des quanta déterminés de temps de travail. La forme déterminée sous laquelle l’or se cristallise en monnaie dépend chaque fois du mode déterminé d’après lequel les marchandises manifestent les unes aux autres leur propre valeur d’échange.

Les marchandises se confrontent maintenant sous un aspect double ; elles sont réelles en tant que valeurs d’usage, idéales en tant que valeurs d’échange. La double forme du travail qu’elles contiennent se manifeste en ce que le travail concret particulier, qui est leur valeur d’usage, existe réellement, tandis que le temps de travail général-abstrait acquiert dans le prix des marchandises une existence imaginaire où elles sont matière uniforme de la même substance de valeur et différentes seulement par la quantité.

La différence de la valeur d’échange et du prix apparaît d’un côté comme purement nominale ; le travail, dit Adam Smith, est le prix réel, la monnaie est le prix nominal des marchandises. Au lieu d’évaluer 1 quarter de blé en 30 journées de travail, on l’évalue maintenant en 1 once d’or, si 1 once d’or est le produit de 30 jours de travail. D’un autre côté, cette différence est si loin d’être une simple différence de nom qu’en elle, au contraire, sont concentrés tous les orages qui menacent la marchandise dans le procès de circulation réel. 30 jours de travail sont incorporés au quarter de blé ; il n’est donc pas besoin qu’il soit représenté en temps de travail. Mais l’or est une marchandise qui se distingue du blé et ce n’est que dans la circulation qu’il se peut constater si le quarter de blé devient réellement une once d’or, ainsi que cela est anticipé dans son prix. Cela dépend de ce que sa valeur d’usage se confirme ou non, de ce qu’il se vérifie ou non que le quantum de temps de travail qu’il contient est le quantum qu’emploie nécessairement la société pour produire un quarter de blé. La marchandise comme telle est valeur d’échange, elle a un prix. Dans cette différence entre valeur d’échange et prix il apparaît que le travail spécial, individuel, que contient la marchandise doit d’abord se manifester dans le procès de l’aliénation comme son contraire, comme du travail général-abstrait, impersonnel, — et qui n’est du travail social que sous cette forme, c’est-à-dire comme monnaie.

Qu’il soit susceptible ou non de se manifester ainsi paraît chose fortuite. Quoique dans le prix la valeur d’échange de la marchandise n’acquière qu’idéalement une existence différente d’elle, et que le caractère double du travail qu’elle contient ne soit plus qu’un mode d’expression différent ; que, d’autre part, la matière du temps de travail général, l’or, ne se dresse plus en face de la marchandise réelle qu’à titre de mesure de valeur figurée, cependant dans l’existence de la valeur d’échange comme prix, ou de l’or comme mesure de valeur, est contenue la nécessité de l’aliénation de la marchandise contre de l’or sonnant, la possibilité de sa non-aliénation, bref, toute la contradiction qui résulte de ce que le produit est marchandise ou de ce que le travail spécial de l’individu privé doit, pour produire un effet social, se manifester dans son contraire immédiat, le travail général-abstrait. C’est pourquoi les utopistes qui veulent avoir la marchandise mais non la monnaie, la production qui repose sur l’échange privé sans les conditions nécessaires de cette production, sont conséquents lorsqu’ils « anéantissent » la monnaie non seulement sous sa forme palpable, mais déjà sous la forme éthérée et chimérique de mesure de valeurs. Dans l’invisible mesure des valeurs est embusqué l’argent solide.

Le procès par lequel l’or est devenu mesure des valeurs et la valeur d’échange est devenue prix étant supposé, toutes les marchandises ne sont plus dans leurs prix que des quanta d’or figurés de grandeurs différentes. Parce qu’elles sont de tels quanta de la même chose, de l’or, elles s’égalent, se comparent et se mesurent entre elles, et ainsi se développe d’une manière technique la nécessité de les rapporter à un quantum déterminé d’or considéré comme unité de mesure. Cette unité de mesure devient étalon par cela qu’elle se divise en parties aliquotes et que celles-ci de leur côté se divisent de nouveau en parties aliquotes[2]. Mais des quanta d’or comme tels se mesurent par le poids. L’étalon se trouve donc fourni déjà dans les mesures de poids générales des métaux, lesquelles dans toute circulation métallique servent aussi originellement d’étalon des prix. Par le fait que les marchandises ne se rapportent plus les unes aux autres comme des valeurs d’échange devant se mesurer par le temps de travail, mais comme des grandeurs de même dénomination mesurées en or, l’or se transforme de mesure des valeurs en étalon des prix. La comparaison entre eux des prix des marchandises comme des quanta d’or différents se cristallise ainsi dans les figures empreintes dans un quantum d’or imaginé et qui le représentent comme étalon de parties aliquotes. L’or, en tant que mesure des valeurs et en tant que étalon des prix, a une forme déterminée tout à fait différente et la confusion de l’une avec l’autre a fait éclore les théories les plus extravagantes. L’or est mesure des valeurs parce qu’il est du temps de travail matérialisé ; il est étalon des prix parce qu’il est un poids déterminé de métal, L’or devient mesure des valeurs parce qu’il est rapporté comme valeur d’échange aux marchandises comme valeurs d’échange ; dans l’étalon des prix un quantum d’or déterminé sert d’unité à d’autres quanta d’or. L’or est mesure de la valeur parce que sa valeur est variable, il est étalon des prix parce qu’il est fixé comme unité de poids invariable. Dans ce cas comme dans tous ceux où l’on détermine la mesure de grandeurs de même dénomination, la fixité et la précision des rapports de mesure sont décisives. La nécessité de fixer un quantum d’or comme unité de mesure et de fixer des parties aliquotes comme subdivisions de cette unité a fait penser qu’un quantum d’or déterminé, dont la valeur est naturellement variable, était mis en un rapport de valeur fixe avec les valeurs d’échange des marchandises. On oubliait que les valeurs d’échange des marchandises sont transformées en quanta d’or avant que l’or se développe comme étalon des prix. Quelles que soient les variations de la valeur de l’or, des quanta différents d’or représentent toujours entre eux le même rapport de valeur : si la valeur de l’or tombait de 1.000 %, 12 onces d’or auraient après comme avant une valeur 12 fois plus grande qu’une once d’or, et dans les prix il ne s’agit que du rapport entre eux de différents quanta d’or. Comme, d’autre part, une once d’or ne change pas de poids parce que sa valeur hausse ou baisse, le poids de ses parties aliquotes ne change pas davantage et c’est ainsi que l’or comme étalon fixe des prix rend toujours le même service, quelle que soit la variation de sa valeur[3].

Ainsi que le comporta un procès historique que nous expliquerons plus loin par la nature de la circulation métallique, le même nom de poids fut conservé pour un poids variant et diminuant toujours des métaux précieux dans leur fonction d’étalon des prix. Ainsi le pound sterling anglais désigne un tiers de moins que son poids original ; le pound avant l’Union ne désignait plus que 1/36, la livre française 1/74, le maravedi espagnol moins que 1/1.000, le reis portugais une proportion bien plus petite encore. C’est ainsi que les noms monétaires des poids des métaux se séparèrent historiquement de leurs noms de poids généraux[4]. La détermination de l’unité de mesure, de ses parties aliquotes et des noms de celles-ci, étant d’une part purement conventionnelle et devant, d’autre part, posséder dans la circulation le caractère d’universalité et de nécessité, il fallait que cette détermination devînt légale. L’opération purement formelle échut donc en partage aux gouvernements[5]. Le métal déterminé qui servait de matière à la monnaie était socialement donné. Dans différents pays l’étalon légal des prix est naturellement différent. En Angleterre, par exemple, l’once comme poids de métal est divisée en pennyweights, grains et carats troy, mais l’once d’or comme unité de mesure de la monnaie est divisée en 3 7/8 sovereigns, le sovereign en 20 shillings, le shilling en 12 pence, ensorte que 100 livres d’or à 22 carats (1.200 onces) = 4.672 sovereigns et 10 shillings. Sur le marché mondial cependant où les frontières disparaissent ces caractères nationaux des mesures de la monnaie disparaissent de nouveau et cèdent aux mesures de poids générales des métaux.

Le prix d’une marchandise ou le quantum d’or dans lequel elle est idéalement métamorphosée, s’exprime maintenant dans les noms monétaires de l’étalon d’or. Au lieu de dire le quarter de blé est égal à une once d’or, on dirait, en Angleterre, il est égal à 3 £ 17 s. 10 1/2 d. Tous les prix s’expriment ainsi dans les mêmes dénominations. La forme spéciale que donne aux marchandises leur valeur d’échange est transformée en noms monétaires dans lesquels elles s’entredisent ce qu’elles valent. La monnaie de son côté devient monnaie de compte[6].

La transformation de la marchandise en monnaie de compte dans le cerveau, dans la langue, sur le papier, s’opère chaque fois qu’un genre quelconque de richesse est fixé sous le point de vue de la valeur d’échange[7]. Cette transformation exige la matière de l’or, mais seulement comme matière figurée. Pour estimer la valeur de 1.000 ballots de coton dans un nombre déterminé d’onces d’or et pour exprimer ensuite ce nombre d’onces dans les noms de compte de l’once, en £. s. d., il n’est point besoin d’un atome d’or réel. Avant le Bank-Act (1845) de Sir Robert Peel, il ne circulait pas en Écosse une once d’or, quoique l’once d’or, et encore exprimée comme étalon de compte anglais en 3 £ 17 s. 10 1/2 d., servit de mesure légale des prix. C’est ainsi que l’argent sert de mesure des prix dans l’échange des marchandises entre la Sibérie et la Chine, quoique le commerce ne soit en fait que le commerce par troc. Pour la monnaie, en tant que monnaie de compte, il est indifférent, par conséquent, que son unité de mesure ou les fractions de celle-ci soient ou non monnayées. En Angleterre, au temps de Guillaume le Conquérant, 1 £, alors une livre d’argent pur et le shilling 1/20 d’une livre, n’existait que comme monnaie de compte, tandis que le penny, 1/240 d’une livre d’argent, était la plus forte monnaie d’argent. Dans l’Angleterre de nos jours, au contraire, il n’y a ni shillings ni pence, quoiqu’ils soient les noms des comptes légaux de parties déterminées d’une once d’or. La monnaie en tant que monnaie de compte peut en général n’exister qu’idéalement, tandis que la monnaie qui existe réellement est monnayée d’après un tout autre étalon. Ainsi dans beaucoup de colonies anglaises de l’Amérique du Nord la monnaie circulante consistait jusque bien avant dans le xviiie siècle en espèces espagnoles et portugaises tandis que la monnaie de compte était partout la même qu’en Angleterre[8].

Parce que l’or, comme étalon des prix, se présente sous les mêmes noms de compte que les prix des marchandises, et qu’une once d’or, aussi bien qu’une tonne de fer, est exprimée en 4 £ 17 s. 10 1/2 d., on a donné à ces expressions le nom de prix de monnaie. C’est ce qui a fait naître l’étonnante notion que la valeur de l’or pouvait être exprimée en sa propre substance et qu’à la différence de toutes les autres marchandises il recevait de l’État un prix fixe. On confondait la fixation des noms de monnaie de compte pour des poids d’or déterminés avec la fixation de la valeur de ces poids[9]. Quand il sert d’élément dans la détermination du prix et partant de monnaie de compte, l’or non seulement n’a pas de prix fixe, mais il n’a aucun prix. Pour qu’il eût un prix, pour qu’il s’exprimât dans une marchandise spécifique comme l’équivalent général, il faudrait que cette autre marchandise jouât dans le procès de circulation le même rôle exclusif que l’or. Mais deux marchandises qui excluent toutes les autres marchandises s’excluent mutuellement. Partout donc où argent et or se maintiennent légalement à titre de monnaie, donc à titre de mesure de valeur, on a toujours essayé en vain de les traiter comme une seule et même matière. Supposer que la même quantité de travail se matérialise immuablement dans la même proportion d’or et d’argent, c’est supposer en fait que l’argent et l’or sont la même matière et qu’un quantum donné d’argent, du métal qui a une valeur moindre, est une fraction immuable d’un quantum donné d’or. Depuis le règne d’Edouard III jusqu’aux temps de Georges II, l’histoire de l’argent en Angleterre se déroule en une série continue de perturbations nées de la collision entre le rapport de la valeur légale de l’argent et de l’or et les oscillations de leur valeur réelle. Tantôt c’était l’or qui était estimé trop haut, tantôt c’était l’argent. Le métal estimé au-dessous de sa valeur était soustrait à la circulation, refondu et exporté. Le rapport de valeur des deux métaux était de nouveau légalement changé ; mais, comme l’ancienne, la valeur nominale entrait en conflit avec le rapport de valeur réel. À notre époque même, une baisse faible et passagère de l’or par rapport à l’argent provenant d’une demande d’argent dans l’Inde et dans la Chine, a produit en France le même phénomène sur la plus grande échelle, exportation de l’argent et son remplacement par l’or dans la circulation. Pendant les années 1855, 1856 et 1857, l’importation de l’or en France dépassa son exportation de 41.580.000 £, tandis que l’exportation de l’argent dépassa son importation de 14.740.000. En fait, dans les pays comme la France où les deux métaux sont des mesures de valeur légales et ont tous deux un cours forcé, de façon que chacun peut payer à volonté, soit avec l’un, soit avec l’autre, le métal en hausse porte un agio et mesure son prix, comme toute autre marchandise, dans le métal surfait, tandis que ce dernier est employé seul comme mesure de valeur. Toute l’expérience fournie par l’histoire sur ce terrain se réduit simplement à ce fait que là où deux marchandises remplissent légalement la fonction de mesure de valeur, il n’y en a jamais en réalité qu’une seule qui l’exerce[10].

  1. Aristote voit, il est vrai, que la valeur d’échange des marchandises est impliquée dans leur prix : « Ὅτι… ἡ ἀλλαγὴ ἦν πρὶν τὸ νόμισμα εἶναι, δῆλον· διαφέρει γὰρ οὐδὲν ἢ κλῖναι πέντε ἀντὶ οἰκίας, ἢ ὅσου αἱ πέντε κλῖναι. » (Il est clair que l’échange a existé avant l’argent, car il est indifférent que l’on donne cinq lits pour la maison ou autant d’argent que les lits valent). D’autre part, comme les marchandises n’acquièrent que dans le prix la forme de valeur d’échange les unes pour les autres, il les rend commensurables au moyen de l’argent. « Διὸ δεῖ πάντα τετιμῆσθαι· οὕτω γὰρ ἀεὶ ἔσται ἀλλαγή, εἰ δὲ τοῦτο, κοινωνία. Τὸ δὴ νόμισμα ὥσπερ μέτρον σύμμετρα ποιῆσαν ἰσάζει, οὔτε γὰρ ἂν μὴ οὔσης ἀλλαγῆς κοινωνία ἦν, οὔτ’ ἀλλαγὴ ἰσότητος μὴ οὔσης, οὔτ’ ἰσότης, μὴ οὔσης συμμετρίας. » (C’est pourquoi tout doit être apprécié. Alors l’échange peut toujours avoir lieu et avec elle la communauté peut exister. L’argent, comme une mesure, rend tout commensurable et égal. Sans l’échange il n’y aurait pas de communauté et sans l’égalité il n’y aurait point d’échange et sans la commensurabilité il n’y aurait point d’égalité). Il ne se cache pas que ces objets différents mesurés par l’argent sont des grandeurs tout à fait incommensurables. Ce qu’il cherche, c’est l’unité des marchandises comme valeurs d’échange, laquelle, en sa qualité de grec antique, il ne pouvait trouver. Il se tire d’embarras en faisant ce qui est en soi incommensurable, commensurable par l’argent dans la mesure que l’exige le besoin pratique. « Τῇ μὲν οὖν ἀληθείᾳ ἀδύνατον τὰ τοσοῦτον διαφέροντα σύμμετρα γενέσθαι, πρὸς δὲ τὴν χρείαν ἐνδέχεται ἱκανῶς· » (Arist., Éthic. Nicom., l. V, c. viii, édit. Bekkeri. Oxonii 1837).
  2. Le fait singulier que l’unité de mesure de la monnaie anglaise, l’once d’or, n’est pas subdivisée en parties aliquotes, s’explique de la manière suivante : « Our coinage was originally adapted to the employment of silver only — hence an ounce of silver can always be divided into a certain adequate number of pieces of coin ; but, as gold was introduced at a later period into a coinage adapted only to silver, an ounce of gold cannot be coined into an adequate number of pieces » Maclaren, History of the currency, p. 16, London, 1858 (À l’origine notre monnaie était adaptée exclusivement à l’argent — c’est pourquoi une once d’argent peut toujours être divisée en un nombre de pièces aliquotes ; mais l’or ayant été introduit à une période postérieure dans un système de monnayage exclusivement adapté à l’argent, une once d’or ne saurait être monnayée en un nombre de pièces aliquotes).
  3. « Money may continually vary in value, and yet be as good a measure of value as if it remained perfectly stationary. Suppose, for instance, it is reduced in value… Before the reduction, a guinea would purchase three bushels of wheat or 6 days’ labour; subsequently, it would purchase only 2 bushels of wheat, or 4 days’ labour. In both cases, the relations of wheat and labour to money being given, their mutual relations can be inferred ; in other words, we can ascertain that a bushel of wheat is worth 2 days’ labour. This, which is all that measuring value implies, is as readily done after the reduction as before. The excellence of a thing as a measure of value is altogether independent of its own variableness in value » (L’argent peut continuellement changer de valeur et néanmoins servir de mesure de valeur aussi bien que s’il restait parfaitement stationnaire. Supposez, par exemple, que sa valeur ait baissé. Avant l’abaissement, une guinea aurait acheté 3 boisseaux de froment ou 6 jours de travail, ensuite, elle aurait acheté seulement 2 boisseaux de froment ou 4 jours de travail. Dans les deux cas, les rapports du froment et du travail à l’argent étant donnés, on peut en inférer leurs rapports réciproques ; en d’autres termes, nous pouvons constater qu’un boisseau de froment vaut 2 jours de travail. C’est tout ce que mesurer la valeur implique et ceci peut être fait aussi bien après qu’avant l’abaissement. L’excellence d’une chose comme mesure de valeur est tout à fait indépendante de la variabilité de sa propre valeur), p. 11, Bailey, Money and its vicissitudes, London, 1837.
  4. « Le monete le quali oggi sono ideali sono le piu antiche d’ogni nazione, e tutti furono un tempo reali ; e perchè erano reali con essi si contava » (Les monnaies qui sont aujourd’hui idéales sont les plus anciennes de chaque nation, et toutes étaient à une certaine époque réelles (cette dernière assertion n’est pas exacte dans une mesure aussi large) et parce qu’elles étaient réelles, elles se comptaient). Galiani, Della moneta, l. c., p. 153.
  5. Le romantique A. Müller dit : « Dans notre idée, tout souverain indépendant a le droit de nommer la monnaie de métal, de lui attribuer une valeur nominale, un rang, un état et un titre (p. 276, Vol. II, A. H. Müller, Die Elemente der Staatskunst, Berlin, 1809). Pour ce qui est du titre M. le conseiller aulique a raison : il oublie seulement la substance. Le passage suivant montre combien confuses étaient ses « idées ». « Chacun comprend combien importante est la détermination juste du prix monétaire, surtout dans un pays comme l’Angleterre où le gouvernement avec une libéralité grandiose fabrique la monnaie gratuitement (M. Müller paraît croire que le gouvernement anglais défraie les dépenses du monnayage de sa propre poche), où il ne prélève pas de droit de seigneurage, etc., et, par suite, s’il mettait le prix monétaire de l’or beaucoup au-dessus du prix de marché, si, au lieu de payer maintenant 1 once d’or avec 3 £ 17 s. 10 1/2 d., il fixait le prix monétaire d’une once d’or à 3 £ 19 s., toute la monnaie affluerait à l’Hôtel des Monnaies et l’argent sorti de là serait échangé sur le marché contre de l’or moins cher et celui-ci retournerait de nouveau à la Monnaie et le système monétaire tomberait dans le désordre » (p. 280-281, l. c.). Pour maintenir l’ordre dans la Monnaie anglaise, M. Müller tombe dans le « désordre ». Alors que shillings et pence ne sont que des noms de parties déterminées d’une once d’or, représentées par des marques d’argent et de cuivre, il s’imagine que l’once d’or est estimée en or, argent et cuivre et gratifie ainsi les Anglais d’un triple Standard of value (étalon de valeur). L’emploi de l’argent comme mesure de la monnaie à côté de l’or ne fut formellement aboli qu’en 1816 par 36, George III, c. 68. Légalement il avait été déjà en 1734 par 14, George II, c. 42 et pratiquement bien avant cette époque. Deux circonstances ont plus particulièrement qualifié M. Müller pour avoir une conception soi-disant supérieure de l’économie politique. D’une part, son ignorance étendue des faits économiques, d’autre part, son attitude de simple dilettante enthousiaste à l’égard de la philosophie.
  6. « Ἀνάχαρσις, πυνθανομένου τινὸς, πρὸς τὶ οἱ Ἕλληνες χρῶνται τῷ ἀργυρίῳ, εἰπε πρὸς τὸ ἀριθμεῖν » (Athen. Deipn. l. IV, 49, v. 2. éd. Schweighäuser, 1802). (Comme on demandait à Anacharsis de quel usage était l’argent chez les Grecs, il répondit : ils s’en servent pour compter).
  7. G. Garnier, un des premiers traducteurs français d’Adam Smith a eu la singulière idée d’établir une proportion entre l’usage de la monnaie de compte et l’usage de la monnaie réelle. La proportion est 10 à 1. G. Garnier, Histoire de la monnaie depuis la plus haute antiquité, etc., t. I, p. 78.
  8. L’acte de Maryland de 1723 qui faisait du tabac la monnaie légale mais réduisait sa valeur à la monnaie d’or anglaise, c’est-à-dire 1 penny par livre de tabac, fait penser aux leges barbarorum où inversement des sommes de monnaie déterminées étaient égalées aux bœufs, aux vaches, etc. Dans ce cas ce n’est pas l’or et l’argent, mais le bœuf et la vache qui étaient la matière réelle de la monnaie de compte.
  9. Ainsi nous lisons dans les Familiar words de M. David Urquhart : « The value of gold is to be measured by itself ; how can any substance be the measure of its own worth in other things ? The worth of gold is to be established by its own weight, under a false denomination of that weight and an ounce is to be worth so many pounds and fractions of pounds. This is falsifying a measure, not establishing a standard. » (On veut que l’or soit mesuré par lui-même. Comment une substance quelconque peut-elle être la mesure de sa propre valeur en d’autres objets ? La valeur de l’or sera établie par son propre poids, sous une fausse dénomination de ce poids — et une once vaudra tant de livres et de fractions de livres. C’est là falsifier une mesure, ce n’est pas établir un étalon).
  10. « Money is the measure of commerce and ought to be kept (as all other measures) as steady and invariable as may be. But this cannot be, if your money be made of two metals whose proportion… constantly varies in respect of one another. » (L’or est la mesure du commerce et devrait comme toute autre mesure être maintenu aussi stable et invariable que possible. Cela ne se peut pas si votre monnaie se compose de deux métaux dont le rapport de valeur varie toujours). John Locke, Some Considerations on the Lowering of Interest, etc., 1691, p. 65, de ses Works, 7e éd., London, 1768, vol. III.