Contre Sainte-Beuve/La Race maudite

NRF Gallimard (p. 295-315).

vité. Ils n’attachaient aucune importance à ce que j’y allasse on n’y allasse pas, mais ne voulaient pas que je m’habitue à croire qu’on voulait me faire des farces. Ils trouvaient plus «  aimable  » d’y aller  ! Mais d’ailleurs indifférent, trouvant qu’il ne fallait pas s’attribuer d’importance et que mon absence serait inaperçue, mais que d’autre part, ces gens n’avaient pas de raison de m’inviter si cela ne leur avait pas fait plaisir de m’avoir. D’autre part, mon grand-père n’était pas fâché que je lui dise comment cela se passait chez les Guermantes depuis qu’il savait que la Princesse était la petite-fille du plus grand homme d’Etat de Louis XVIII, et Papa de savoir si, comme il le supposait, cela devait être «  superbe à l’intérieur  ».

Bref, le soir même, je me décidai. On avait pris de mes affaires un soin particulier. Je voulais me commander une boutonnière chez le fleuriste mais ma grand-mère trouvait qu’une rose de jardin serait plus «  naturelle  ». Après avoir marché sur un massif en pente et en piquant mon habit aux épines des autres, je coupai la plus belle, et je sautai dans l’omnibus qui passait devant la porte, trouvant plus de plaisir encore que d’habitude à être aimable avec le conducteur et à céder ma place à l’intérieur à une vieille dame, en me disant que ce monsieur qui était si charmant avec eux et qui dirait «  Arrêtez-moi au pont de Solferino  » sans qu’on sût que c’était pour aller chez la princesse de Guermantes avait une belle rose sous son pardessus dont le parfum montait invisible à sa narine pour le charmer comme un secret d’amour. Mais une fois au pont de Solferino où tout le quai était encombré d’une file stationnante et mouvante de voitures, une parfois se détachant et des valets de pied courant avec des manteaux de soie claire sur le bras, ma peur me reprit  : c’était sûrement une farce. Et quand j’arrivai au moment d’entrer, entendant qu’on annonçait les invités, j’eus envie de redescendre. Mais j’étais pris dans le flot et ne pouvais plus rien faire, distrait d’ailleurs par la nécessité d’avoir à enlever mon pardessus, prendre un numéro, jeter ma rose qui s’était déchirée sous mon paletot et dont l’immense tige verte était tout de même trop «  naturelle  ». Je murmurai mon nom à l’oreille de l’huissier dans l’espoir qu’il m’annoncerait aussi bas, mais au même moment j’entendis avec un bruit de tonnerre mon nom retentir dans les salons Guermantes qui étaient ouverts devant moi et je sentis que l’instant du cataclysme était arrivé. Huxley raconte qu’une dame qui avait des hallucinations avait cessé d’aller dans le monde parce que, ne sachant jamais si ce qu’elle voyait devant elle était une hallucination ou un objet réel, elle ne savait comment agir. Enfin son médecin après douze ans la força d’aller au bal. Au moment où on lui tend un fauteuil, elle voit un vieux monsieur assis dedans. Elle se dit  : il est inadmissible qu’on me dise de m’asseoir dans le fauteuil où est le vieux monsieur. Donc ou bien le vieux monsieur est une hallucination et il faut m’asseoir dans ce fauteuil qui est vide, ou c’est la maîtresse de maison qui me tend ce fauteuil qui est une hallucination, et il ne faut pas que je m’asseye sur le vieux monsieur. Elle n’avait qu’une seconde pour se décider, et pendant cette seconde comparaît le visage du vieux monsieur et celui de la maîtresse de maison, qui lui paraissaient tous deux aussi réels, sans qu’elle pût plutôt penser que c’était l’un que l’autre qui était l’hallucination. Enfin, vers la fin de la seconde qu’elle avait pour se décider, elle crut à je ne sais quoi que c’était plutôt le vieux monsieur qui était une hallucination. Elle s’assit, il n’y avait pas de vieux monsieur, elle poussa un immense soupir de soulagement et fut à jamais guérie. Si pénible que dut certainement être la seconde de la vieille dame malade devant le fauteuil, elle ne fut peut-être pas plus anxieuse que la mienne, quand, à l’orée des salons Guermantes, j’entendis, lancé par un huissier gigantesque comme Jupiter, mon nom voler comme un tonnerre obscur et catastrophique, et quand tout en m’avançant d’un air naturel pour ne pas laisser croire par mon hésitation, s’il y avait mauvaise farce de quelqu’un, que j’en étais confus, je cherchai des yeux le prince et la princesse de Guermantes pour voir s’ils allaient me faire mettre à la porte. Dans le brouhaha des conversations, ils n’avaient pas dû entendre mon nom. La Princesse, en robe mauve «  Princesse  », un magnifique diadème de perles et de saphirs dans les cheveux, causait sur une causeuse avec des personnes, et tendait la main sans se lever aux entrants. Quant au Prince, je ne vis pas où il était. Elle ne m’avait pas encore vu. Je me dirigeais vers elle, mais en la regardant avec la même fixité que la vieille dame regardait le vieux monsieur sur lequel elle allait s’asseoir, car je suppose qu’elle devait faire attention pour, dès qu’elle sentirait sous son corps la résistance des genoux du monsieur, ne pas insister sur l’acte de s’asseoir. Ainsi j’épiais sur le visage de la princesse de Guermantes, dès qu’elle m’aurait aperçu, la première trace de la stupeur et de l’indignation pour abréger le scandale et filer au plus vite. Elle m’aperçoit, elle se lève, alors qu’elle ne se levait pour aucun invité, elle vient vers moi. Mon cœur tremble, mais se rassure en voyant ses yeux bleus briller du plus charmant sourire et son long gant de Suède en courbe gracieuse se tendre vers moi  : «  Comme c’est aimable d’être venu, je suis ravie de vous voir. Quel malheur que nos cousins soient justement en voyage, mais c’est d’autant plus gentil à vous d’être venu comme cela, nous savons que c’est pour nous seuls. Tenez, vous trouverez M. de Guermantes dans ce petit salon, il sera charmé de vous voir.  » Je m’inclinai avec un profond salut et la Princesse n’entendit pas mon soupir de soulagement. Mais ce fut celui de la vieille dame devant le fauteuil, quand elle se fut assise et vit qu’il n’y avait pas de vieux monsieur. Dès ce jour je fus à tout jamais guéri de ma timidité. J’ai peut-être reçu depuis bien des invitations plus inattendues ou plus flatteuses que celles de M. et Mme de Guermantes. Mais les tapisseries de Combray, la lanterne magique, les promenades du côté de Guermantes ne leur donnaient pas leur prestige. J’ai toujours compté sur le sourire de bienvenue et n’ai jamais compté avec la mauvaise farce. Et elle se fût produite que cela m’aurait été tout à fait égal.

M. de Guermantes recevait très bien, trop bien, car dans ces soirées où il recevait le ban et l’arrière-ban de la noblesse, et où venaient des nobles de second ordre, de province, pour qui il était un très grand seigneur, il se croyait obligé à force de rondeur et de familiarité, de main sur l’épaule, et du ton bon garçon de «  Ce n’est pas amusant chez moi  » ou de «  Je suis très honoré que vous soyez venu  », de dissiper chez tous la gêne, la terreur respectueuse qui n’existait pas au degré qu’il le supposait.

À quelques pas de lui causait avec une dame le marquis de Quercy. Il ne regardait pas de mon côté, mais je sentis que ses yeux de marchand en plein vent m’avaient parfaitement aperçu. Il causait avec une dame que j’avais vue chez les Guermantes, je le saluai d’abord, ce qui interrompit forcément M. de Quercy, mais malgré cela, déplacé et interrompu, il regardait d’un autre côté absolument comme s’il ne m’eût pas vu. Non seulement il m’avait vu, mais me voyait, car dès que je me tournai vers lui pour le saluer, tâchant d’attirer l’attention de son visage souriant d’un autre côté du salon et de ses yeux épiant «  la rousse  », il me tendit la main et n’eut qu’à utiliser pour moi sans bouger son sourire disponible et son regard vacant que je pouvais prendre pour une amabilité pour moi puisqu’il me disait bonjour de sa main libre, que j’aurais pu prendre pour une ironie contre moi si je ne lui avais pas dit bonjour, ou pour l’expression de n’importe quelle pensée aimable ou ironique à l’endroit d’un autre, ou simplement gaie, si j’avais pensé qu’il ne m’eût pas vu. J’avais serré le quatrième doigt qui semblait regretter dans une inflexion mélancolique l’anneau d’archevêque, j’étais pour ainsi dire entré par effraction dans son bonjour incessant et sans acception de personne, je ne pouvais pas dire qu’il m’avait dit bonjour. J’aurais pu à la rigueur penser qu’il ne m’avait pas vu ou pas reconnu. Il se remit à parler avec son interlocutrice et je m’éloignai. On joua une petite opérette, pour laquelle on n’avait pas invité de jeunes filles. Il en vint après et on dansa.

Le comte de Quercy s’était assoupi ou du moins fermait les yeux. Depuis quelque temps, il était fatigué, très pâle, malgré la moustache noire et les cheveux gris frisés, on le sentait vieux, mais resté très beau. Et ainsi, le visage blanc, immobile, noble, sculptural, sans regard, il m’apparut tel qu’après sa mort, sur la pierre de son tombeau dans l’église de Guermantes. Il me semblait qu’il était sa propre figure funéraire, que son individu était mort et que je ne voyais que le visage de sa race, ce visage que le caractère de chacun avait transformé, avait aménagé à ses besoins personnels, les uns intellectualisés, les autres rendus plus grossiers comme la pièce d’un château, qui, selon le goût du châtelain, a été tour à tour salle d’études ou d’escrime. Il m’apparaissait, ce visage, bien délicat, bien noble, bien beau, ses yeux se rouvraient, un vague sourire qu’il n’eut pas le temps de rendre artificiel flotta sur son visage dont j’étudiais en ce moment, sous les cheveux défaits en mèches l’ovale du front et les yeux, sa bouche s’entrouvrit, son regard brilla au-dessus de la ligne noble de son nez, sa main délicate releva ses cheveux et je me dis  : «  Pauvre M. de Quercy, qui aime tant la virilité, s’il savait l’air que je trouve à l’être las et souriant que j’ai devant moi. On dirait que c’est une femme  !   »

Mais au moment même où je prononçais ces mots en moi-même, il me sembla qu’une révolution magique s’opérait en M. de Quercy. Il n’avait pas bougé mais, tout d’un coup, il s’éclairait d’une lumière intérieure, où tout ce qui m’avait chez lui choqué, troublé, semblé contradictoire, se résolvait en harmonie, depuis que je venais de me dire ces mots  : on dirait une femme. J’avais compris, c’en était une  ! C’en était une. Il appartenait à la race de ces êtres, contradictoires en effet puisque leur idéal est viril justement parce que leur tempérament est féminin, qui vont dans la vie à côté des autres en apparence, mais portant avec eux en travers de ce petit disque de la prunelle où notre désir est installé et à travers lequel nous voyons le monde, le corps non d’une nymphe, mais d’un éphèbe qui vient projeter son ombre virile et droite sur tout ce qu’ils regardent et tout ce qu’ils font. Race maudite puisque ce qui est pour elle l’idéal de la beauté et l’aliment du désir est aussi l’objet de la honte et la peur du châtiment, et qu’elle est obligée de vivre jusque sur les bancs du tribunal où elle vient comme accusée et devant le Christ, dans le mensonge et dans le parjure, puisque son désir serait en quelque sorte, si elle savait le comprendre, inadmissible, puisque n’aimant que l’homme qui n’a rien d’une femme, l’homme qui n’est pas «  homosexuel  », ce n’est que de celui-là qu’elle peut assouvir un désir qu’elle ne devrait pas pouvoir éprouver pour lui, qu’il ne devrait pas pouvoir éprouver pour elle, si le besoin d’amour n’était pas un grand trompeur et ne lui faisait pas de la plus infâme «  tante  » l’apparence d’un homme, d’un vrai homme comme les autres, qui par miracle se serait pris d’amour ou de condescendance pour lui, puisque comme les criminels elle est obligée de cacher son secret à ceux qu’elle aime le plus, craignant la douleur de sa famille, le mépris de ses amis, le châtiment de son pays  ; race maudite, persécutée comme Israël et comme lui ayant fini, dans l’opprobre commun d’une abjection imméritée, par prendre des caractères communs, l’air d’une race, ayant tous certains traits caractéristiques, des traits physiques qui souvent répugnent, qui quelquefois sont beaux, des cœurs de femme aimants et délicats, mais aussi une nature de femme soupçonneuse et perverse, coquette et rapporteuse, des facilités de femme à briller à tout, une incapacité de femme à exceller en rien  ; exclus de la famille, avec qui ils ne peuvent être en entière confidence, de la patrie, aux yeux de qui ils sont des criminels non découverts, de leurs semblables eux-mêmes, à qui ils inspirent le dégoût de retrouver en eux-mêmes l’avertissement que ce qu’ils croient un amour naturel est une folie maladive, et aussi cette féminité qui leur déplaît, mais pourtant cœurs aimants, exclus de l’amitié parce que leurs amis pourraient soupçonner autre chose que de l’amitié quand ils n’éprouvent que de la pure amitié pour eux, et ne les comprendraient pas s’ils leur avouaient quand ils éprouvent autre chose, objet tantôt d’une méconnaissance aveugle qui ne les aime qu’en ne les connaissant pas, tantôt d’un dégoût qui les incrimine dans ce qu’ils ont de plus pur, tantôt d’une curiosité qui cherche à les expliquer et les comprend tout de travers, élaborant à leur endroit une psychologie de fantassin qui, même en se croyant impartiale est encore tendancieuse et admet a priori, comme ces juges pour qui un Juif était naturellement un traître, qu’un homosexuel est facilement un assassin  ; comme Israël encore recherchant ce qui n’est pas eux, ce qui ne serait pas d’eux, mais éprouvant pourtant les uns pour les autres, sous l’apparence des médisances, des rivalités, des mépris du moins homosexuel pour le plus homosexuel comme du plus déjudaïsé pour le petit Juif, une solidarité profonde, dans une sorte de franc-maçonnerie qui est plus vaste que celle des Juifs parce que ce qu’on en connaît n’est rien et qu’elle s’étend à l’infini et qui est autrement puissante que la franc-maçonnerie véritable parce qu’elle repose sur une conformité de nature, sur une identité de goût, de besoins, pour ainsi dire de savoir et de commerce, en voiture dans le voyou qui lui ouvre la portière, ou plus douloureusement parfois dans le fiancé de sa fille et quelquefois avec une ironie amère dans le médecin par qui il veut faire soigner son vice, dans l’homme du monde qui lui met une boule noire au cercle, dans le prêtre à qui il se confesse, dans le magistrat civil ou militaire chargé de l’interroger, dans le souverain qui le fait poursuivre, radotant sans cesse avec une satisfaction constante (ou irritante) que Caton était homosexuel, comme les Juifs que Jésus-Christ était juif, sans comprendre qu’il n’y avait pas d’homosexuels à l’époque où l’usage et le bon ton étaient de vivre avec un jeune homme comme aujourd’hui d’entretenir une danseuse, où Socrate, l’homme le plus moral qui fût jamais, fit sur deux jeunes garçons assis l’un près de l’autre des plaisanteries toutes naturelles comme on fait sur un cousin et sa cousine qui ont l’air amoureux l’un de l’autre et qui sont plus révélatrices d’un état social que des théories qui pourraient ne lui être que personnelles, de même qu’il n’y avait pas de Juifs avant la crucifixion de Jésus-Christ, si bien que pour originel qu’il soit, le péché a son origine historique dans la non-conformité survivant à la réputation  ; mais prouvant alors par sa résistance à la prédication, à l’exemple, au mépris, aux châtiments de la loi, une disposition que le reste des hommes sait si forte et si innée qu’elle leur répugne davantage que des crimes qui nécessitent une lésion de la moralité, car ces crimes peuvent être momentanés et chacun peut comprendre l’acte d’un voleur, d’un assassin mais non d’un homosexuel  ; partie donc réprouvée de l’humanité mais membre pourtant essentiel, invisible, innombrable de la famille humaine, soupçonné là où il n’est pas, étalé, insolent, impuni là où on ne le sait pas, partout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple  ; au théâtre, au bagne, sur le trône, se déchirant et se soutenant, ne voulant pas se connaître mais se reconnaissant, et devinant un semblable dont surtout il ne veut pas s’avouer de lui-même – encore moins être su des autres – qu’il est le semblable, vivant dans l’intimité de ceux que la vue de son crime, si un scandale se produisait, rendrait, comme la vue du sang, féroce comme des fauves, mais habitué comme le dompteur en les voyant pacifiques avec lui dans le monde à jouer avec eux, à parler homosexualité, à provoquer leurs grognements si bien qu’on ne parle jamais tant homosexualité que devant l’homosexuel, jusqu’au jour infaillible où tôt ou tard il sera dévoré, comme le poète reçu dans tous les salons de Londres, poursuivi lui et ses œuvres, lui ne pouvant trouver un lit où reposer, elles une salle où être jouées, et après l’expiation et la mort, voyant s’élever sa statue au-dessus de sa tombe, obligé de travestir ses sentiments, de changer tous ses mots, de mettre au féminin ses phrases, de donner à ses propres yeux des excuses à ses amitiés, à ses colères, plus gêné par la nécessité intérieure et l’ordre impérieux de son vice de ne pas se croire en proie à un vice que par la nécessité sociale de ne pas laisser voir ses goûts  ; race qui met son orgueil à ne pas être une race, à ne pas différer du reste de l’humanité, pour que son désir ne lui apparaisse pas comme une maladie, leur réalisation même comme une impossibilité, ses plaisirs comme une illusion, ses caractéristiques comme une tare, de sorte que les pages les premières, je peux le dire, depuis qu’il y a des hommes et qui écrivent, qu’on lui ait consacrées dans un esprit de justice pour ses mérites moraux et intellectuels, qui ne sont pas comme on dit enlaidis en elle, de pitié pour son infortune innée et pour ses malheurs injustes, seront celles qu’elle écoutera avec le plus de colère et qu’elle lira avec le sentiment le plus pénible, car si au fond de presque tous les Juifs il y a un antisémite qu’on flatte plus en lui trouvant tous les défauts mais en le considérant comme un chrétien, au fond de tout homosexuel, il y a un anti-homosexuel à qui on ne peut pas faire de plus grande insulte que de lui reconnaître les talents, les vertus, l’intelligence, le cœur, et en somme comme à tout caractère humain, le droit à l’amour sous la forme où la nature nous a permis de le concevoir, si cependant pour rester dans la vérité on est obligé de confesser que cette forme est étrange, que ces hommes ne sont pas pareils aux autres.

 

Parfois dans une gare, dans un théâtre, vous en avez remarqué de ces êtres délicats, au visage maladif, à l’accoutrement bizarre, promenant d’un air d’apparat, sur une foule qui leur serait indifférente, des regards qui cherchent en réalité s’ils n’y rencontreront pas l’amateur difficile à trouver du plaisir singulier qu’ils offrent, et pour qui la muette investigation qu’ils dissimulent sous cet air de paresse lointaine, serait déjà un signe de ralliement. La nature, comme elle fait pour certains animaux, pour certaines fleurs, en qui les organes de l’amour sont si mal placés qu’ils ne trouvent presque jamais le plaisir, ne les a pas gâtés sous le rapport de l’amour. Sans doute l’amour n’est pour aucun être absolument facile, il exige la rencontre d’êtres qui souvent suivent des chemins différents. Mais pour cet être à qui la nature fut si… la difficulté est centuplée. L’espèce à laquelle il appartient est si peu nombreuse sur la terre qu’il a des chances de passer toute sa vie sans jamais rencontrer le semblable qu’il aurait pu aimer. Il le faudrait de son espèce, femme de nature pour pouvoir se prêter à son désir, homme d’aspect pourtant pour pouvoir l’inspirer. Il semble que son tempérament soit construit de telle manière, si étroit, si fragile que l’amour dans des conditions pareilles, sans compter la conspiration de toutes les forces sociales unanimes qui le menacent, et jusque dans son cœur par le scrupule et l’idée du péché, soit une impossible gageure. Ils la tiennent pourtant. Mais le plus souvent se contentant d’apparences grossières, et faute de trouver non pas l’homme-femme, mais la femme-homme qu’il leur faut, ils achètent d’un homme des faveurs de femme, ou par l’illusion dont le plaisir finit par embellir ceux qui le procurent, trouvent quelque charme viril aux êtres tout efféminés qui les aiment.

Quelques-uns, silencieux et merveilleusement beaux, Andromèdes admirables attachés à un sexe qui les vouera à la solitude, reflètent dans leurs yeux la douleur de l’impossible paradis avec une splendeur où viennent se brûler les femmes qui se tuent pour eux  ; et odieux à ceux dont ils recherchent l’amour, ne peuvent contenter celui que leur beauté éveille. Et en d’autres encore, la femme est presque à demi sortie. Ses seins sortent, ils cherchent les occasions de se travestir pour les montrer, aiment la danse, la toilette, le rouge comme une fille, et dans la réunion la plus grave, pris de folie se mettent à rire et à chanter.

Je me souviens d’avoir vu à Querqueville un jeune garçon dont ses frères et ses amis se moquaient, qui se promenait seul sur la plage  ; il avait une figure charmante, pensive et triste sous de longs cheveux noirs, dont il avivait l’éclat en y répandant en secret une sorte de poudre bleue. Bien qu’il prétendît que ce fut leur couleur naturelle, il rougissait légèrement ses lèvres au carmin. Il se promenait pendant des heures seul sur la plage, s’asseyait sur les rochers et interrogeait la mer bleue d’un œil mélancolique, déjà inquiet et insistant, se demandant si dans ce paysage de mer et de ciel d’un léger azur, le même qui brillait déjà aux jours de Marathon et de Salamine, il n’allait pas voir s’avancer sur une barque rapide et l’enlever avec lui, l’Antinoüs dont il rêvait tout le jour, et la nuit à la fenêtre de la petite villa, où le passant attardé l’apercevait au clair de lune, regardant la nuit, et rentrant vite quand on l’avait aperçu. Trop pur encore pour croire qu’un désir pareil au sien pût exister ailleurs que dans les livres, ne pensant pas que les scènes de débauche que nous lui assimilons aient un rapport quelconque avec lui, les mettant au même niveau que le vol et l’assassinat, retournant toujours à son rocher regarder le ciel et la mer, ignorant le port où les matelots sont contents pourvu que, de quelque manière que ce soit, ils gagnent un salaire. Mais son désir inavoué se manifestait dans l’éloignement de ses camarades, ou dans l’étrangeté de ses paroles et de ses façons quand il était avec eux. Ils essayaient son rouge, plaisantaient sa poudre bleue, sa tristesse. Et en pantalons bleus et en casquette marine, il se promenait mélancolique et seul, consumé de langueur et de remords.

Tout jeune, quand ses camarades lui parlaient des plaisirs qu’on a avec des femmes, il se serrait contre eux, croyant seulement communier avec eux dans le désir des mêmes voluptés. Plus tard, il sentit que ce n’étaient pas les mêmes, il le sentait mais ne l’avouait pas, ne se l’avouait pas. Les soirs sans lune, il sortait de son château du Poitou, suivait le chemin qui conduit à la route par où on va au château de son cousin Guy de Gressac. Il le rencontrait à la croix des deux chemins, sur un talus ils répétaient les jeux de leur enfance, et se quittaient sans avoir prononcé une parole, sans s’en reparler jamais pendant les journées où ils se voyaient et causaient, en gardant plutôt l’un contre l’autre une sorte d’hostilité, mais se retrouvant dans l’ombre, de temps à autre, muets, comme des fantômes de leur enfance qui se seraient visités. Mais son cousin devenu prince de Guermantes avait des maîtresses et n’était repris que rarement du bizarre souvenir. Et M. de Quercy revenait souvent après des heures d’attente sur le talus, le cœur gros. Puis son cousin se maria et il ne le vit plus que comme homme causant et riant, un peu froid avec lui cependant, et ne connut plus jamais l’étreinte du fantôme.

Cependant Hubert de Quercy vivait dans son château plus solitaire qu’une châtelaine du Moyen Âge. Quand il allait prendre le train à la station, il regrettait, bien qu’il ne lui eût jamais parlé, que la bizarrerie des lois ne permît pas d’épouser le chef de gare  : peut-être, bien qu’il fût très entiché de noblesse, eût-il passé sur la mésalliance  ; et il aurait voulu pouvoir changer de résidence quand le lieutenant-colonel qu’il apercevait à la manœuvre partait pour une autre garnison. Ses plaisirs étaient de descendre parfois de la tour du château où il s’ennuyait comme Grisélidis, et d’aller après mille hésitations à la cuisine dire au boucher que le dernier gigot n’était pas assez tendre, ou d’aller prendre lui-même ses lettres au facteur. Et il remontait dans sa tour et apprenait la généalogie de ses aïeux. Un soir, il alla jusqu’à remettre un ivrogne dans son chemin, une autre fois, il arrangea sur un chemin la blouse défaite d’un aveugle.

Il vint à Paris. Il était dans sa vingt-cinquième année, d’une grande beauté, spirituel pour un homme du monde, et la singularité de son goût n’avait pas encore mis autour de sa personne ce halo trouble qui le distinguait plus tard. Mais Andromède attachée à un sexe pour lequel il n’était point fait, ses yeux étaient pleins d’une nostalgie qui rendait les femmes amoureuses, et tandis qu’il était un objet de dégoût pour les êtres dont il s’éprenait, il ne pouvait partager pleinement les passions qu’il inspirait. Il avait des maîtresses. Une femme se tua pour lui. Il s’était lié avec quelques jeunes gens de l’aristocratie dont les goûts étaient les mêmes que les siens.

Qui pourrait soupçonner ces élégants jeunes gens, aimés des femmes, de parler à cette table de plaisirs que le reste du monde ne comprend pas  ? Ils détestent, ils invectivent ceux de leur race et ne les fréquentent point. Ils ont le snobisme et l’exclusive fréquentation de ceux qui n’aiment que les femmes. Mais avec deux ou trois autres aussi décrassés qu’eux, ils aiment à plaisanter, à sentir qu’ils sont de même race. Parfois, quand ils sont seuls, un mot consacré, un geste rituel leur échappe, dans un mouvement d’ironie volontaire, mais de solidarité inconsciente et de plaisir profond. Ceux-là dans un café seront regardés avec crainte par ces lévites barbus, qui eux ne veulent fréquenter que ceux de leur race, par peur du mépris, bureaucrates de leur vice, exagérant la correction, n’osant sortir qu’en cravate noire, et regardant d’un air froid ces beaux jeunes gens en qui ils ne peuvent soupçonner des pareils, car si l’on croit facilement ce qu’on désire, on n’ose pas non plus trop croire ce qu’on désire. Et quelques-uns de ceux-là par pudeur n’osent répondre que par un balbutiement impoli au bonjour d’un jeune homme, comme ces jeunes filles de province qui croiraient immoral de sourire ou de donner la main. Et l’amabilité d’un jeune homme jette en leurs cœurs la semence d’amours éternelles, car la bonté d’un sourire suffit à faire éclore l’espérance, et puis ils se savent si criminels, si honnis qu’ils ne peuvent concevoir une prévenance qui ne serait pas une preuve de complicité. Mais dans dix ans les beaux jeunes gens insoupçonnés et les lévites barbus se connaîtront, car leurs pensées secrètes et communes auront irradié autour de leur personne ce halo auquel on ne se trompe pas et dans lequel on distingue comme la forme rêvée d’un éphèbe  ; le progrès interne de leur mal inguérissable aura désordonné leur démarche  ; au bout de la rue où on les rencontre, redressant d’un air belliqueux des hanches féminines, prévenant à force d’impertinence le mépris supposé, masquant – et redoublant – par une feinte nonchalance l’agitation de manquer ce but dont ils se rapprochent moins vite en feignant de ne pas le voir, on apercevra toujours une tunique lycéenne ou une crinière militaire  ; et les uns comme les autres, on les voit avec l’œil curieux et l’attitude indifférente des espions rôder autour des casernes. Mais les uns et les autres, dans le café où ils s’ignorent encore, fuient devant la lie de leur race, devant la secte porte-bracelets, de ceux qui dans les lieux publics ne craignent pas de serrer contre eux un autre homme et relèvent à tous moments leur manchette pour laisser voir à leur poignet un rang de perles, faisant lever et partir, comme une odeur intolérable, les jeunes gens qu’ils pourchassent de leurs regards tour à tour provocants et furieux, les lévites et les élégants qu’ils désignent de rires efféminés et de gestes équivoques et méchants, cependant que le garçon de café indigné mais philosophe et qui sait la vie, les sert avec une politesse irritée, ou se demande s’il va falloir chercher la police, mais en empochant toujours le pourboire.

Mais parfois, comme le désir d’un plaisir bizarre peut éclore une fois dans un être normal, le désir que le corps qu’il serrait contre le sien eût des seins de femme pareils à des roses de Bengale et d’autres particularités plus secrètes le hantait. Il s’éprit d’une fille de haute naissance qu’il épousa et pendant quinze ans ses désirs furent tous contenus dans le désir d’elle, comme une eau profonde dans une piscine azurée. Il s’émerveillait comme l’ancien dyspeptique qui, pendant vingt ans, n’a pu prendre que du lait et qui déjeune et dîne tous les jours au Café Anglais, comme le paresseux devenu travailleur, comme l’ivrogne guéri. Elle mourut et de savoir qu’il connaissait le remède au mal lui donna moins de craintes d’y retourner. Et peu à peu, il devenait semblable à ceux qui lui avaient inspiré le plus de dégoût. Mais sa situation le préservait un peu. Il s’arrêtait un moment devant le lycée Condorcet en allant au club, puis se consolait en pensant que c’était sur son bateau que le duc de Parme et le grand-duc de Gênes iraient à C…, parce qu’il n’y avait tout de même pas de grand seigneur français qui eût une situation aussi grande que la sienne, et que probablement à cause de cela le roi d’Angleterre viendrait y déjeuner.