Librairie Beauchemin (p. 493-).

PATRIOTISME.


Illustrations de
Georges Delfosse


Je revenais de Sainte-Croix par le Platon. Ce n’est pas le chemin le plus court, mais il longe, ce chemin, des hauteurs si pittoresques, il offre des échappées de vue si ravissantes, il perce des bois si sombres, qu’il donne aux yeux une fête toujours nouvelle, et qu’on ne se lasse jamais de le parcourir.

J’arrivais chez le père Marcel Poudrier. La maison dressait son pignon rouge au milieu des peupliers verts, droits comme des I, drapés élégamment dans leurs écharpes de branches montantes. La porte et les fenêtres étaient ouvertes, et faisaient, dans le carré blanc, des taches noires où s’estompaient des silhouettes de jeunes filles et d’enfants.

Tout à coup un vieillard s’avança sur le seuil. Il était mis comme le dimanche, pour la messe. Il descendit le perron d’un pas assez léger, en s’appuyant un peu sur sa grosse canne de cenellier, se retourna vivement, jeta une bouffée de rire, et s’écria d’une voix vibrante :

— La jambe vaut le cœur, allons-y !

Une femme très âgée aussi, grande et l’air digne, parut à son tour dans la porte. Elle semblait une enluminure de sainte femme dans un cadre antique. Elle dit :

— Tu vas te fatiguer, peut-être : attends donc la relevée, tu prendras la voiture.

— Tut ! tut ! tut ! à quatre-vingt-cinq ans on n’attend plus. Si j’allais trépasser avant de voter !

— Sais-tu bien pour qui voter, au moins ?

Le bonhomme trottinait tout allègrement.

Elle se mit à rire en le regardant aller.

Ces deux beaux vieillards avaient leur histoire. Une histoire bien simple et bien courte, mais enfin qui n’était pas sans offrir quelqu’intérêt. Voulez-vous l’entendre ? La voici.

* * *

Il y a longtemps de cela.

Le monde a marché depuis, et, s’il n’est pas meilleur, c’est que le progrès n’implique pas la vertu, c’est que le cœur et l’intelligence ne vont pas toujours de pair.

Il n’est pas étonnant qu’il en soit ainsi puisque l’homme est libre. Il est libre, mais avec un fort penchant à l’esclavage. Pas à l’esclavage politique, peut-être. Il pousse, de temps en temps, un cri de révolte contre ses oppresseurs, et, de temps en temps aussi, il les broie sous son talon. Mais il aime les jougs qu’il se façonne lui-même. Un gueux gémit, dans sa paresse, sous les tortures de l’envie ; un avare se dessèche d’amour et de terreur devant son or entassé ; un ambitieux rampe devant la foule qu’il méprise ; un libertin se traîne aux genoux de toutes les belles impures.

Et tout le monde est en route pour le ciel !

Drôle de monde et drôle de chose !

Il y a encore des âmes nobles. Il y a des vertus qui surnagent et des dévouements qui planent. Mais les jours de paix sont souvent des jours d’abaissement. L’esprit se détend alors, l’imagination ferme ses ailes, le cœur s’amollit. Il n’en est pas ainsi dans les jours d’orage et de danger. Le sentiment du devoir se réveille, l’amour de la patrie s’affirme, le citoyen se relève, et l’homme grandit.

En mil huit cent trente-sept il y eut pour nous un de ces réveils glorieux. La voix de Papineau sonna le glas de la tyrannie, et des héros surgirent sur nos rives opprimées. Ils apparurent et passèrent comme des météores. Ils se perdirent au fond d’un horizon sanglant. La trace de leur passage se voit encore, étincelante et large à travers les nuages de notre ciel.

Suivons-la !

* * *

En mil huit cent trente-sept, à l’époque des foins, le vieux Gédéon Poudrier revenait de l’église avec sa bonne femme dans une « petite charrette » aux ressorts de frêne. On ne se berçait pas sur d’élastiques lames d’acier en ce temps-là, et les carosses luisants qui promènent, de nos jours, tant de misères en toilette, ne soulevaient pas souvent la poussière de nos chemins. En retour, l’on dînait bien et l’on payait bonne dîme au curé.

Le père Poudrier se tourna vers sa vieille :

— Dis donc, Mélonne, — elle s’appelait Mélonne, la mère Poudrier — dis donc Mélonne, as-tu compris les remarques de monsieur le curé à propos de Papineau ? J’ai l’oreille dure, moi, et je n’ai pas bien saisi.

— Il nous a conseillé de rester tranquilles, répondit-elle un peu sèchement.

Le bonhomme répliqua par deux petits mouvements de tête qui voulaient dire : oui, ordinairement, mais qui n’étaient pas, dans la circonstance, d’une traduction facile.

Elle reprit :

— Il a recommandé d’être prudents, de ne pas se laisser endoctriner par des gens qui ont plus de langue que de tête…

— Tiens ! tiens !

— De rester soumis à l’autorité… D’obéir à nos prêtres, comme eux-mêmes Ils obéissent à leurs évêques.

— C’est juste !

— De ne pas se mêler de choses que l’on ignore.

— Afin de rester dans l’ignorance !

— De voir, d’abord, à bien cultiver la terre qui nous a coûté tant de sueurs…

L’excellente chrétienne allait continuer, avec un entrain superbe, la répétition sainte.

— Prends les « cordeaux, » que j’allume, grommela le vieux patriote.

Il n’avait pas l’air de bonne humeur. La pieuse Mélonne prit les guides de cuir et retint le cheval qui voulait trotter. Le père Gédéon tira, de la poche de sa « sous-veste, » une pipe, un « batte-feu, » une pierre et un morceau de tondre. Il fit sortir de la pierre des étincelles qui allumèrent la tondre odorante, et il se mit à déguster avec une satisfaction profonde sa pipe culottée.

Cependant il y avait un nuage sur son front large coupé par une large ride. Sa pensée était fixée sur quelque chose d’invisible. Sa femme lui remit les guides. Il les prit machinalement.

— Toujours est-il, recommença-t-elle, que Marcel va se tenir tranquille, j’espère… Qu’il ne parle plus d’aller se battre pour Papineau.

— Tu voudrais qu’il irait prêter main forte aux chouayens, peut-être… Marche, Carillon.

Il fit tomber la « mise » du fouet sur la croupe du cheval.

— Je voudrais bien le voir se mêler aux chouayens, grommela-t-il !… Un tas de malfaiteurs en habits, de voleurs titrés, de bourreaux en gants blancs ! On n’en verra pas de pareils avant cinquante ans, c’est sûr.

Marcel s’en revenait à pied avec d’autres jeunes gens de son canton. Ils parlaient, tous ces gars, des troubles qui menaçaient d’éclater dans le district de Montréal, de l’assemblée de Deschambault, du grand Papineau qui était descendu à Kamouraska avec Girouard, Lafontaine et Morin. Les uns approuvaient le mouvement, les autres le blâmaient.

— Nous sommes des peureux, dit Marcel, et nous aimons mieux les coups de bâton que les coups d’épée.

— Que veux-tu ? riposta le plus petit du groupe, nous n’avons personne pour nous commander… Quand il n’y a point de chef il n’y a point de soldats.

— Et Papineau ?

— Papineau, fit un grand mince, il ne se bat point, il pousse les autres à se battre.

— Et tu crois que c’est une besogne facile que de décider des hommes à lever la tête, à revendiquer leurs droits, et s’il le faut, à mourir pour la liberté… surtout quand ces hommes sont des Canadiens français ?

— Nous sommes soumis ; c’est une belle vertu que la soumission, paraît-il.

— Nous sommes à quatre pattes ; c’est une position un peu humiliante.

— Les Canadiens, observa un autre, ça laisse les ordures s’amasser longtemps, mais une fois décidés, ça balaie net.

— Mais, rétorqua le grand mince, si on va à la guerre pour mourir, ceux qui nous tuent restent les maîtres.

— T’imagines-tu, clama Marcel, que celui qui fait d’avance le sacrifice de sa vie, se tient les bras croisés en face des canons ? C’est celui-là qui frappe le plus juste, et qui le plus sûrement jette l’épouvante dans les rangs ennemis…

— Vas-y donc, te battre, puisque tu trouves cela si beau.

— Je vais y aller en effet.

— Tu ne fais pas comme Rémi Gaudon, toi, Rémi se marie peur d’être « commandé, » remarqua l’un de la bande.

— Le remède est pire que le mal, observa un vieux célibataire.

— Eh bien ! moi, continua Marcel, je devais me marier cet automne, et je reste libre pour faire le coup de fusil.

Le groupe diminuait. Chacun à son tour entrait chez soi, après avoir souhaité le bonjour à ceux qui allaient plus loin.

* * *

Le dimanche soir la jeunesse se rassemblait. Il en est de même aujourd’hui. Les curés ont beau prêcher contre les réunions, défendre les jeux, anathématiser la danse, il y a toujours un petit coin, dans la paroisse, où l’on vend du plomb sans dire ni : oui, ni : non, comme font les diplomates retors, où l’on cueille des cerises sur des joues rougissantes, où l’on fait trois pas d’amour, et quelquefois plus, où le violon chante ses gigues enivrantes, où les pieds, pris de vertige, emportent le cœur et la tête en d’étourdissants tourbillons. On a dit son chapelet bien dévotement pendant la messe ; on a entendu les vêpres sans trop de distractions, on peut bien s’amuser un brin, sous le couvercle de la nuit, sans que le bon Dieu se fâche. S’il se fâche, ce sera contre les parents qui ferment les yeux trop tôt ou trop serrés.

* * *

Marcel avait, en effet, sérieusement songé au mariage. Sa fiancée, Héloïse Dubien, n’était pas belle, mais elle était grande et bien faite, elle avait de la grâce dans la démarche et de l’esprit dans la tête. On oubliait vite l’irrégularité des lignes devant l’éclat de ses prunelles. Son cœur était bon, mais des lèvres un peu serrées faisaient comprendre qu’il y avait de la résolution dans son caractère.

Elle avait été recherchée déjà par un citoyen du village, Augustin Lefouré, un veuf passablement cossu, très orgueilleux de ses écus, mais très désolé du poids de ses années. Elle avait préféré la solide jeunesse de Marcel. Et maintenant, voilà qu’un dimanche soir, Marcel se rendait auprès d’elle, profondément ému et l’âme remplie de tristesse.

Quand il entra, elle vit bien ce bouleversement inaccoutumé et elle se sentit douloureusement atteinte elle-même. Le pressentiment d’une amère angoisse la rendit muette, et elle tendit à son ami une main tremblante. Le père Dubien, qui était bureaucrate sans savoir pourquoi, et gouailleur par tempérament, lui cria, dès qu’il le vit entrer :

— Viens-tu nous faire tes adieux, Marcel ?

— Oui, monsieur Dubien, répondit le jeune homme, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ferme.

— Non, répliqua Héloïse, suppliante.

Le père Dubien reprit :

— Si tu es fatigué de vivre, mon garçon, tu n’as qu’à te rendre à la rivière Chambly ; il y a là une bande de fous qui se proposent de servir de chair à canon ; tu pourras te faufiler dans leurs rangs.

— Des fous comme ceux-là, il faut qu’il y en ait pour effrayer les tyrans.

— Toujours des grands mots : tyrans… bureaucrates… martyrs.

— Oui, M. Dubien, martyrs !… l’amour de la patrie vient immédiatement après l’amour de Dieu, et les martyrs de la politique ne sont guère au-dessous des martyrs de la religion.

Dubien éclata de rire.

Des voisins entrèrent. Ils venaient faire la partie de quatre-sept. Ils jouaient hommes contre femmes. La dernière fois, le sexe fort avait été d’une faiblesse désespérante, et il ne s’était pas sauvé du déshonneur. Il avait une revanche à prendre. Les jeunes amoureux voyaient avec plaisir la lutte ardente des joueurs. Ils étaient oubliés. Leur entretien fut tendre d’abord, mais il fut triste aussi, car Héloïse, plus d’une fois, essuya ses beaux yeux noirs.

Puis Marcel, dans un sombre enthousiasme, se prit à parler de la nécessité d’un soulèvement. C’est par là que les grandes révolutions commencent. Il proclamait le droit des citoyens à la liberté politique, et gémissait sur la position humiliante des Canadiens-français, les fils des défricheurs, les maîtres du sol autrefois. Il disait la morgue insolente des bureaucrates, le partage inégal des emplois, l’abaissement organisé de la race française. Il peignait, d’une voix vibrante mais comprimée, la gloire de ceux qui meurent en luttant contre la tyrannie et l’injustice. Il expliquait l’héroïsme de ceux qui sacrifient leurs biens, leur jeunesse, les ivresses de l’amour, les espérances d’une longue félicité, pour adoucir les souffrances de leurs semblables et relever l’honneur de la patrie.

L’image sanglante de la bataille passait devant les regards de la jeune fille. Elle voyait le fer meurtrier s’enfoncer dans la poitrine des patriotes, et les rangs décimés s’affaisser tour à tour comme les blés mûrs sous la faux. Elle entendait les clameurs de l’airain, les piaffements des chevaux, les appels des blessés, les alléluias de la victoire. La poussière ouvrait son voile gris sur les chemins où serpentait l’armée. Des champs dévastés la fumée s’élevait comme un encens maudit vers le ciel implacable. Le Seigneur serait sourd à la prière des persécutés, il resterait insensible à la souffrance de son peuple. L’expiation n’était pas encore finie, ou bien la félicité n’était pas encore méritée.

Elle sentait son âme s’envoler dans une région nouvelle. Elle était emportée par un souffle ardent qui n’était plus la flamme énervante et douce des sens, mais un étrange élan vers l’idéal. L’amour de la patrie souffrante lui paraissait divin comme l’amour du ciel. La folie des sacrifices s’emparait de son imagination vive, et déjà elle cherchait un bûcher.

Quand ils se séparèrent, les deux jeunes amoureux se firent un adieu touchant, comme l’adieu des martyrs qui s’en allaient aux lions de l’amphithéâtre.

* * *

Marcel partit, un matin d’octobre, avec quelques amis jeunes et inexpérimentés comme lui, pour aller se battre contre les chouayens. La petite troupe se rendait à Sorel. De là elle remonterait la rivière Chambly, cherchant les endroits où se ralliaient les soldats de la liberté. Ils ne connaissaient pas le pays, ces jeunes gens, et ils allaient guidés par les mille voix de la rumeur.

Le fusil sur l’épaule, la casquette sur l’oreille, ils marchaient gaiement, jetant un regard de mépris sur les peureux qui restaient avec les femmes ; et quand ils entendaient les enfants crier à leur mère que la « guerre » passait, ils se redressaient


Les vieillards battaient des mains en les apercevant, et les femmes agitaient leurs mouchoirs.

avec fierté malgré la fatigue, et souriaient

à la mort entrevue dans la fumée des combats prochains.

À mesure qu’ils approchaient du foyer de l’agitation, ils sentaient leur ardeur grandir et les regrets s’effacer. Les vieillards battaient des mains en les apercevant, et les femmes agitaient leurs mouchoirs. Cela les encourageait. Ils se grisaient d’orgueil.

— D’où venez-vous, les braves, leur criait-on ?

— D’en bas… tout près de Québec…

— De si loin !… Hourra pour les patriotes !

— En vient-il d’autres ?

Ils secouaient la tête avec tristesse.

* * *

Ils allèrent ainsi jusqu’à Saint-Denis. Ils virent Nelson, ils virent Papineau, et ils ne songèrent plus qu’à mourir glorieusement.

Marcel écrivit à Héloïse :

« La mort ne nous fait point peur. Ceux qui nous tueront seront plus à plaindre que nous, car ils seront maudits, un jour, et nous, un jour, nous serons bénis… La liberté fleurira sur nos tombes… Les tyrans auront peur d’une autre révolution… Ils nous rendront nos droits peu à peu, et nous deviendrons forts… Il faut que nous luttions… C’est sous le marteau que le fer se durcit… Il faut que nous soyons unis, si nous voulons devenir grands parmi les autres. Il faut aussi que nous nous affirmions. La soumission aveugle prépare au joug. L’esclavage est le châtiment des peuples lâches… »

Des bribes ardentes qu’il avait probablement retenues des discours de Papineau ou de Nelson.

Il ajoutait :

« Nous n’avons pas assez de fusils. Nous n’avons pas d’argent… Nous serions deux fois plus nombreux, si l’on pouvait donner des armes à tous ceux qui en demandent. Il y a beaucoup de patriotes qui n’ont que des fourches et des faux pour attaquer ou se défendre. Moi, comme tu sais, j’ai le vieux fusil de grand-père. Il n’a pas coutume de rater ; et si je puis casser une tête de chouayens avant… de le passer à un autre, je mourrai content. Prie pour moi. »

* * *

À quelque temps de là il se répandit chez nous un bruit singulier. Personne ne voulait y croire. Héloïse, la fière Héloïse, comme on l’appelait, oubliait déjà le petit Poudrier, et se mariait avec le veuf naguère repoussé.

— Bah ! disait-on, elle ne pouvait longtemps résister à l’appât de l’argent… Elle n’attendait que l’éloignement de Marcel… Les absents ont toujours tort… Maintenant il n’avait plus, le malheureux garçon, qu’à se faire embrocher par une épée anglaise, cela vaudrait autant que de revenir pour être témoin du triomphe de son vieux rival.

Alors Marcel, soldat dans l’armée des patriotes, à Saint-Denis, reçut une lettre un peu mystérieuse.

— Mon cher Marcel, disait cette lettre, moi aussi je suis capable de sacrifices. Tu m’as appris comment il fallait aimer son pays… Tu l’aimes jusqu’à la mort sur le champ de bataille, moi je l’aime jusqu’au martyre pendant toute la vie… Dans quelques jours je t’enverrai autant d’argent que tu en voudras pour acheter des armes… Dieu et patrie !

Héloïse.

Des armes ! murmura Marcel, et un souffle d’enthousiasme l’emporta un instant loin de la froide et triste réalité. Il vit apparaître devant ses yeux éblouis, comme un rideau mouvant, une file ondoyante de fusils meurtriers et d’étincelantes baïonnettes. La surprise et la joie allaient être grandes parmi les soldats, et les chefs proclameraient son nom avec orgueil, en face de tous les patriotes…

— « Moi, je l’aime jusqu’au martyre pendant toute la vie… Il retomba des hauteurs où l’avait enlevé un premier élan généreux. Que signifiaient donc ces paroles solennelles et amères ?… D’où viendrait cet argent béni ?… Il se mit à creuser le sens de ces paroles, à chercher la main prodigue qui allait s’ouvrir ainsi. Tout à coup une angoisse profonde étreignit son âme. Mais le clairon sonna l’appel, un appel ardent, et la cloche se mit à tinter suppliante et grave dans le clocher. Des hommes accouraient, traînant un vieux canon, d’autres s’alignaient, le fusil au bras. Il courut prendre place dans les rangs, et ne songea plus qu’à délivrer la patrie de son douloureux esclavage.

Gore arrivait à Saint-Denis. Gore avait vu la trahison de Waterloo, et il était prêt à river les fers de la colonie française. Il allait passer comme un torrent sur cette contrée audacieuse, et les insensés qui avaient osé lever la tête et jeter le défi à leurs maîtres, seraient anéantis à jamais. C’était son espoir.

Nelson choisit ceux qui étaient les mieux armés, et les mit en embuscade sur la route du colonel anglais, dans une maison de pierre. Marcel était entré l’un des premiers. Papineau se trouvait là. O’Callaghan aussi. Ils voulaient se battre, se faire tuer pour la cause sainte, mais Nelson ne le permit pas. Leur mort eût été l’anéantissement de toute espérance. Ils devaient vivre ; Papineau surtout, car il était la lumière qui éclairait le peuple, le souffle qui renversait la tyrannie.

Gore vint se briser honteusement contre le faible rempart des insurgés. Markham, le bouillant capitaine qu’il lança contre une distillerie où s’étaient cachés quinze patriotes résolus à mourir, Markham, à son tour, fut vaincu. Il tomba couvert de blessures.

Ah ! si les patriotes avaient eu des armes, s’ils avaient eu des chefs, s’ils avaient eu, surtout, la permission de se faire tuer pour une cause grande et sainte, la victoire de Saint-Denis n’aurait été que le prélude d’une série de victoires, et les héros qui sont montés sur l’échafaud auraient été portés en triomphe sur les épaules de leurs concitoyens !

Pleins d’espoir, grisés par le succès, nos valeureux soldats voulurent poursuivre leur marche glorieuse. Ils se dirigèrent vers Saint-Charles. Ici les attendait un douloureux échec. Ils furent écrasés par le nombre.

Les champs désolés burent lentement le sang de nos braves. L’heure de la délivrance n’était pas encore sonnée. Cependant le sang versé fut comme une semence mystérieuse, où germèrent des espérances nouvelles et des idées généreuses. Les patriotes que la mitraille avait épargnés regagnèrent tristement leurs foyers.

* * *

Marcel s’en revenait meurtri et légèrement blessé. Quelques-uns de ses compagnons cheminaient avec lui, les pieds alourdis par la fatigue, la tête penchée sous le poids des chagrins ; d’autres, moins heureux encore, ne reviendraient jamais. Côte à côte dans une même fosse, ils dormaient le sommeil des martyrs au cimetière de Saint-Charles.

Ils arrivaient. À quelque distance, un bouquet d’arbres gris fermait la route comme un large rideau, et se prolongeait en ligne sombre et tortueuse à travers les prairies nues. Une trouée sinistre ouvrait ces arbres sans feuilles, et, au fond, à une grande profondeur, sous les replis obscurs de la falaise, un ruisseau coulait parmi les cailloux, dans une bordure de givre, étincelante comme une dentelle d’argent.

D’un côté, le chemin descendait, en tournoyant, jusqu’à un petit pont de bois, de l’autre il montait un escarpement raide.

— Enfin, nous arrivons, fit Marcel en


Les patriotes que la mitraille avait épargnés regagnèrent tristement leur foyer.

poussant un long soupir, voici la côte à

Boisvert.

Les autres relevèrent la tête et sourirent.

— Si nos pauvres amis étaient avec nous ! reprit Marcel.

— Ils n’ont pas eu notre bonheur, répondit une voix.

Ils descendirent la côte et s’arrêtèrent un moment sur le pont, comme ils faisaient enfants, pour regarder, appuyés au garde-fou, l’eau noire qui passait toujours. Tout à coup ils entendirent une clameur. Un moment après retentit, sur la route, le galop d’un cheval emporté. En face d’eux la côte s’élevait dénudée, à cause d’un éboulis qui s’était fait pendant le dégel du printemps, et le chemin longeait l’arête de la falaise avant de s’enfoncer, par la spirale sablonneuse, jusqu’au petit pont du ruisseau.

Un attelage passa, comme un trait. Deux hommes se cramponnaient à la voiture : une calèche à la chaise massive. Ils n’avaient pas osé se jeter en bas tant l’allure était rapide. Maintenant ils atteignaient un endroit dangereux. Une roue effleura le vide, mais elle ne tomba point, et le cheval s’élança dans la côte tournante. Tout disparut, aux yeux des jeunes gens effrayés.

Quelques secondes seulement s’écoulèrent et un bruit étrange sortit de la route cachée. C’était un choc violent, un craquement de bois qui se fend, un sanglot d’homme et de bête qu’on assomme. Les patriotes accoururent au lieu de l’accident. Le cheval se débattait, embarrassé dans les bandes du harnais et les débris de la calèche. L’un des hommes se releva, il ne paraissait pas avoir de blessures graves ; l’autre restait immobile, la face contre terre.

— André Mathurin ! s’écria Marcel, à la vue du jeune homme qui se remettait sur pied en se tâtant les côtes.

— André ! firent également les autres.

Et lui, André, tout abasourdi par le choc, se mit à regarder ceux qui venaient ainsi à lui tout à coup.

— Tiens : Marcel !… Tiens ! François !… et Lazare !… ah ! Mes amis, je l’ai échappé belle !… Je crois que ce pauvre Augustin Lefouré s’est tué. Il ne bouge pas.

— Augustin Lefouré ? reprit Marcel, fort étonné. Et ils s’approchèrent du malheureux, toujours immobile sur le sol gelé.

— Où le conduisais-tu donc ? demanda l’un des volontaires.

Avant qu’André Mathurin put répondre, plusieurs voitures arrivèrent, s’arrêtant tour à tour dans la pente de la côte, à l’endroit fatal.

— Est-il mort ? criait-on… Est-il sans connaissance seulement ?… Tu n’as pas trop de mal, toi, André ?… Tiens ! les patriotes !… quelle rencontre ! Vaut mieux tomber sur le champ de bataille que dans cette affreuse côte…

On releva le malheureux Lefouré. Il avait du sang dans les cheveux, dans les narines, dans les oreilles, dans la bouche. Il ne donnait plus signe de vie. Le cœur ne battait plus.

— Dites aux femmes de ne point descendre, ordonna quelqu’un.

— Surtout, que la mariée ne vienne pas, ajouta un autre.

— La mariée ? demanda Marcel, un peu angoissé.

— Oui, ton ancienne… Héloïse.

— Héloïse !… Héloïse !… répéta-t-il d’un ton amer, et inclinant la tête, il remonta la côte à pas lents.

Augustin Lefouré fut porté dans la maison de José Auger, son ami, à deux pas de là, et il eut une tombe pour lit nuptial.

Les gens de la noce s’en retournaient en devisant tristement, eux qui, l’instant d’auparavant, s’en venaient en jetant des éclats de rire, en éparpillant des couplets badins. Marcel passa près de la voiture où se trouvait la fiancée. Il ne leva pas les yeux. Il éprouvait un mortel serrement de cœur, et, poussé par cette invincible besoin de faire quelque chose pour dissimuler son affaissement, machinalement il changea son fusil d’épaule, et allongea le pas.

Une voix surprise et profondément émue laissa tomber, comme involontairement.

— Marcel ! Marcel !

Il ne se détourna pas.

* * *

Héloïse, dans un élan de patriotisme, avait, à l’exemple de Marcel, sacrifié son amour et son bonheur. Elle épousait Augustin Lefouré, le veuf riche et vieux d’abord repoussé. Mais elle l’épousait à la condition qu’il mit, dans la corbeille de noce, une large somme d’argent : cet argent serait déposé sur l’autel de la patrie, et les rebelles auraient des armes.

Le bon Dieu qui, dans ce temps-là, protégeait encore les amours et quelque fois les amoureux… les dévouements, je veux dire, le bon Dieu sourit au sacrifice, mais ne voulut pas qu’il fut consommé.

* * *

Héloïse est libre de nouveau, et de nouveau, Marcel a repris le travail ardu mais calme des champs. Ils vont se rencontrer au réveillon de Noël, chez un ami de leurs familles. Est-ce un piège tendu à leur amour ? Je le crois. Leur âme, encore toute remplie des échos divins de la grande fête chrétienne, vibrera comme ces lyres merveilleuses où passent les brises chantantes du soir. L’heure est bien choisie pour la réconciliation…

Vous qui aimez ; vous qui nourrissez dans vos cœurs purs des sentiments nobles ; vous qui avez souffert à cause de vos tendresses profondes, et qui mettez votre plaisir à répandre la félicité autour de vous, jeunes filles douces et constantes, jeunes garçons francs et loyaux, qu’auriez-vous fait à leur place ?

Ce que vous auriez fait, ils l’ont fait. Ils ont passé une longue vie ensemble à travailler et à prier, à souffrir et à chanter, à espérer et à aimer. Et c’est lui, l’heureux vieillard qui s’échappe par la route ensoleillée pour aller, une dernière fois, déposer son honnête bulletin dans la boîte discrète. Et c’est elle, la vertueuse vieille femme, qui demande, d’une voix un peu goguenarde, s’il sait bien pour qui voter.

— Si je sais pour qui voter ? — réplique-t-il en brandissant sa canne comme il eût fait d’un étendard — si je sais pour qui voter ?… Hourra pour…

Une bouffée de vent emporta le nom qu’il allait dire.