Contre Sainte-Beuve/Noms de personne

NRF Gallimard (p. 316-336).

XIV

NOMS DE PERSONNES


Si je pouvais dégager délicatement des bandelettes de l’habitude et revoir dans sa fraîcheur première, ce nom de Guermantes, alors que mon rêve seul lui donnait sa couleur, mettre en regard de la Mme de Guermantes que j’ai connue et que son nom signifie pour moi maintenant l’imagination que sa connaissance réalisa, c’est-à-dire détruisit, pas plus que la ville de Pont-Aven n’était bâtie des éléments tout imaginatifs qu’évoque la sonorité de son nom, Mme de Guermantes n’était formée de la matière toute couleur et légende que je voyais en prononçant son nom. Elle était aussi une personne d’aujourd’hui, tandis que son nom me la faisait voir à la fois aujourd’hui et dans le XIIIe siècle, à la fois dans un hôtel qui avait l’air d’une vitrine et dans la tour d’un château isolé, qui recevait toujours le dernier rayon du couchant, empêchée par son rang d’adresser la parole à personne. À Paris, dans l’hôtel en vitrine, je pensais qu’elle parlait à d’autres personnes qui étaient aussi à la fois dans le XIIIe siècle et dans le nôtre, qui avaient aussi des mélancoliques châteaux et qui ne parlaient pas non plus à d’autres personnes. Mais ces nobles mystérieux devaient avoir des noms que je n’avais jamais entendus, les noms célèbres de la noblesse, La Rochefoucauld, La Trémoille, ceux qui sont devenus des noms de rues, des noms d’œuvres me semblaient trop publics, devenus trop des noms communs pour cela.

Les divers Guermantes resteront reconnaissables dans la pierre rare de la société aristocratique où on les apercevait çà et là, comme ces filons d’une matière plus blonde, plus précieuse qui veinent un morceau de jaspe. On les discernait, on suivait au sein de ce minerai où ils étaient mêlés le souple ondoiement de leurs crins d’or, comme cette chevelure presque lumineuse qui court dépeignée dans le flanc de l’agate mousse. Et ma vie aussi avait été à plusieurs endroits de sa surface ou de sa profondeur traversée ou frôlée par leur fil de clarté. Certes, j’avais oublié que dans les chansons que ma vieille bonne me chantait, il y en avait une Gloire à la Dame de Guermantes que ma mère se rappelait. Mais plus tard d’année en année ces Guermantes surgissaient d’un côté ou d’un autre des hasards et des sinuosités de ma vie, comme un château qu’en chemin de fer on réaperçoit toujours tantôt à sa gauche, tantôt à sa droite. Et à cause de cela même, des détours particuliers de ma vie qui me mettaient en leur présence d’une façon chaque fois différente, je n’avais dans aucune de ces circonstances particulières pensé peut-être à cette race des Guermantes mais seulement à la vieille dame à qui ma grand-mère m’avait présenté et qu’il fallait penser à saluer, à ce que pourrait penser Mlle de Quimperlé en me voyant avec elle, etc. Ma connaissance de chaque Guermantes était issue de circonstances si contingentes et chacun avait été amené si matériellement devant moi par les images toutes physiques apportées par mes yeux ou par mes oreilles, le teint couperosé de la vieille dame, ses mots  : « Venez me voir avant le dîner  », que je n’avais pu avoir l’impression d’un contact avec cette race mystérieuse, un peu comme pouvait être pour les anciens une race où quelque sang animal ou divin coulait. Mais à cause de cela même, donnant peut-être quand j’y pensais quelque chose de plus poétique à l’existence, en pensant que les circonstances seules avaient déjà tant de fois approché de ma vie sous des prétextes divers ce qui avait été l’imagination de mon enfance. À Querqueville, un jour que nous parlions de Mlle de Saint-Etienne, Montargis m’avait dit  : «  Oh  ! c’est une vraie Guermantes, c’est comme ma tante Septimie, ce sont des saxes, des figurines de Saxe.  » Ces mots en entrant dans mon oreille apportent avec eux une si indélébile image qu’il en résulte chez moi une nécessité de prendre à la lettre ce qu’on me dit, qui va plus loin que ne ferait la plus stupide naïveté. Dès ce jour je ne peux plus penser aux sœurs de Mlle de Saint-Etienne et à la tante Septimie que comme des figurines de Saxe rangées dans une vitrine où il n’y aurait que des choses précieuses, et chaque fois qu’on parlait d’un hôtel Guermantes à Paris ou à Poitiers, je le voyais comme un fragile et pur rectangle de cristal, intercalé entre les maisons comme une flèche gothique entre les toits, et derrière le vitrage duquel les dames de Guermantes, près de qui n’avait le droit de s’insinuer aucune des personnes qui formaient le reste du monde, brillaient des plus douces couleurs des petites figurines de Saxe.

 

Quand je vis Mme de Guermantes j’eus la même petite déception à lui trouver des joues en chair et un costume tailleur là où j’imaginais une statuette de Saxe, que j’en eus à voir la façade de Saint-Marc que Ruskin avait dite de perles, de saphirs et de rubis. Mais je m’imaginais encore que son hôtel était une vitrine et de fait ce que je voyais y ressemblait un peu et ne devait d’ailleurs être qu’un emballage protecteur. Mais l’endroit même où elle habitait devait être aussi différent du reste du monde, aussi impénétrable et impossible à fouler pour des pieds humains que les tablettes de cristal d’une vitrine. À vrai dire les Guermantes réels, s’ils différaient essentiellement de mon rêve, étaient cependant, une fois admis que c’étaient des hommes et des femmes, assez particuliers. Je ne sais pas quelle était cette race mythologique qui était issue d’une déesse et d’un oiseau, mais je suis sûr que c’étaient les Guermantes.

Grands, les Guermantes ne l’étaient généralement pas hélas  ! d’une manière symétrique, et comme pour établir une moyenne constante, une sorte de ligne idéale, d’harmonie qu’il faut perpétuellement faire soi-même comme sur le violon entre leurs épaules trop prolongées, leur cou trop long qu’ils enfonçaient nerveusement dans les épaules, comme si on les eût embrassés sous l’autre oreille, leurs sourcils inégaux, leurs jambes souvent inégales aussi par des accidents de chasse, ils se levaient sans cesse, se tortillaient, n’étaient jamais vus que de travers, ou redressés, rattrapant un monocle, le levant aux sourcils, tournant un genou gauche de leur main droite.

Ils avaient, au moins tous ceux qui avaient conservé le type de la famille, un nez trop busqué (quoique sans aucun rapport avec le busqué juif), trop long, qui tout de suite, chez les femmes surtout quand elles étaient jolies, chez Mme de Guermantes plus que chez toutes, mordait sur la mémoire comme quelque chose de presque déplaisant la première fois, comme l’acide qui grave  ; au-dessous de ce nez qui pointait, la lèvre trop mince, trop peu fournie donnait à la bouche quelque chose de sec et une voix rauque, un cri d’oiseau en sortait, un peu aigre mais qui enivrait. Les yeux étaient d’un bleu profond, qui brillait de loin comme de la lumière, et vous regardaient fixement, durement, semblaient appuyer sur vous la pointe d’un saphir inémoussable avec un air moins de domination que de profondeur, moins de vouloir vous dominer que vous scruter. Les plus sots de la famille héritaient par la femelle et aussi perfectionnaient par l’éducation cet air de psychologie à qui rien ne résiste et de domination des êtres, mais à qui leur stupidité ou leur faiblesse avait donné quelque chose de comique, si ce regard n’eût eu par lui-même une ineffable beauté. Les cheveux des Guermantes étaient habituellement blonds tirant sur le roux, mais d’une espèce particulière, une sorte de mousse d’or moitié touffe de soie, moitié fourrure de chat. Leur teint qui était déjà proverbial au XVIIe siècle était d’un rose mauve, comme celui de certains cyclamens, et se granulait souvent au coin du nez sous l’œil gauche d’un petit bouton sec, toujours à la même place, que la fatigue enflait quelquefois. Et dans certaines parties de la famille, où on ne s’était marié qu’entre cousins, il s’était assombri et violacé. Il y avait certains Guermantes, qui venaient peu à Paris, et qui, se tortillant comme tous les Guermantes au-dessous de leur bec proéminent entre leurs joues grenat et leurs pommettes améthyste, avaient l’air de quelque cygne majestueusement empanaché de plumes pourprées, qui s’acharne méchamment après des touffes d’iris ou d’héliotrope.

Les Guermantes avaient les manières du grand monde, mais cependant ces manières réfractaient plutôt l’indépendance de nobles qui avaient toujours aimé tenir tête aux rois, que la gloriole d’autres nobles tout aussi nobles qu’eux qui aimaient à se sentir distingués par eux et les servir. Ainsi là où les autres disaient volontiers, même en causant entre eux  : «  J’ai été chez Mme la duchesse de Chartres  », les Guermantes disaient même aux domestiques  : «  Appelez la voiture de la duchesse de Chartres.  » Enfin leur mentalité était constituée par deux traits. Au point de vue moral par l’importance capitale reconnue aux bons instincts. De Mme de Villeparisis au dernier petit Guermantes, ils avaient la même intonation de voix pour dire d’un cocher qui les avait conduits une fois  : «  On sent que c’est un homme qui a de bons instincts, une nature droite, un bon fond.  » Et parmi les Guermantes autant que dans toutes les familles humaines, il y avait beau y en avoir de détestables, menteurs, voleurs, cruels, débauchés, faussaires, assassins – ceux-là, plus charmants d’ailleurs que les autres, sensiblement plus intelligents, plus aimables, ne gardaient avec l’aspect physique et l’œil bleu scruteur et le saphir inémoussable qu’un trait commun avec les autres, c’est, dans les moments où ils montraient le tuf, où sortait le fond permanent, la nature qui se montre, de dire  : «  On sent qu’il a de bons instincts c’est une nature droite, un brave cœur, c’est tout cela  !   »

Les deux autres traits constitutifs de la mentalité des Guermantes étaient moins universels. Tous intellectuels, ils n’apparaissaient que chez les Guermantes intelligents, c’est-à-dire croyant l’être, et ayant alors l’idée qu’ils l’étaient extraordinairement, car ils étaient extrêmement contents d’eux. L’un de ces traits était la croyance que l’intelligence et aussi la bonté, la piété consistaient en choses extérieures, en connaissances. Un livre qui parlait de choses qu’on connaît leur paraissait insignifiant. «  Cet auteur ne nous parle que de la vie à la campagne, des châteaux. Mais tous les gens qui ont vécu à la campagne savent cela. Nous avons la faiblesse d’aimer les livres qui nous apprennent quelque chose. La vie est courte, nous n’allons pas perdre une heure précieuse à lire L’Orme du Mail, où Anatole France nous raconte sur la province des choses que nous savons aussi bien que lui.  »

Mais cette originalité des Guermantes, que la vie me donna en compensation comme une action de jouissance, n’était pas l’originalité que je perdis dès que je les connus et qui les faisait poétiques et dorés comme leur nom, légendaires, impalpables comme les projections de la lanterne magique, inaccessibles comme leur château, vivement colorés dans une maison transparente et claire, dans un cabinet de verre, comme des statuettes de Saxe. Tant de noms nobles du reste ont ce charme d’être des noms des châteaux, des stations de chemin de fer où on a souvent rêvé, en lisant un indicateur de chemin de fer, de descendre une fin d’après-midi de l’été, quand dans le Nord les charmilles vite solitaires et profondes, entre lesquelles est intercalée et perdue la gare, sont déjà roussies par l’humidité et la fraîcheur, comme ailleurs à l’entrée de l’hiver.

C’est encore aujourd’hui un des grands charmes des familles nobles qu’elles semblent situées dans un coin de terre particulier, que leur nom qui est toujours un nom de lieu, ou que le nom de leur château (et c’est encore quelquefois le même) donne tout de suite à l’imagination l’impression de la résidence et le désir du voyage. Chaque nom noble contient dans l’espace coloré de ses syllabes un château où après un chemin difficile l’arrivée est douce par une gaie soirée d’hiver, et tout autour la poésie de son étang, et de son église, qui à son tour répète bien des fois le nom, avec ses armes, sur ses pierres tombales, au pied des statues peintes des ancêtres, dans le rose des vitraux héraldiques. Vous me direz que cette famille qui réside depuis deux siècles dans son château près de Bayeux, qui donne l’impression d’être battu pendant les après-midi d’hiver par les derniers flocons d’écume, prisonnier dans le brouillard, intérieurement vêtu de tapisserie et de dentelle, son nom est en réalité provençal. Cela ne l’empêche pas de m’évoquer la Normandie, comme beaucoup d’arbres, venus des Indes et du Cap, se sont si bien acclimatés à nos provinces que rien ne nous donne une impression moins exotique et plus française que leur feuillage et leurs fleurs. Si le nom de cette famille italienne se dresse orgueilleusement depuis trois siècles au-dessus d’une profonde vallée normande, si de là quand le terrain s’abaisse, on aperçoit la façade de schiste rouge et de pierre grisâtre du château, sur le même plan que les cloches de pourpre de Saint-Pierre-sur-Dives, il est Normand comme les pommiers qui… et qui ne sont venus du Cap qu’au… Si cette famille provençale depuis deux siècles a son hôtel au coin de la grande place à Falaise, si les invités venus faire leur partie le soir, en les quittant après dix heures risqueraient d’éveiller les bourgeois de Falaise, et qu’on entend leur pas se répercuter indéfiniment dans la nuit, jusqu’à la place du donjon, comme dans un roman de Barbey d’Aurevilly, si le toit de leur hôtel s’aperçoit entre deux flèches d’église, où il est encastré comme sur une plage normande un galet entre deux coquillages ajourés, entre les tourelles rosâtres et nervurées de deux bernard-l’hermite, si les invités arrivés plus tôt avant dîner peuvent, en descendant du salon plein de pièces chinoises précieuses acquises à l’époque des grands commerces des marins normands avec l’Extrême-Orient, se promener avec les membres des différentes familles nobles, qui résident de Coutances à Caen, et de Thury-Harcourt à Falaise, dans le jardin qui descend en pente, bordé par les fortifications de la ville, jusqu’à la rivière rapide où, attendant le dîner, on peut pêcher dans la propriété, comme dans une nouvelle de Balzac, qu’importe que cette famille soit venue de Provence s’établir ici et que son nom soit provençal  ? Il est devenu Normand comme ces beaux hortensias roses qu’on aperçoit d’Honfleur à Valognes et de Pont-L’Evêque à Saint-Vaast, comme un fard rapporté, mais qui caractérise maintenant la campagne qu’il embellit, et qui mettent dans un manoir normand la couleur délicieuse, ancienne et fraîche d’une faïence chinoise apportée de Pékin, mais par Jacques Cartier.

D’autres ont un château perdu dans les bois et la route est longue pour arriver jusqu’à eux. Au Moyen Age on n’entendait autour de lui que le son du cor et l’aboi des chiens. Aujourd’hui, quand un voyageur vient le soir leur rendre visite, c’est le son de la trompe de l’automobile qui a remplacé l’un et l’autre et qui s’harmonise comme le premier à l’atmosphère humide qu’il traverse sous les feuillages, puis saturé de l’odeur des roses dans le parterre d’honneur, et émouvant, presque humain comme le second, avertit par ses appels la châtelaine qui se met à la fenêtre qu’elle ne sera pas seule ce soir à dîner, puis à jouer, en face du comte. Sans doute quand on me dit le nom d’un sublime château gothique près de Ploërmel, que je pense aux longues galeries du cloître, et aux allées où on marche parmi les genêts et les roses sur les tombes des abbés, qui vivaient là sous ces galeries, avec la vue de ce vallon dès le VIIIe siècle, quand Charlemagne n’existait pas encore, quand ne s’élevaient pas les tours de la cathédrale de Chartres ni d’abbaye sur la colline de Vézelay, au-dessus du Cousin profond et poissonneux, sans doute si dans un de ces moments où le langage de la poésie est trop précis encore, trop chargé de mots et par conséquent d’images connues, pour ne pas troubler ce courant mystérieux que le Nom, cette chose antérieure à la connaissance, fait courir, semblable à rien que nous ne connaissions, comme parfois dans nos rêves, sans doute après avoir sonné au perron et avoir vu apparaître quelques domestiques, l’un dont l’essor mélancolique, le nez longuement recourbé, le cri rauque et rare fait penser que s’est incarné en lui un des cygnes de l’étang, quand on l’a desséché, l’autre dans la figure terreuse de qui l’œil vertigineusement apeuré fait supposer une taupe adroite et forcée, nous trouverons dans le grand vestibule les mêmes portemanteaux, les mêmes manteaux que partout, et dans le même salon la même Revue de Paris et Comoedia. Et même si tout y sentait encore le XIIIe siècle, les hôtes même intelligents, surtout intelligents, y diraient des choses intelligentes de ce temps-ci. (Peut-être les faudrait-il pas intelligents et que leur conversation n’ait trait qu’à des choses de lieu, comme ces descriptions qui ne sont évocatrices que s’il y a des images précises et pas d’abstractions.)

Il en est de même pour les noblesses étrangères. Le nom de tel de ces seigneurs allemands est traversé comme d’un souffle de poésie fantastique au sein d’une odeur de renfermé, et la répétition bourgeoise des premières syllabes peut faire penser à des bonbons colorés mangés dans une petite épicerie d’une vieille place allemande, tandis que dans la sonorité versicolore de la dernière syllabe s’assombrit le vieux vitrail d’Aldgrever dans la vieille église gothique qui est en face. Et tel autre est le nom d’un ruisseau né dans la Forêt Noire au pied de l’antique Wartbourg et traverse toutes les vallées hantées de gnomes et est dominé de tous les châteaux où régnèrent les vieux seigneurs, puis où rêva Luther  ; et tout cela est dans les possessions du seigneur et habite son nom. Mais j’ai dîné hier avec lui, sa figure est d’aujourd’hui, ses vêtements sont d’aujourd’hui, ses paroles et ses pensées sont d’aujourd’hui. Et par élévation et ouverture d’esprit, si on parle de noblesse ou de la Wartbourg il dit  : «  Oh  ! aujourd’hui, il n’y a plus de princes.  »

Assurément, il n’y en eut jamais. Mais dans le seul sens imaginatif où il peut y en avoir, il n’y a qu’aujourd’hui qu’un long passé a rempli les noms de rêves (Clermont-Tonnerre, Latour et P… des ducs de C. T.). Le château, dont le nom est dans Shakespeare et dans Walter Scott, de cette duchess est du XIIIe siècle en Ecosse. Dans ses terres est l’admirable abbaye que Turner a peinte tant de fois, et ce sont ses ancêtres dont les tombeaux sont rangés dans la cathédrale détruite où paissent les bœufs, parmi les arceaux ruinés, et les ronces en fleurs, et qui nous impressionne plus encore de penser que c’est une cathédrale parce que nous sommes obligés d’en imposer l’idée immanente à des choses qui en seraient d’autres sans cela et d’appeler le pavé de la nef cette prairie et l’entrée du chœur ce bosquet. Cette cathédrale fut bâtie pour ses ancêtres et lui appartient encore, et c’est sur ses terres, ce torrent divin, toute fraîcheur et mystère sous deux toits avec l’infini de la plaine et le soleil baissant dans un grand morceau de ciel bleu entouré de deux vergers, qui marquent comme un cadran solaire, à l’inclinaison de la lumière qui les touche, l’heure heureuse d’un après-midi avancé, et la ville tout entière étagée au loin et le pêcheur à la ligne si heureux que nous connaissons par Turner et que nous parcourerions toute la terre pour trouver, pour savoir que la beauté, le charme de la nature, le bonheur de la vie, l’insigne beauté de l’heure et du lieu existent, sans penser que Turner – et après lui Stevenson – n’ont fait que nous faire apparaître particulier et désirable en soi tel lieu choisi tout aussi bien que n’importe quel autre où leur cerveau a su mettre sa beauté désirable et sa particularité. Mais la duchesse m’a invité à dîner avec Marcel Prévost, et Melba viendra chanter, et je ne traverserai pas le détroit.

Mais m’inviterait-elle au milieu de seigneurs du Moyen Âge que ma déception serait la même, car il ne peut pas y avoir identité entre la poésie inconnue qu’il peut y avoir dans un nom c’est-à-dire une urne d’inconnaissable, et les choses que l’expérience nous montre et qui correspondent à des mots, aux choses connues. On peut, de la déception inévitable de notre rencontre avec des choses dont nous connaissions les noms, par exemple avec le porteur d’un grand nom territorial et historique, ou mieux de tout voyage, conclure que ce charme imaginatif ne correspondant pas à la réalité est une poésie de convention. Mais outre que je ne le crois pas et compte établir un jour tout le contraire, du simple point de vue du réalisme, ce réalisme psychologique, cette exacte description de nos rêves vaudrait bien l’autre réalisme, puisqu’il a pour objet une réalité qui est bien plus vivace que l’autre, qui tend perpétuellement à se reformer chez nous, qui désertant les pays que nous avons visités s’étend encore sur tous les autres, et recouvre de nouveau ceux que nous avons connus dès qu’ils sont un peu oubliés et qu’ils sont redevenus pour nous des noms, puisqu’elle nous hante même en rêve, et y donne alors aux pays, aux églises de notre enfance, aux châteaux de nos rêves l’apparence de même nature que les noms, l’apparence faite d’imagination et de désir que nous ne retrouvons plus réveillés, ou alors au moment où, l’apercevant, nous nous endormons  ; puisqu’elle nous cause infiniment plus de plaisir que l’autre qui nous ennuie et nous déçoit, et est un principe d’action et met toujours en mouvement le voyageur, cet amoureux toujours déçu et toujours reparti de plus belle  ; puisque ce sont seulement les pages qui arrivent à nous en donner l’impression qui nous donnent l’impression du génie.

Non seulement les nobles ont un nom qui nous fait rêver, mais au moins pour un grand nombre de familles, les noms des parents, des grands-parents, ainsi de suite, sont aussi de ces beaux noms, de sorte qu’aucune matière non poétique ne met d’interception dans cette greffe constante de noms colorés et pourtant transparents (parce qu’aucune matière vile n’y adhère), qui nous permettent de remonter longtemps de bourgeon à bourgeon de cristal coloré comme sur l’arbre de Jessé d’un vitrail. Les personnes prennent dans notre pensée de cette pureté de leurs noms qui sont tout imaginatifs. À gauche un œillet rose, puis l’arbre monte encore, à droite une églantine, puis l’arbre monte encore, à gauche un lys, la tige continue, à droite une nigelle bleue  ; son père avait épousé une Montmorency, rose France, la mère de son père était une Montmorency-Luxembourg, œillet panaché, rose double, dont le père avait épousé une Choiseul, nigelle bleue, puis une Charost, œillet rose. Par moments un nom tout local et ancien, comme une fleur rare qu’on ne voit plus que dans les tableaux de Van Huysum, semble plus sombre parce que nous y avons moins souvent regardé. Mais bientôt nous avons l’amusement de voir que des deux côtés du vitrail où fleurit cette tige de Jessé d’autres verrières commencent qui racontent la vie des personnages qui n’étaient d’abord que nigelle et lys. Mais comme ces histoires sont antiques et peintes aussi sur le verre, le tout s’harmonise à merveille. «  Prince de Wurtemberg, sa mère était née Marie de France, dont la mère était née des Deux-Siciles.  » Mais alors, sa mère, ce serait la fille de Louis-Philippe et de Marie-Amélie qui épousa le duc de Wurtemberg  ? Et alors nous apercevons à droite dans notre souvenir le petit vitrail, la Princesse en robe de jardin aux fêtes du mariage de son frère le duc d’Orléans, pour témoigner de sa mauvaise humeur d’avoir vu repousser ses ambassadeurs qui étaient venus demander pour elle la main du prince de Syracuse. Puis voici un beau jeune homme, le duc de Wurtemberg qui vient demander sa main et elle est si heureuse de partir avec lui qu’elle embrasse en souriant sur le seuil ses parents en larmes, ce que jugent sévèrement les domestiques immobiles dans le fond  ; bientôt elle revient malade, accouche d’un enfant (précisément ce duc de Wurtemberg, souci jaune, qui nous a fait le long de son arbre de Jessé monter à sa mère, rose blanche, d’où nous avons sauté au vitrail de gauche), sans avoir vu l’unique château de son époux, Fantaisie, dont le nom seul l’avait décidé à l’épouser. Et aussitôt sans attendre les quatre faits du bas de la verrière qui nous représentent la pauvre Princesse mourante en Italie, et son frère Nemours accourant auprès d’elle, tandis que la reine de France fait préparer une flotte pour aller auprès de sa fille, nous regardons ce château Fantaisie, où elle alla loger sa vie désordonnée, et dans la verrière suivante nous apercevons, car les lieux ont leur histoire comme les races, dans ce même Fantaisie un autre prince, fantaisiste lui aussi, qui devait aussi mourir jeune, et après d’aussi étranges amours, Louis II de Bavière  ; et en effet au-dessous du premier vitrail nous avions lu sans même y prendre garde ces mots de la reine de France  : «  Un château près Barent.  » Mais il faut reprendre l’arbre de Jessé, prince de Wurtemberg, souci jaune, fils de Louise de France, nigelle bleue. Comment  ! Il vit encore, son fils qu’elle connut à peine  ? Et, quand, ayant demandé à son frère comment elle allait, il lui dit  : «  Pas très mal, mais les médecins sont inquiets  », elle répondit  : «  Nemours, je te comprends  », et depuis fut tendre pour tous mais ne demanda plus à voir son enfant, de peur de se trahir par ses larmes. Comment  ! Il vit encore cet enfant, il vit, prince royal Wurtemberg  ? Peut-être il lui ressemble, peut-être a hérité d’elle un peu de ses goûts de peinture, de rêve, de fantaisie, qu’elle croyait loger si bien dans son château Fantaisie. Comme sa figure sur le petit vitrail reçoit un sens nouveau de ce que nous le savons fils de Louise de France  ! Car ces beaux noms nobles ou sont sans histoire et obscurs comme une forêt, ou historiques et toujours la lumière projetée des yeux bien connus de nous de la mère éclaire toute la figure du fils. Le visage d’un fils qui vit, ostensoir où mettait toute sa foi une sublime mère morte, est comme une profanation de ce souvenir sacré. Car il est ce visage à qui ces yeux suppliants ont adressé un adieu qu’il ne devrait pas pouvoir oublier une seconde. Car c’est avec la ligne si belle du nez de sa mère que son nez est fait, car c’est avec le sourire de sa mère qu’il excite les filles à la débauche, car c’est avec le mouvement de sourcil de sa mère pour le plus tendrement regarder qu’il ment, car cette expression calme que sa mère avait pour parler de tout ce qui lui était indifférent, c’est-à-dire de tout ce qui n’était pas lui, il l’a, lui, maintenant pour parler d’elle, pour dire indifféremment «  ma pauvre mère  ».

À côté de ces vitraux se jouent des vitraux secondaires, où nous surprenons un nom obscur alors, nom du capitaine des gardes qui sauve le Prince, du patron du vaisseau qui le met à la mer pour faire échapper la Princesse, nom noble mais obscur et qui est devenu connu depuis, né dans la fente des circonstances tragiques comme une fleur entre deux pavés, et qui porte à jamais en lui le reflet du dévouement qui l’illustre et qui l’hypnotise encore. Je les trouve plus touchants encore, ces noms nobles, je voudrais plus encore pénétrer dans l’âme des fils qui n’est éclairée qu’à la seule lumière de ce souvenir, et qui a de toutes choses la vision absurde et déformée que donne aux choses cette lueur tragique. Je me souviens d’avoir ri de cet homme grisonnant, défendant à ses enfants de parler à un Juif, faisant ses prières à table, si correct, si avaricieux, si ridicule, si ennemi du peuple. Et son nom maintenant l’éclaire pour moi quand je le revois, nom de son père qui fit échapper la duchesse de Berri sur un bateau, âme où cette lueur de la vie enflammée que nous voyons rougir l’eau au moment où la duchesse appuyée sur lui va mettre à la voile, est restée la seule lumière. Ame de naufrage, de torches allumées, de fidélité sans raisonnement, âme de vitrail. Peut-être sous ces noms-là trouverais-je quelque chose de si différent de moi qu’à la vérité cela serait presque de même matière qu’un Nom. Mais que la nature se joue de tous  ! Voici que je fais connaissance d’un jeune homme infiniment intelligent et plutôt comme un grand homme de demain que d’aujourd’hui, ayant non seulement atteint et compris, mais dépassé et renouvelé le socialisme, le nietzschéisme, etc. Et j’apprends que c’est le fils de l’homme que je voyais dans la salle à manger de l’hôtel, si simple dans ses ornements anglais qu’elle semblait comme la chambre du Rêve de sainte Ursule, ou la chambre où la reine reçoit les ambassadeurs qui la supplient de fuir dans le vitrail avant qu’elle parte sur la mer, dont le reflet tragique éclairait pour moi sa silhouette, comme sans doute, de l’intérieur de sa pensée, il lui éclairait le monde.