Librairie Beauchemin (p. 5-).



MAISON HANTÉE

Illustration de
Edmond-J. Massicotte.


LE HIBOU

I


Moi, je n’ai pas eu de chance. Rien ne m’a réussi. J’aurais pu devenir riche, si j’avais fermé la main au lieu de l’ouvrir. Je serais arrivé aux honneurs, mais j’ai oublié d’avoir de l’ambition. J’aurais bien épousé une dot… exemplaire, mais il y a tant de vertus qui ne sont pas dorées.

J’ai changé de lieu, et partout j’ai laissé des amis qui m’ont oublié. J’ai changé de foyer, et nulle part je n’ai trouvé cette orgueilleuse satisfaction que l’on éprouve, en regardant flamber des bûches qui ne doivent rien au bûcheron, en entendant mitonner dans la vieille marmite de famille, un potage acquitté.

C’est compris, je n’ai pas eu de chance. Est-ce bien ma faute ? D’abord, il y a le tempérament qui nous fait tourner comme le vent fait tourner une girouette, avec cette différence que l’on rit et que la girouette grince. Puis, ce sont les circonstances qui nous entortillent comme les araignées entortillent les mouches, dans leurs toiles ténues et collantes ; puis les chemins qui se bifurquent ! et les montées raides ! et les descentes vertigineuses !… Tenez ! la vie est un jeu de hasard ; elle devrait être défendue.

Mais j’ai appris à souffrir. Je ne dis pas cela pour me vanter. Il n’y a que ceux qui ont eu peur de la souffrance qui se vantent d’avoir souffert. Or, savoir souffrir, c’est peut-être ce qu’il y a de plus utile à l’homme, et ceux qui ne le savent pas sont encore plus à plaindre que moi.

Et puis, il y a l’expiation.

Qui d’entre les hommes n’a pas quelques peccadilles sur la conscience ?… La route où nous cheminons est glissante… Le pied se heurte à une pierre mise là d’aventure… La lumière est douteuse… On chancelle, on roule…

Dieu aveugle ceux qu’il veut perdre. Pourquoi n’aveuglerait-il pas aussi, mais d’une autre façon, ceux qu’il veut sauver, afin qu’ils fassent des bévues, qu’ils ne soient pas heureux dans leurs entreprises, que leurs projets, échouent, que leurs espérances s’envolent, que leurs richesses se dissipent, et qu’ils paient ainsi, dès maintenant, si leur soumission est sincère, la dette du péché ?

Si je n’ai pas été chanceux, mon ami Célestin Graindamour l’a été. Dame ! avec un nom pareil. Vous me direz peut-être que le nom n’y fait rien. Chacun peut penser et dire ce qu’il voudra, pourvu que cela ne fasse de tort à personne. Je ne suis pas de l’avis de tout le monde, moi ; je n’aime pas à opiner du bonnet.

Mon ami Graindamour est né sous une bonne étoile : Vénus ou l’Épi de la Vierge. J’ai dit : Vénus. Nos jeunes astronomes vont sourire ou s’indigner. Il n’est pas permis, en effet, de prendre pour une étoile cette planète voluptueuse qui n’est pas plus grosse que la Terre, et ne vaut pas mieux qu’elle. Mais son rayonnement est si vif qu’on la croirait un grain de cette poussière de soleils qui monte sans cesse de l’infini… Il en est donc du ciel comme de la terre, et là comme ici l’apparence est trompeuse, et l’éclat, souvent emprunté.

Tout de même, mon ami Célestin est né sous une bonne étoile. Je vais vous conter la chose. « Si vous avez des doutes sur l’exactitude de mon récit, venez me prendre, nous irons ensemble à la maison hantée.

Avez-vous entendu parler de la maison hantée ? Une petite maison de pierre, dans le bois du moulin, et vieille ! vieille !… Elle doit y être encore, car après tout je n’ai pas rêvé ça.

Elle était abandonnée depuis longtemps. Quelquefois, lorsque nous allions à la pêche au crapet ou à la perchaude, dans la Grande Rivière du Chêne, avant de descendre la côte sablonneuse, nous nous y arrêtions. Nous poussions les ais vermoulus de la porte et nous pénétrions dans les pièces basses et humides. La cuisine paraissait désolée avec son âtre béant et sa crémaillère noircie par la fumée. Des hiboux taciturnes semblaient se complaire sur les pierres effritées de la cheminée. Célestin, qui est adroit au tir, en a tué plusieurs. Moi, je n’ai jamais de ma vie fait jouer la gâchette d’un fusil. J’ai peur du bruit.

Les bonnes gens du village disaient que c’était toujours le même hibou qui tombait sous le plomb de Célestin ; et je me rappelle l’exclamation soudaine et le geste comique de la mère Fanfan, un soir qu’elle nous rencontra portant triomphalement l’oiseau de Minerve au bout d’une carabine. Nous sortions du bois.

— Encore le hibou ! fit-elle, en levant les bras au ciel.

Puis elle ajouta d’un accent découragé :

— Vous ne le tuerez jamais, allez !

— Diable ! répliquai-je, il me semble pourtant, qu’il en a pour son compte.

J’étais curieux, tout de même, de connaître la pensée de la vieille femme, et je demandai :

— Que voulez-vous dire, mère Fanfan ? Nous n’avons pas abattu le même oiseau deux fois… Ce qui est mort est mort.

Elle me regarda avec des yeux indignés, puis sa bouche ridée fit une moue dédaigneuse :

— Je ne sais pas ce que je dis, peut-être…

— Pardon, la mère, repris-je avec douceur, je ne veux pas vous offenser, mais je comprends qu’ils sont tous de la même famille. C’est cela, n’est-ce pas ? Il y a des familles de hiboux : des pères, des mères, des frères, des sœurs, des cousins, des cousines, comme il y a des familles de loups, de renards et d’hommes.

La vieille ne riait pas. Elle repartit :

— C’est le même hibou ; il n’a pas de famille… pas plus que le payen qui est enterré dans la masure du bois.

— Comment ! il y a un homme d’enfoui là ?

— Pas un homme, un payen, que je dis, et le hibou que vous tuez de temps en temps, c’est son âme à ce payen… L’âme est immortelle, vous savez… Le curé le dit assez souvent.

Elle était bien convaincue de ce qu’elle affirmait. J’ajoutai :

— Il devait avoir l’âme noire, ce payen que l’on tue et qui ne meurt jamais. L’avez-vous connu ?

— Moi, non, mais mon père. Il vivait seul, n’aimait pas les pauvres et dépouillait les riches.

— Et ils ne se plaignaient pas, les riches ? demandai-je.

— Se plaindre, pourquoi ? cela n’aurait servi de rien, car il était protégé par Belzébuth.

— Quel est ce monsieur-là ?

— Vous voulez rire, je le vois bien.

Tout le monde connaît Belzébuth.

— Je ne l’ai jamais vu.

— Je vous souhaite de ne jamais le voir. C’est satan en propre personne.

— Oh ! oh ! je comprends… Et ceux qu’il protège dorment donc en sûreté ?

— Oui, mais c’est le réveil qui n’est pas drôle. Belzébuth garde le trésor, ajouta-t-elle.

— Quel trésor ?

— Le trésor du payen, dans la maison en ruine.

J’aurais voulu la faire parler encore, mais elle me tira sa révérence.

— Excusez, dit-elle, je me rends auprès d’Henriette Lépire, qui est bien malade. Elle va mourir peut-être.

Elle fit deux ou trois pas et revint.

— Vous savez, recommença-t-elle de sa voix glapissante, elle est entrée, l’autre jour, dans la masure, en passant, et elle a eu terriblement peur.

— Il pleuvait, je suppose, et elle s’est mise à l’abri.

— Ou bien le soleil était trop chaud et elle s’est mise à l’ombre.

— Il n’aurait pas été nécessaire de se rendre sous le vieux toit moussu, les branches de sapin gardent bien de la chaleur, observai-je.

— Et la mousse fait un bon lit, ajouta-t-elle, tout drôlement.

— Le jour baisse, partons, dit Célestin.

— Elle a eu peur ? repris-je, un peu curieux de connaître la petite médisance.

Et la vieille de se hâter de répondre :

— Des plaintes, mon bon monsieur, des gémissements à fendre l’âme, puis aussitôt après, des ricanements…

— Elle était seule ?

— Oui ; il n’était pas encore arrivé.

— Viens donc, bavard, me cria Graindamour qui s’éloignait.

— Le vilain, se faire attendre ainsi, ajoutai-je en riant, et je courus après mon ami.

Je ne suis pas superstitieux et ma crédulité n’est pas robuste ; ce jour-là, cependant il me vint à l’idée d’éclaircir le mystère de cette maison en ruine, gardée par un esprit joyeux ou chagrin. Je flairais une aubaine, une aubaine littéraire, cela s’entend.

Nous marchions à grands pas, Célestin Graindamour et moi, plongés l’un et l’autre dans cette pensée absorbante d’une intervention surnaturelle, quand le tintement d’une clochette fit vibrer la forêt, comme le cri métallique de ce petit oiseau solitaire qui chaque soir salue le soleil couchant. Célestin dit :

— C’est le bon Dieu.

— Le bon Dieu ? répétai-je un peu surpris.

La petite cloche sonnait de temps en temps, à l’approche des habitations, pour inviter les gens à s’agenouiller. Célestin murmura d’une voix singulière :

— C’est peut-être pour Henriette.

Il aimait cette jeune fille, je le savais. Au reste, il ne s’en cachait point.

— Mourir de peur, ce serait étrange, remarquai-je.

Deux voitures s’engageaient dans le chemin du moulin, sous la forêt. Dans la première, un homme seul, le sonneur ; dans la seconde, deux hommes, le cocher et le prêtre. Le prêtre, profondément recueilli, portait sur sa poitrine, dans une custode d’or, le Suprême Viatique. Dès qu’il nous aperçut, le sonneur fit tinter la clochette deux ou trois fois, en l’agitant au bout de son bras, et il secoua les guides sur la croupe de son cheval. C’était Jean Taillon. Il aimait à « rouler. » Son cheval l’occupait plus que le bon Dieu, bien sûr. Je lui criai :

— Pour qui ?

— Pour la petite Lépire.

L’autre voiture arrivait ; celle du bon Dieu. Nous nous agenouillâmes sur le bord du chemin, dans la poussière, saluant tête nue le divin Voyageur.

Quand nous fûmes debout, les voitures descendaient la côte de la rivière, dans un sable mouvant et chaud, au milieu des sapins odorants. Célestin proposa d’accompagner le bon Dieu. Je remarquai qu’il filait un peu vite, le bon Dieu, que nous avions une assez longue route à parcourir, à pied, et que notre dévotion un peu entachée de curiosité, ne serait peut-être pas très agréable au Seigneur.

— C’est que j’ai envie d’attendre la nuit, répliqua-t-il.

— Pourquoi la nuit ?

— Nous entrerons dans la maison de pierre.

— Dans la maison de pierre ?… la nuit ?… fis-je étonné.

— As-tu peur ?

Je fus blessé dans ma vanité.

— Peur de qui ? peur de quoi ? répondis-je fièrement. Allons chez Lépire.

Il ne demeurait pas loin. Il habitait une maisonnette d’humble apparence, en deçà de la rivière, dans un fonds de verdure riante, où se dépliaient de grands rideaux de sapins sombres. L’eau qui se brisait sur des cailloux jetait à cette chaumière, comme des poignées de fleurs blanches, ses légers flocons d’écume. On y entendait le grondement monotone des meules qui broyaient le blé, et de la rivière qui tombait du haut de la chaussée.

Quand nous arrivâmes, le curé était en prière. Des voisins, hommes et femmes, garçons et filles, agenouillés sur le plancher nu, suivaient ses mouvements avec curiosité. Nous fîmes comme les autres. Nous avions, par respect pour le bon Dieu, laissé le fusil et le hibou sur le perron de pierre, tout près de la porte. Sur une petite table recouverte d’un drap blanc, on avait placé un crucifix de plâtre et deux pâles bougies. Le crucifix portait de larges taches rouges sur le front, sur le côté, sur les mains et les pieds, et les bougies répandaient dans la pièce basse une lueur mélancolique.

Célestin regardait, d’une façon singulière, la jeune malade dont le visage livide émergeait de l’oreiller aux grandes fleurs bleues. Moi je priais ; mais je ne priais pas sans distractions. Je songeais à la masure et au payen. Tout à coup la moribonde se dressa sur sa couche et jeta un cri :

— J’ai peur !

Le prêtre la calma avec des paroles onctueuses. Un instant après, elle ajouta :

— Il compte son or sous la pierre du foyer.

Tout le monde chuchotait :

— Elle est folle… elle est folle…

La mère Fanfan, qui se trouvait près de moi, me poussa du coude :

— Je vous le disais, il y en a de l’or.

Quand le curé sortit de la maison, la malade reposait tranquillement :

— Un ébranlement du système nerveux, fit-il… pas dangereux. Pour la raison, peut-être… pas pour la vie.

* * *

Nous causâmes un instant avec le père Lépire, le meunier, et d’autres personnes du voisinage, puis nous leur souhaitâmes le bonsoir, tout en les invitant à jeter un coup d’œil sur le bel oiseau que nous avions abattu.

La mère Fanfan sortait :

— Où est-il votre bel oiseau, fit-elle ?

— Là, sur le perron.

Elle regardait partout d’un œil furetant :

— Il n’y a pas une plume seulement, reprit-elle. L’oiseau était, en effet, parti.

La vieille ajouta :

— Bien certain qu’il a regagné la masure.

— Je le retrouverai bien, dit Célestin.

Et nous partîmes un peu interloqués. Au faîte de l’escarpement, les cimes des sapins et des épinettes, encore illuminées des feux du crépuscule, étaient semblables à des bouquets gigantesques. Au fond, dans l’ombre qui s’épaississait, l’eau coulait tapageuse, avec des flocons d’écume, et les broussailles qui se penchaient sur elle tout le long de la rive, lui faisaient comme une bordure de deuil. Nous remontâmes à petits pas, dans le sable fuyant, la côte où serpentait la route. Rendus au sentier qui conduit à la masure, Célestin me dit :

— Viens-tu ?

Je n’y tenais pas, mais une fausse honte me fit répondre :

— Si tu n’as pas peur.

Il éclata de rire. Nous nous enfonçâmes dans un chemin tortueux, étroit, sombre, en écartant des mains les branches des aunes et des noisetiers qui nous barraient le passage. Il marchait vite, voulant me prouver qu’il n’avait point peur. Comme nous arrivions devant le seuil démantibulé, un cri lugubre : Hou, hou, hou ! réveilla la solitude, et un gros oiseau gris apparut sur la cheminée de la maison.

— Le hibou à la mère Fanfan, dis-je, en m’efforçant de rire.

Et Célestin ajouta :

— Un hibou qui ne meurt point, comme la vache dont parlaient les notaires d’antan, dans les donations entre vifs.

Et tout en disant cela, il épaula son


Nous nous agenouillâmes sur le bord du chemin saluant tête nue le divin Voyageur.

arme. Le coup partit, l’oiseau aussi. La

détonation roula sinistre sous le dôme de la forêt ; l’oiseau décrivit un cercle noir dans la pénombre, et ses ailes lentes et larges s’agitèrent sans bruit dans l’air immobile. Il plongea dans la cheminée, et se prit à ululer d’une façon plaintive, comme la première fois.

— Il doit être blessé, fit Célestin, entrons ; je le dénicherai bien.

Nous improvisons un flambeau d’écorce, et nous pénétrons dans la maison en ruine. Le bruit sourd d’un vol de chauves-souris s’éleva de tous les coins, et nous vîmes des ailes nues s’agiter froides et molles autour de nos têtes. Les nocturnes habitants de ces lieux s’indignaient de notre témérité, ou se laissaient éblouir par la flamme qui sortait tout à coup des ténèbres.

En face du foyer refroidi, il y avait des branches de sapin. C’était un lit où l’on pouvait dormir. L’odeur du sapin a quelque chose d’enivrant ; elle calme la fatigue comme l’arôme du pavot, et elle réveille des songes agréables comme une bouffée d’opium. Quelques-unes de ces branches desséchées et couleur de rouille faisaient ressortir le vert sombre des branches nouvellement apportées.

Il n’était pas gai de demeurer ainsi plongés dans l’obscurité, sous les plafonds humides, parmi les hôtes sauvages de la masure, en face de cette hideuse cheminée où se promenait toute la gente redoutable qui fait de la nuit ses délices, et des décombres sa retraite préférée.

Nous jetons dans le foyer quelques branches sèches, et nous nous amusons à voir la flamme tordre les ramilles en spirales ardentes, et à écouter le crépitement joyeux des feuilles résineuses. Soudain voici que nous apercevons, juché sur la crémaillère enfumée, le long de la paroi couverte de suie, un peu en arrière du feu, le hibou fantastique qui nous a salués tout à l’heure. Ses yeux étincellent comme des escarboucles, dans les deux cercles de plumes grises qui lui étoilent la tête, et son bec crochu, fermé serré, lui donne un air très méchant.

Il nous regardait.

— Tue-le, c’est le moment, dis-je à mon ami.

Il me répond qu’il va le prendre vivant. Et aussitôt il se lève du lit de sapin et s’avance vers la cheminée. Je fais de même, tout prêt à l’aider, car il n’était pas aisé de se rendre maître du morose oiseau, sans recevoir quelques baisers de son bec dur et quelques égratignures de ses griffes acérées.

— Je vais le saisir par le cou, prends-le par les pattes, ordonne-t-il.

Le hibou ne remuait pas. Il nous regardait toujours d’un air de défi qui n’était nullement rassurant. La flamme se repliait comme pour mourir ; la lueur se tamisait comme si elle eut passé dans une brume froide ; le foyer avait des ombres singulières qui dansaient au-dessus de la cendre. Le hibou paraissait grossir.

— Il est énorme, observai-je.

— Je n’en ai jamais vu d’aussi gros, répondit Célestin.

Nous nous avancions les mains tendues. Célestin regardait le cou renflé de l’oiseau, moi j’avais les yeux fixés sur ses pattes.

— Mais il grossit toujours ! repris-je épouvanté.

Ses griffes paraissaient enfoncées dans le bois enfumé de la crémaillère, et le bec s’entr’ouvrait menaçant maintenant. Nous étions tout prêts, et il ne pouvait nous échapper. Un hibou, ça ne s’élance pas avec la vivacité d’un oiseau-mouche. Et puis, il ne pourrait seulement pas déployer ses ailes dans cet antre étroit. Célestin fit un mouvement brusque pour lui saisir le cou, et il ne saisit rien. Je fis la même chose pour les serres, et mes mains restèrent vides. Une sueur froide mouilla nos fronts.

— C’est étrange, murmurai-je en reculant.

— Il y a du diable, s’écria Célestin qui se fâchait.

Il était un peu colère, Graindamour, et entêté aussi.

Nous jetâmes des branches dans le foyer, car nous avions peur des ténèbres maintenant.

— Allons-nous-en, repris-je, nous reviendrons demain dans la journée.

— Je suis venu, je reste, répondit mon compagnon.

Il n’avait pas fini de parler qu’un long gémissement monta du fond de l’âtre. On aurait dit que la voix dolente sortait du milieu des flammes. Nous nous regardons avec terreur.

Alors on entend un son argentin, le son des pièces de monnaie qui tombent les unes sur les autres, puis une voix chevrotante se met à compter :

— Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix…

Cela ne finissait plus. Ensuite, quand la voix eut compté jusqu’à mille, il se fit un bruit étrange, tantôt clair, tantôt sonore, comme si une main fiévreuse avait brassé toutes les pièces d’argent, et un rire aigu, saccadé, s’élança comme un jet de feu dans la cheminée.

Nous pensions au récit de la mère Fanfan, et à toutes les histoires de revenants qui se racontent sous le chaume.

— Nous ne pouvons rien contre les esprits, observai-je, nous parlerons de cela au curé.

Célestin ne me répondit pas : je vis qu’il était furieux. Il souleva la trappe de la cave et cria :

— Donne-moi mon fusil.

— S’il y a un homme ici, qu’il parle, ou je fais feu, reprit-il, et si je tue…

Le silence demeura profond, effrayant.

— Pas de réponse ? tant pis !

Il arme son fusil et lâche la détente. Le coup était dirigé vers la cheminée. Le rire recommença amer et moqueur, comme un hoquet de damné.

— Je m’en vas, lui dis-je épouvanté.

— Attends un peu.

Il prend une poignée de rameaux secs, y met le feu et les jette dans la cave. Tout le dessous du plancher à demi-pourri s’éclaire. C’était humide et vide. Il n’y avait personne dans ce trou infect qui n’était pas aussi grand que la cuisine au-dessous de laquelle il avait été creusé. Des toiles d’araignée pendaient comme des crêpes funèbres aux angles des poutres rongées par la vétusté. Des rats, épouvantés de tant de lumière, s’enfoncèrent dans leurs cachettes profondes, et un crapaud qui sautait lourdement sur le sol fangeux, s’arrêta tout à coup, gonflant son ventre blanc et son dos grisâtre émaillé de verrues. Il fixa sur nous, avec une troublante mélancolie, ses deux beaux yeux noirs cerclés d’or, ses yeux ronds, veloutés, brillants comme des perles sans prix.

— Il n’y a personne, observa Célestin ; sortons.

Je profitai de cette heureuse disposition de mon ami pour me précipiter dehors.

— Veux-tu revenir avec moi, demain, me demanda-t-il, quand nous fûmes sur la route ?

Je lui répondis que j’en avais assez. Il me recommanda beaucoup de ne parler de rien. Il avait son idée. Je promis le secret et le gardai fidèlement. Vous êtes les premiers, chers lecteurs, à qui je le révèle.

Vous allez me dire, sans doute, que vous ne voyez pas en quoi mon ami a été plus chanceux que moi. C’est vrai, et je vais être obligé d’écrire une autre petite histoire, pour racheter ma parole. À demain.



Illustrations de
Edmond-J. Massicotte.


II


Elle longeait, d’un pas indécis, le chemin poussiéreux qui passe comme un rayon de lumière blanche à travers les chênes sombres de la rive. Parfois elle s’arrêtait, la tête penchée dans une réflexion amère, ne s’occupant ni des bruits de la route, ni des appels de la prairie, ni du murmure des eaux. Parfois aussi, les yeux levés vers le ciel, elle parlait d’une voix dolente et charmeuse, en décrivant de la main des gestes gracieux.

Elle n’était plus jeune, et ses cheveux grisonnaient, frisottés avec une certaine coquetterie sur son front hâlé. Elle n’avait pas de rides, mais une joue fraîche encore, des dents blanches et fermes dans leurs alvéoles, et des yeux d’un bleu pâle, où l’éclair de l’intelligence ne s’allumait plus qu’à de rares intervalles.

Elle n’était pas laide ainsi, avec son épaule tombante et sa poitrine en liberté sous les plis d’un mantelet.

Pauvre Henriette Lépire !

Il y avait longtemps qu’elle traînait, au milieu des siens, une existence lamentable. Elle était douce et complaisante. Elle savait encore travailler au métier et filer la laine ; mais elle paraissait oublier tout à coup de faire glisser la navette entre les brins croisés de la chaîne, ou de peser du pied sur la pédale du rouet, pour faire tourner le fuseau. Elle éprouvait des joies enfantines qui finissaient souvent dans les pleurs. Elle voyait, dans un monde idéal, des choses qui la transportaient de plaisir ou d’horreur ; elle entendait des chants qui la ravissaient ou des lamentations qui la faisaient tressaillir douloureusement.

Le jour où nous la rencontrâmes, Célestin Graindamour et moi, elle était dans un moment de calme et douce tristesse.

Elle sortit de son rêve en nous apercevant, et vint à nous.

— C’est le payen qui m’a tuée, dit-elle. Il avait pris la forme d’un hibou pour me parler. Je lui pardonne le mal qu’il m’a fait, car je suis au ciel.

Et elle se mit à chanter.

— Henriette, fit Célestin, te souviens-tu des jours de notre jeunesse ?… de nos veillées, l’hiver ?… de nos danses, l’été, autour de la grosse gerbe ?

Elle porta la main à son front et parut chercher.

— Oh ! oui, reprit-elle vivement ; tu m’aimais en ce temps-là.

— Je t’aimais, dit Célestin, et si tu n’es pas ma femme, c’est que le bon Dieu ne l’a pas voulu.

— Ne parlons plus d’amour, car je suis morte. J’ai beaucoup souffert, mais aujourd’hui je ne souffre plus, je n’ai plus de corps.

— Depuis combien de temps êtes-vous morte, lui demandai-je ?

— Je n’ai pas compté les jours, parce qu’ici le soleil ne se couche jamais.

— Et pourquoi êtes-vous morte, vous, jeune et belle ?

— Pour laisser la place à la petite Irénée Caron.

La petite Irénée Caron, c’était la femme de Célestin. Nous partîmes d’un éclat de rire.

— As-tu encore peur de mes écus blancs ? demanda Graindamour, en tirant de son gousset quelques pièces d’argent.

La malheureuse fille pâlit tout à coup. Elle regardait les écus avec une fixité inquiétante, comme si elle eut vu s’y dessiner des figures extraordinaires. Soudain, elle repoussa la main de Célestin et s’enfuit en criant :

— J’ai peur ! j’ai peur ! j’ai peur !

— Pauvre Henriette ! soupira mon ami.

Après une minute, il ajouta :

— Il n’y a pas au monde d’arme plus redoutable que la langue.

Je plaçai là un gros point d’interrogation. Fais de même, ami lecteur.

Nous ne nous étions pas vus, Célestin et moi, depuis vingt ans au moins. Attendez. La dernière fois, c’était dans la maison hantée, sous le bois du moulin. Nous avions ressenti les frissons d’une grande épouvante. Moi du moins. Il devait y revenir le lendemain. Moi, le lendemain, j’étais appelé à Québec, par un homme dont je bénis la mémoire, pour prendre charge de la bibliothèque de la Législature. Pendant vingt-cinq ans, je vécus en tête-à-tête avec les livres, et je ne songeai guère à la maison hantée. Je n’y songeai même pas du tout, jusqu’au jour où un autre homme… Mais que Dieu m’aide à pardonner ! Il y avait donc vingt-cinq ans. Comme le temps passe vite !

Célestin me dit :

— Tu vas comprendre. Au reste, tu connais le monde mieux que je ne le connais moi-même, et tu sais avec quel plaisir il pratique la médisance et la calomnie. On dirait qu’il n’y a qu’une certaine somme de vertus à se partager, et que plus il y en a ici, moins il y en a là.

— À propos de quoi cette tirade ?

— Parce que l’infortunée que tu viens de voir a été calomniée, et que des gens implacables la montrent encore du doigt en disant :

— C’est une punition.

— Je sais, répondis-je, que nos gens aiment à faire intervenir Dieu dans leurs petites affaires. Ils rétrécissent le cercle de notre liberté. Quand ils ne vivent pas en bon compagnonnage avec le ciel, ils deviennent fatalistes, et disent en branlant la tête :

— Cela devait arriver.

— Te souviens-tu de la mère Fanfan ? demanda mon ami.

— Parfaitement ; noue l’avons rencontrée ici, tout près, le soir de l’apparition de ce damné hibou dans la masure.

— Te rappelles-tu une parole malheureuse qu’elle a dite au sujet de Henriette ?

— J’ai compris que la jeune fille était venue à un rendez-vous. C’est la seule chose dont je me souvienne.

— C’était un mensonge. La vieille répétait sans doute ce qu’elle avait entendu dire, mais tout de même, elle manquait à la charité.

— Elle en a laissé entendre plus qu’elle n’en a dit, observai-je. Infortunée jeune fille, repris-je, je regrette de t’avoir calomniée… par pensée ! Et j’ai aussi terni alors, en mon for intérieur, la réputation sans tache de mon meilleur ami.

Célestin me dit en souriant qu’il me pardonnait.

— N’a-t-elle donc jamais recouvré la raison, lui demandai-je ?

— Si, si, et pendant une année je lui ai fait ma cour régulièrement.

Il ajouta, une minute après : — Je devais l’épouser. Elle m’avait aimé quand j’étais pauvre, je lui restai fidèle quand je fus riche.

— Riche, toi ? m’écriai-je… Comment cela ?

— Attends un peu, tu vas le savoir, fit-il se rengorgeant.

— Chanceux, va !

— Tu ne devines pas ?

— Deviner ?… Il y a bien des moyens de faire fortune. Non, pourtant, puisqu’il y a tant de déshérités. La fortune, c’est un coup du hasard. C’est une coquette qui fuit quand on veut l’étreindre, et qui vient quand on est endormi.

Tout en disant ces choses du bout des lèvres, je cherchais. Soudain un souvenir remonta du passé, comme un éclair qui sort de la nue.

— La maison hantée ! Un trésor ! fis-je vivement.

— Un trésor, en effet, dit mon compagnon. Ces pièces d’argent que le spectre comptait, et dont le tintement clair le faisait rire… Je te révèlerai tout. Pour le moment, tu vais apprendre comment ont fini mes premières amours.

L’époque de mon mariage avec Henriette était fixée. Ce devait être après les récoltes. Nous avions une bonne quinzaine de répit, en ce temps-là, entre les récoltes et les guérets. Pourtant le grain ne mûrissait pas aussitôt qu’aujourd’hui.

— Et l’on semait moins, ajoutai-je, pour dire quelque chose.

— Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on travaillait moins vite. Il fallait couper le grain à la faucille ou au « javelier. »

— Et maintenant vous vous promenez dans vos champs, commodément assis sur vos faucheuses ou vos râteaux.

— C’est le progrès.

— C’est le progrès, mais ce n’est pas la richesse. Ce n’est qu’un déplacement de forces, et il y a souffrance partout en attendant que l’équilibre se rétablisse. Quand cinq moissonneurs promenaient la faux dans les grands blés, ou liaient les gerbes pesantes, ou conduisaient à la grange les charrettes aux larges roues, il y avait du pain dans cinq familles…

J’étais pour continuer sur ce ton ; il me dit brusquement :

— À qui la faute ? Tous nos bras s’en vont à la manufacture.

Et c’était vrai.

Aujourd’hui encore, ne dirait-on pas que les jeunes gens rougissent de conduire la charrue et d’ensemencer le champ qui a nourri leurs pères ? Le travail rude et noble du défricheur leur fait peur. Ont-ils donc perdu toute virilité ? Ils s’en vont à la ville ; ils s’en vont aux États-Unis, surtout, et là, jetant aux quatre vents leur sotte fierté, ils se font valets et ne reculent devant aucune humiliation.

Les bras sont peut-être moins fatigués, le soir venu, mais les cœurs sont moins allègres, assurément.

On se grise au son des pièces blanches que l’on compte chaque semaine, et la main ne se ferme pas pour les retenir.

On oublie que ce n’est pas en gagnant beaucoup que l’on s’enrichit, mais que c’est en dépensant peu.

— Tous nos bras s’en vont à la manufacture !

Frappé de la remarque opportune de mon ami, je m’écriai :

— L’amour de la vie libre, loin du foyer paternel, prépare pourtant de lourdes chaînes aux enfants trop tôt émancipés !

Le patriotisme, cette religion humaine, sœur bien-aimée de la religion divine, le patriotisme sent faiblir l’élan qui l’emportait, et l’oubli des exigences sévères de la morale, amène la mollesse du caractère !

On ne prie pas, et le flambeau de la foi s’éteint vite quand il n’est pas ranimé par le souffle sacré de la prière !

Certes ! loin de la maison des vieux parents, ou loin du soleil de la patrie, toutes les énergies ne s’étiolent point, tous les beaux sentiments ne sont pas inconnus, tous les nobles désirs ne sont pas vains, tous les fruits du labeur ne sont pas perdus ! Il y a des efforts qui triomphent, des volontés qui sont invincibles, des souvenirs qui ne meurent point, des croyances qui ne se laissent pas éconduire du sanctuaire intime ; mais les naufrages sont fréquents sur l’invisible et tempétueux océan où voguent les âmes ; ils sont fréquents surtout lorsque ce port béni que l’on appelle la patrie ou le foyer, est descendu sous les brumes d’un horizon lointain !

— Une belle tirade, interrompit mon ami, c’est dommage que ta voix se perde dans la solitude des champs.

— Parlons quand même, répondis-je, disons ce qu’il faut dire. Qui sait si les échos ne porteront pas nos paroles aux défricheurs de là-bas ou de l’avenir… Mais je veux bien me taire et t’écouter.

Et il reprit :

— Je songeais depuis longtemps à fiancer Henriette. Je voulais lui donner un anneau d’or et une bague ornée d’une belle pierre. Nous nous rendîmes à la ville ensemble, par le bateau. C’était un lundi. Je m’en souviendrai toujours.

Elle paraissait joyeuse et parlait volontiers de l’avenir heureux qui se levait devant elle. Le passé ne l’effrayait plus. Elle le voyait avec calme s’éloigner et se perdre en l’abîme qui s’ouvre éternellement derrière nous.

Le bateau accosta le quai, vers les cinq heures du soir, et nous débarquâmes avec la foule des passagers, par l’étroite passerelle où se précipitaient les cochers et les bouchers de la ville.

Une pieuse coutume appelait alors à l’humble église de Notre-Dame-des-Victoires les « habitants » qui venaient au marché ; et souvent la célèbre petite nef avait peine à contenir la multitude dévote. C’était un va-et-vient continuel. La porte roulait toujours sur ses gonds et le bénitier était mis à sec.

Après une bonne prière, on étalait ses denrées sur le pavé des halles et l’on guettait l’acheteur. Les choses se passent encore un peu comme cela aujourd’hui. On va parfois à l’église faire une prière avant de mettre en vente sa marchandise. Cela ne veut pas dire que l’acheteur doit fermer les yeux et payer le prix demandé tout d’abord. Nos cultivateurs sont malins, et ce n’est pas sans raison qu’ils essaient de mettre ainsi de leur côté la bonne Vierge Marie.

Nous allâmes tous deux, elle et moi, nous agenouiller devant le saint autel, parmi les nôtres. Nous sortîmes l’âme en paix et remplis des plus douces espérances. Nul ne sait ce que lui apporte l’heure qui va sonner.

Voilà que nous nous arrêtons bientôt devant une vitrine étincelante. Le rayonnement des joyaux nous captivait.

— Vrais ou faux, ajoutai-je encore, car ce n’est qu’à l’épreuve que l’on connaît la valeur d’une chose… ou d’un homme.

Ma sage observation passa inaperçue.

Il disait.

— Nous entrons tout émus. Moi, je redoutais un peu les prix, elle, ma libéralité. Elle resta toute confuse lorsque je lui dis de choisir. Elle n’osait. Le bijoutier aidant, elle finit par se décider. Si tu avais vu le regard d’amour et de reconnaissance dont elle m’enveloppa !…

— Tiens ! elle était femme, et jamais une femme n’enveloppe…

Inutile de continuer, il ne m’écoutait pas plus qu’auparavant.

— Quand vint le moment d’acquitter la note, dit-il, je tirai de mon gousset une poignée de pièces blanches. Le marchand eut un sourire de satisfaction. Ma fiancée leva les yeux de dessus ses joyaux, et les porta machinalement vers mes bons vieux écus.

Je les empilais en les comptant avec lenteur, par plaisir et pour ne pas me tromper. Sentant son regard peser sur mon trésor et sur moi tour à tour, je me détournai un peu pour lui sourire. Elle était d’une pâleur affreuse.

— Qu’as-tu donc ? lui demandai-je tout surpris.

Elle ne répondit rien. Le marchand courut chercher un peu d’eau froide. Il pensait qu’elle allait s’évanouir. Je le croyais aussi.

— Oh ! ces figures !… Ces monstres !… fit-elle alors, les yeux hagards, la bouche stupidement ouverte… Ils veulent m’ôter mes bijoux !… Allons-nous-en !… J’ai peur ! j’ai peur ! j’ai peur !

Elle était redevenue folle. Cette fois, il n’y eut plus de remède, et je dus l’oublier.

Nous avions marché longtemps en causant ainsi, et nous suivions maintenant la route de la Pinière, qui relie le chemin du moulin à celui de la grande côte, le long du fleuve. Nous nous laissâmes tomber sous un bouquet de trembles, auprès d’une mare calme où des araignées d’eau, sveltes et légères, se jouaient à l’envie, entremêlant comme des arabesques, sur la surface huileuse, de petits sillons frémissants qui s’effaçaient aussitôt.

Là-bas, vers le nord, le grand fleuve endormi paraissait un lac d’argent dans les longues échancrures de ses côtes


Elle devint d’une pâleur affreuse. Puis, les yeux hagards, la bouche stupidement ouverte… j’ai peur ! j’ai peur !

sombres, et les arbres des bords se découpaient

comme une couronne royale sur le fond éclatant des eaux et du ciel. Le soir arrivait et les oiseaux remplissaient l’air de leurs cris d’allégresse. Pourtant, on aurait dit qu’il y avait des plaintes au milieu de ce concert d’amour. Mais non, les oiseaux qui souffrent ne chantent pas, et l’homme seul peut trouver la consolation en chantant ses douleurs. Il a le souvenir et l’espérance ; il a surtout son âme et Dieu.

Tout à coup, dans le lointain de la forêt, un gémissement prolongé s’éleva. Nous nous regardâmes un peu surpris et la même parole nous échappa.

— Le hibou !

Nous l’écoutâmes avec émotion. Il ululait d’une voix lugubre, et des échos non moins lugubres lui répondaient des bords escarpés de la rivière.

— Je ne sais pas s’il est réel, celui-là, fit Célestin en se levant.

Et ses regards demeurèrent longtemps fixés vers l’endroit de la forêt où se trouvait jadis la maison hantée, et l’on eut dit qu’il revoyait une horrible scène du passé.

Nous nous éloignâmes de la mare dormante et des trembles palpitants. Sur la route quelques charriots passaient, chargés d’écorce de pruche pour les tanneries.

— Et ta fortune, demandai-je à mon ami, d’où vient-elle donc ? Il me tarde de le savoir.

— Il n’a tenu qu’à toi, mon cher, de la partager, me répondit-il.

Pendant que je me plongeais dans l’étonnement, il continua.

— Te souviens-tu que je t’ai dit en sortant de la masure : « Veux-tu revenir demain ? » et que tu m’as répondu : « Merci bien, j’en ai assez. » T’en souviens-tu ?… Je voulais en avoir le cœur net, de cette apparition. Je n’étais pas très rassuré, cependant, et je sentais des frissons courir sur mon épiderme. Je me disais, pour soutenir mon courage, qu’on n’a jamais vu les morts faire du mal aux vivants. Il fallait y aller bravement, et ne pas se laisser effrayer par les cris, les plaintes ou les rires d’un fantôme. Et, s’il y avait de l’or, comme je serais récompensé !

— Et tu t’en es allé seul, le matin, fouiller cette cave maudite ?

— Seul, sans doute. Au reste, que feraient dix hommes contre un spectre ?

— Je partis en voiture dès les premières lueurs du jour. Je ne voulais pas éveiller la curiosité. Le monde jase toujours assez. J’apportais une bêche, une pioche, une hache. Je m’étudiais à demeurer ferme. Des rires, des cris, des plaintes, cela ne fait pas mal, que je me disais toujours.

Je ne rencontrai personne. Mais quand je passai devant la maison d’Alphée Gagnon, tout près du bois, le vieux Elisée rentrait d’une joyeuse sauterie, le violon sous le bras.

— Où vas-tu si matin, me cria-t-il ?

— Faire danser le diable. Et toi, d’où viens-tu ?

— De faire danser la jeunesse.

Il me dit autre chose, mais mon cheval trottait dru, mes instruments de fer sonnaient fort, et je ne compris pas.

Je cachai mon attelage à cinquante pas du chemin, sous les broussailles, et, mes outils sur l’épaule, je me dirigeai vers la maison hantée. Vrai, le cœur me battait joliment. Je me disais, pour me rassurer, que l’on n’entendait rien, peut-être, durant le jour. La lumière, ça dissipe des mystères, et les ténèbres, ça cache bien des supercheries. Et puis, les trépassés ne sont pas libres de laisser comme cela, à chaque instant, leur nouvel emploi, pour venir ennuyer les vivants.

Le vieux plancher craqua sinistrement sous mes pieds. La porte de la cuisine était fermée ; nous l’avions laissée ouverte, si je me souviens bien.

— Je ne sais, dis-je, en l’interrompant, je sortis le premier, sans regarder en arrière. Je pensais à la femme de Loth.

— J’ai toujours admiré ta prudence… et ta galanterie, dit-il d’un ton sarcastique, et il continua :

Je fis tourner la porte sur ses vieux gonds rouillés, et je me trouvai devant un feu de cheminée qui flambait à merveille.

— « Diable ! pensai-je, il y a quelqu’un ici.

Te le dirai-je ? Je crus un moment que c’était toi… que j’étais devancé… joué.

J’appelai, rien ne répondit. Je m’approchai du foyer. La flamme montait sans pétillement et sans chaleur. Il n’y avait qu’un peu de cendre sur la pierre. Je ne dus me défendre d’un grand saisissement, et je compris que la lutte allait être sérieuse.

Je fis le signe de la croix et le feu mystérieux s’éteignit aussitôt. Cela me rendit le courage. Avec ma bêche, j’enlevai la cendre et mis à nu la large pierre de l’âtre. Alors, j’entendis derrière moi un bruit de pieds lourds qui tombaient en mesure sur les planches vermoulues, comme dans une ronde infernale. Je me détournai vivement et ne vis rien.

Je voulus reprendre ma besogne hardie, mais la cendre maudite était revenue sur le foyer, et elle paraissait rouge de sang maintenant. Je sentis un accès de colère me monter au cerveau. Je saisis ma hache et me mis à frapper de grands coups sur la pierre plate qui formait le fond de la cheminée. Je n’entendis pas résonner la pierre, mais j’entendis des cris épouvantables, comme doivent en pousser les malheureux qu’on assassine. Je ne me laissai pas effrayer. Une espèce de fureur me possédait et je ne craignais ni Dieu ni diable.

La pierre se fendit, et j’en tirai les morceaux avec ma pioche. C’est-à-dire que j’en tirai un morceau ; les autres tombèrent dans une cavité noire, étroite, horrible. Qu’y avait-il là ? Je ne pouvais voir. Une clameur stridente monte de ce cachot obscur ; j’entends un cliquetis d’ossements secs qui paraissent se chercher et s’unir ; puis un spectre blanc, petit comme un rachitique, avec des trous noirs à la place des yeux, du nez et de la bouche, m’apparaît tout à coup. Je recule d’épouvante.

— Pourquoi me troubles-tu dans mon enfer, vocifère-t-il, de sa bouche sans langue ni lèvres ?

L’assurance et le sang-froid me reviennent à cette question :

— Qui es-tu ? lui demandai-je.

Tous ses os trépignèrent et claquèrent comme des castagnettes infernales.

— Parle, au nom de Dieu.

— Babylas, l’hôtelier.

— Babylas ? Un grec ?

— On m’appelait ainsi, mais j’ignore où j’ai vu le jour.

— Et pourquoi es-tu damné ?

— Pour avoir tué et volé.

— Quel est ton supplice ?

— Je compte mon or jusqu’à la fin de l’éternité, avec des mains rougies qui laissent tomber une goutte de sang sur chaque pièce brillante.

Il éclata de rire, mais d’un rire si douloureusement épouvantable, et qui me fit tant de mal, que je m’évanouis.

Quand je repris mes sens, je me mis à genoux et priai.

Petit à petit, la terreur se dissipa et l’audace revint.

— Es-tu là, Babylas, demandai-je ?

Personne ne me répondit. Je ne me déconcertai pas. Je suis curieux et je voulais savoir quelque chose de l’autre monde.

— Babylas, repris-je, par la Vierge Marie, je veux que tu parles.

Il se fit un vacarme épouvantable dans toute la maison, et une voix cria :

— Oh ! ce nom ! ce nom ! si je pouvais le prononcer, il me semble que mon supplice finirait !… J’essaie, et mes lèvres impures ne peuvent jamais !… Heureux ceux qui le disent souvent pendant leur vie, ils le chantent dans la mort !

— Souffre-t-on beaucoup en enfer ? demandai-je encore.

Il me répondit qu’il y avait des damnés qui s’y trouvaient mieux que sur la terre. Surtout les hommes qui avaient eu des femmes jalouses ou bavardes, et les femmes qui étaient demeurées incomprises ou avaient eu des maris… réfrigérants.

— Et votre peine est éternelle ?

— Éternelle comme Dieu !

— Et toujours la même ?

— Pas pour tous les damnés… Elle peut s’adoucir, mais elle ne finira jamais.

— Les flammes qui vous consument sont-elles plus ardentes que les bûchers allumés par les hommes ?

Il se prit à rire sinistrement, et il dit ;

— Sur la terre, il y a des flammes de toutes sortes, et les plus redoutables sont les flammes allumées par les passions. Il en est de même ici. On brûle de haine, on brûle d’envie, on brûle d’amour … C’est le feu de l’amour qui est le plus dévorant. Les damnés entrevoient Dieu en mourant et se prennent à l’aimer à cause de sa beauté. Dieu les repousse de devant sa face. Sa sainteté ne peut souffrir leurs embrassements impurs. Alors la jalousie et le désespoir se mêlent à l’amour, et le supplice devient indicible. N’est-ce pas ainsi que les choses se passent sur la terre ? Combien de malheureux dédaignés se consument au feu de leur amour et meurent après un long martyre ! L’homme garde ici ses passions et son caractère.

— Mais le souvenir de Dieu ne suffit-il pas pour vous faire oublier vos douleurs ?

— Et sur la terre, me répond durement le damné, le souvenir d’une femme que vous adorez et qui vous repousse pour aller à un autre, peut-il adoucir votre chagrin ?

— Mais vous paraissez avoir du plaisir à compter votre or, dis-je encore, bien décidé à tout savoir ?

— Je hais cet or qui m’a perdu, et je voudrais ne le voir jamais. Dieu le met sous mes yeux et me force à le compter toujours ; c’est un châtiment insupportable. Laissez-moi remplir ma tâche maudite, ajouta-t-il, et ne me troublez plus.

Et il recommença le décompte de ses pièces volées et teintes de sang.

— Encore une question, la dernière, suppliai-je. Dites-moi comment vous pouvez vous reconnaître là-bas ?

— Comme on se reconnaît sur la terre.

— Mais, vous n’avez plus de corps ?

— L’âme garde la forme du corps, ou, plutôt, c’est le corps qui se modèle sur l’âme. Votre esprit voit souvent de ces formes impalpables, mais vous ne pouvez pas communiquer avec elles, à cause de la matière qui vous enveloppe.

Et il se mit à compter de nouveau : Un, deux, trois, quatre… et encore, et toujours… et les pièces tombaient les unes sur les autres, avec un tintement funèbre, dans l’horrible cheminée.

Je fis de la lumière, et je vis, au fond de la lugubre cachette, un squelette agenouillé sur un tas d’argent. Je pris l’argent et laissai le squelette. N’aurais-tu pas fait de même ?

— Et c’est sur cet argent néfaste qu’Henriette a vu les horreurs qui l’ont rendue folle ?

— Bah ! c’était dans son imagination malade. — Tu sais bien que non. Et tu as perdu cette femme que tu aimais ?

— J’en ai trouvé une autre qui m’aime.

— Chanceux, va !



Illustrations de
J.-B. Lagacé.


III


Henriette la folle, comme on l’appelait ordinairement, faisait souvent de longues promenades à pied, sur les routes solitaires qui traversaient les prés et les bois.

Au temps de la floraison, elle errait dans les prairies où se berçaient, comme des ailes de papillons, la renoncule d’or, le bluet d’azur, et la blanche marguerite ; dans les champs ensemencés, où se déroulaient les nappes odorantes du sarrasin et les vagues blondes de l’avoine et du blé. Ici elle prenait un épi qu’elle mettait dans ses cheveux, là elle cueillait une marguerite qu’elle effeuillait en disant : Il m’aime …un peu… beaucoup… pas du tout… à la folie… Parfois elle jetait un éclat de rire, parfois une larme coulait sur sa joue pâle.

Cependant ses pas ne s’égaraient point toujours au hasard, mais souvent se dirigeaient vers une maison cachée comme un nid dans un bouquet d’ormes, au bord de la grève.

Quelquefois elle passait devant la porte de cette maison, la tête penchée afin de ne voir personne ; quelquefois, encore elle s’arrêtait sur le seuil, appelait les enfants qui se sauvaient, et demeurait de longs instants les bras croisés sur sa poitrine, et comme muette de stupeur. Nul n’aurait pu dire ce qui se passait alors dans son esprit malade. Elle entrevoyait peut-être, à la lueur d’un éclair, l’abîme où sa pauvre raison avait sombré. Elle essayait peut-être de renouer le fil rompu de ses idées, de ressaisir la trame de sa douce existence.

Le plus souvent elle entrait, et si la ménagère était seule, elle demandait un verre d’eau, buvait une gorgée et poursuivait sa course. Quand le maître n’était pas sorti, elle se disait fatiguée et acceptait une chaise. Bientôt ses yeux bleus s’allumaient au fond de sa figure tout à l’heure impassible, et sa bouche, amèrement triste, se fermait dans un sourire navrant. Elle buvait l’ivresse sans souci du réveil prochain. Elle ne songeait plus au départ tant qu’il restait là, lui, l’homme aimé.

Or, cet homme était mon ami Graindamour, le chanceux dont je vous ai parlé déjà. Madame Graindamour ne s’était jamais montrée jalouse de ces singulières attentions d’une folle. Elle se plaisait même parfois à attiser la flamme inconsciente mais redoutable qui consumait l’âme de l’ancienne amie de son mari. Pauvre âme souffrante, elle ressemblait à l’épave en feu que ballottent les vagues de la mer, au milieu de leurs inquiétantes solitudes. Le monde était pour elle une immense solitude aussi. Elle n’en comprenait ni les appels séduisants, ni les douloureuses inconstances, et pourtant elle éprouvait l’amer ennui des âmes délaissées.

Célestin devenait pensif. La vue de cette femme qu’il avait aimée aux jours ensoleillés de sa jeunesse, lui rappelait des félicités à jamais perdues. Une tristesse vague passait sur son front et il commençait à ressentir un attendrissement dangereux. Il se demandait comment, dans ce cœur brisé, l’amour n’avait pas sombré avec les autres sentiments. Il sentait de plus en plus la chaleur de ce rayon mystérieux, qui l’avait inondé, malgré son indifférence et son éloignement, et il se trouvait cruel.

C’était peut-être sa faute, si le choc avait été mortel. Le désespoir avait pu s’ajouter à l’effroi. S’il fut resté près d’elle, le trouble se serait peut-être calmé. L’amour est un remède puissant quand il n’est pas un mal qui tue. Il l’eût sauvée ! Et alors l’épouvante fatale qui avait ébranlé la raison de cette infortunée lui apparaissait comme une chose monstrueuse ; et il était tenté d’accuser la justice de Dieu. Jamais encore il n’avait compris l’inéluctable malheur. L’aimait-il plus, cette femme, qu’il ne l’avait aimée autrefois ? Oh ! non, se disait-il ; mais il avait vieilli, son intelligence s’était développée, il voyait de plus loin, il jugeait mieux.

Le nuage montait et projetait des traînées d’ombre sur la limpidité de sa conscience.

Sa femme vit bien, à la fin, qu’il souffrait et que sa tendresse se refroidissait. Elle n’essaya point de le consoler. Elle ne pensait pas qu’il pouvait se détacher d’elle. Elle avait ses enfants. Et puis, une femme de ménage n’a guère le temps de s’occuper des hommes, même de son homme. C’est elle qui faisait cette réflexion. Il ne lui venait pas à la pensée que l’amour vit plus longtemps de rêves et de souvenirs, de regrets et d’espoirs, que de passagères satisfactions ; et cet instinct irrésistible et doux qui ramenait, la folle à son foyer, l’amusait plutôt qu’il ne l’inquiétait.

— Ma pauvre Henriette, lui dit-elle un soir, tu aimes mon mari, je crois.

La folle s’attardait. Elle était assise auprès d’une fenêtre par où descendait une gerbe de lumière, et elle regardait tournoyer légèrement, dans ce rayon de feu qui traversait la pièce comme un glaive étincelant, un flot d’atomes invisibles ailleurs. Célestin venait d’entrer, et il se tenait debout contre la cheminée, cherchant d’une main distraite, sur la corniche de bois peint, sa pipe et son tabac. Ses regards tombaient avec complaisance sur sa malheureuse amie et son cœur se serrait dans une angoisse.

Henriette la folle était devenue pâle, et il se faisait un travail singulier dans son esprit. La violence de l’amour qui trouble si souvent notre raison, paraissait dégager la sienne des nuages qui l’obscurcissaient depuis tant d’années. Des larmes mouillaient ses grands yeux d’azur douloureusement ouverts, et sa poitrine se soulevait lentement sous l’émotion contenue. Et quand madame Graindamour lui dit : Tu aimes mon mari, je crois, elle répondit frémissante :

— L’amour, c’est le souffle du bon Dieu. S’embrasser, c’est…

Elle ne savait plus et elle cherchait.

— C’est se goûter, ajouta Célestin, en souriant. Et il s’approcha d’elle. L’infortunée comprit. Elle se leva d’un bond et lui jeta autour du cou ses bras durs comme des cercles d’acier.

Madame Graindamour éclata de rire.

— Te voilà bien enchaîné, dit-elle à son mari.

Lui, il était ému ; il était confus, car il se sentait devenir coupable. Il fit un léger effort pour rompre la chaîne troublante qui le retenait.

— Assez, Henriette, fit-il avec douceur, ma femme va se fâcher… Elle est jalouse.

— Ta femme, reprit la pauvre insensée, ta femme, c’est moi ! Est-ce que tu ne me reconnais plus ? Regarde-moi donc bien, je suis Henriette.

Elle s’interrompit un moment, et son visage tout à l’heure souriant, prit une expression d’indicible étonnement.

— Mon Dieu ! recommença-t-elle en dénouant ses bras, quel rêve affreux j’ai fait !

Est-ce que j’étais folle ? Que m’est-il arrivé ? Il me semblait que tu m’avais abandonnée le jour même de notre mariage, et que, dans mon désespoir, je m’étais enfuie au fond des bois, parmi les bêtes sauvages… Et les bêtes sauvages ne voulaient pas me dévorer parce que j’allais être mère. Combien de temps suis-je restée en cet état ? je l’ignore. Dis-le moi… Une autre femme, plus cruelle que les bêtes de la forêt, se moquait de moi et me disait en riant :

— Ton mari, il m’aime, il m’appelle. Tu ne le presseras jamais plus sur ton cœur. Oh ! comme j’ai souffert !

Mais c’est un rêve, n’est-ce pas ?… C’est un mauvais rêve que j’ai fait… C’est fini maintenant… Me voici réveillée, tout à fait réveillée… Je ne dors plus…

Elle porta ses regards autour de la chambre et parut tomber dans un étonnement nouveau.

— Où sommes-nous ? s’écria-t-elle tout à coup. Nous ne sommes pas chez nous !… Et, cette femme qui nous regarde, qui est-elle ? … Viens ! allons-nous-en… je ne me sens pas bien dans cette maison étrangère… Tu ne me réponds rien… Qu’as-tu donc ?… Comme te voilà changé !… Ce n’est plus toi, Célestin. On dirait un vieillard !… Tu étais jeune, il y a une minute, jeune et beau !… Reprends donc ta jeunesse, nous sommes au jour de notre mariage… Tu pleures ?… Pourquoi ?… Vais-je retomber dans mon sommeil affreux ?… Est-ce la mort ? est-ce la folie ?… Mon Dieu ! ayez pitié de moi !

Elle s’affaissa sur le plancher, aux pieds de Célestin.

Et la femme de mon ami ne riait plus. Elle ne riait plus, mais de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

* * *

Les jours longs et brûlants de l’été s’étaient, l’un après l’autre, éteints dans les brumes légères qui couronnaient les montagnes du couchant, et avec eux dans le cœur de l’homme, s’étaient de même éteints bien des soucis amers et des inquiétudes mortelles ; mais Célestin n’avait plus retrouvé la paix d’autrefois, et il allait se consumant dans la mélancolie.

Le spectre de la maison hantée se dressait devant ses yeux, comme le soir où nous avions osé troubler son repos de damné. Il entendait, comme alors, le son argentin des pièces de monnaie, que la voix sépulcrale de l’avare aubergiste comptait sous la pierre de la cheminée. Les rires et les gémissements du fantôme arrivaient tour à tour à ses oreilles, comme des reproches ou des menaces. Il n’entendait plus les paroles qu’on lui adressait : il était obsédé. Les amis parlant entre eux disaient :

— Célestin a quelque chose ; il n’est plus le même… On dirait que les remords le rongent. Rien dˋétonnant après tout. Cet argent qui est tombé tout à coup dans ses poches, vous vous souvenez ? d’où vient-il ? On ne l’a jamais su. Il ne l’a jamais dit. C’est un mystère pour tout le monde. Bah ! il vaut mieux rester pauvres et joyeux comme nous autres. L’argent du diable retourne en son.

Une fois, Pierrot Miquelon conta sérieusement que Célestin s’était fait recevoir franc-maçon, dans sa jeunesse, et que depuis ce temps, il appartenait au diable. Il y avait de quoi rendre sérieux.

À la mort, le diable en personne viendrait réclamer son âme au tribunal du souverain Juge. Il produirait un papier signé avec du sang. Le Père Éternel n’aurait qu’à faire droit. Ce monsieur-Lucifer est un retors et ses comptes sont bien tenus. Soyez sur vos gardes, aveugles affiliés de la secte infernale !… Soyez aussi sur vos gardes, ô chrétiens impitoyables, qui chaque dimanche venez courber devant le Dieu des humbles vos têtes pleines d’orgueil, venez ouvrir devant le Dieu de charité vos cœurs pleins de malice ! Le diable n’aura peut-être pas besoin d’un papier signé de votre sang pour emporter vos âmes.

* * *

Les travaux des champs étaient finis. La récolte avait été bonne, et les granges, pleines jusqu’au faîte, promettaient l’abondance pour l’hiver qui allait venir.

Célestin avait coutume de se réjouir à la vue de ses fenils où le foin et le trèfle dégageaient leur doux arôme ; à la vue des « tasseries » où les gerbes laissaient pendre comme des grappes de diamants les épis mûrs. Aujourd’hui, il regardait avec indifférence les riches produits des sillons et des prairies. Les chevaux hennissaient joyeusement ; les bœufs et les génisses au poil luisant beuglaient tour à tour comme pour le saluer, lui leur maître toujours fidèle à leur apporter le mil succulent et la paille dorée, l’eau


Une forme étrange, un spectre de feu se précipite vers mon ami.

fraîche et l’avoine réchauffante, mais il

ne les entendait plus !

Henriette la folle ne venait plus qu’à de rares intervalles dans la maison de son ancien promis. Elle se souvenait peut-être d’une grande joie ; elle avait gardé, bien sûr, le souvenir d’une grande douleur. Au reste, la femme de Célestin ne la recevait plus comme autrefois ; elle la traitait même un peu rudement.

* * *

Un soir du mois de septembre, un de ces beaux soirs d’automne qui gardent tard les doux effluves d’une journée chaude et les lueurs merveilleuses du soleil disparu, il y avait chez Célestin Graindamour une de ces tapageuses « épluchettes, » dont le souvenir réjouit encore ma mémoire fatiguée.

Les voisins étaient venus, les voisins et les amis. On vidait le petit verre, on mangeait les épis rôtis à la braise ou bouillis dans l’eau, à plein chaudron. Les feuilles déchirées formaient des amas bruissants et moelleux où se roulaient les enfants ; les aigrettes dorées s’étaient accrochées aux boutonnières comme des décorations royales. Célestin avait dépouillé sa noire mélancolie. Il s’abandonnait à la gaieté comme pour s’étourdir ou reprendre les heures perdues. Souvent ainsi l’âme se dégage d’une longue tristesse pour s’élancer étourdiment vers le plaisir. Inconstante et inquiète, elle vole au hasard vers le mal ou le bien, si la foi ne la guide pas. Pauvre âme humaine, mystérieuse étincelle de la Divinité qu’un souffle mauvais a jetée, dès le commencement, en dehors du céleste foyer, pauvre âme, tu tourbillonnes aux caprices des passions, dans un ciel souvent obscur, mais tu laisses un trait de feu dans la nuit désolée, car tu es lumière, et tu viens te perdre au brasier divin, si tu crains la justice, si tu espères en la miséricorde !

Pendant la soirée, Trefflé Lépire, le frère d’Henriette, vint trouver Célesitin Graindamour, pour savoir s’il avait vu la pauvre simple. Elle était partie depuis deux jours, et l’on avait peur de la trouver morte quelque part. Célestin lui dit qu’elle n’était pas venue. Mais un petit garçon du voisinage affirma l’avoir aperçue, au coucher du soleil, sur le haut de la falaise. Elle était assise sous un arbre. Il l’avait bien reconnue, à son chapeau de paille grand comme un parapluie, et à sa robe blanche comme un surplis de curé.

Trefflé avait peine à croire qu’elle ne fut pas entrée dans la maison de Célestin. Il ne savait pas qu’on avait peur d’elle maintenant, et qu’on la tenait à distance. Célestin ne voulait pas lui dire que sa femme se montrait jalouse et la recevait mal, crainte de le chagriner ou d’être obligé de parler trop. Il ne voulait pas tout dire.

Une femme se hâta de supposer qu’elle pouvait bien se précipiter du haut du cap. Elle devait être fatiguée de la vie. Et puis, elle ne savait plus qu’il faut prendre soin de son existence, même quand c’est pour souffrir ; que le bon Dieu qui nous la donne a seul le droit de nous l’ôter.

Trefflé s’éloigna suivi de deux ou trois petits garçons que la curiosité poussait autant que le désir d’être utiles.

Il ne trouva pas sa sœur. Elle n’était pas tombée sur la grève au pied de la falaise. Il l’avait appelée en vain. Il pensa qu’elle s’en retournait par les champs, son chemin de prédilection. La nuit était belle, et c’était un plaisir de marcher sous les étoiles.

On ne s’inquiéta pas davantage de l’infortunée. Le rhum couleur d’ambre remplit les gobelets, et l’« épluchette » reprit son entrain et sa tapageuse gaieté.

Minuit venait de sonner lentement à la grande horloge de faux acajou, debout dans un coin de la salle, avec ses trois pommes d’or sur la tête, quand un petit garçon entra subitement pour dire qu’on allait avoir de l’orage. Le ciel était affreusement noir, et des lueurs sinistres rayaient l’horizon.

Au même moment un grondement sourd fit trembler les fenêtres. Ceux qui ne demeuraient pas loin se levèrent pour partir, mais un éclair fulgurant les repoussa dans la maison. Les femmes jetèrent un cri d’effroi.

— Ne sortez pas, c’est dangereux, assurait-on.

Quelques-uns cependant se sauvèrent en courant.

Bientôt le ciel se transforma en une fournaise ardente ouverte de tous les côtés. Les éclairs brûlaient les paupières et tous les objets s’illuminaient de lueurs plus vives que les feux du soleil, pour s’envelopper ensuite d’un voile de ténèbres plus sombre que la nuit. La foudre éclatait avec un fracas terrible. La pluie se mit à tomber par larges gouttes d’abord, et mollement ; mais bientôt le nuage creva et le torrent se précipita sur les toits, sur les arbres, sur les chemins, partout, ajoutant aux éclats de la foudre un grondement plein d’horreur.

Madame Graindamour ouvrit un placard et prit une chandelle enveloppée dans un papier blanc. C’était une chandelle bénite le jour de la Purification. Elle la fixa dans le chandelier de cuivre et l’alluma, pour éloigner le tonnerre.

On causait tranquillement, un peu terrifiés et pour chasser la peur, quand soudain la porte s’ouvrit et une voix cria :

— Célestin, ta grange brûle !… Le tonnerre !…

C’était Pierre Audet, le premier voisin, un de ceux qui étaient partis dix minutes auparavant.

Ma grange ! clama Célestin, bondissant de son siège.

Tout le monde s’élança dehors, sous la pluie et le tonnerre.

La grange brûlait. Une belle et longue grange, pleine de grain. Du blé, je ne sais combien de lourdes gerbes ! De l’avoine, la plus belle que le « javelier » eût jamais coupée ! Des pois aux gousses renflées ! De l’orge comme des grains d’or ! Et le seigle blanc comme la neige ! Et le sarrasin dont l’arôme se répandait jusque dans la bergerie, à l’autre bout ! Jamais la récolte n’avait été si belle. Et les voitures, les lieuses, les charrues, les râteaux ! Aurait-on le temps de tout sauver ?

La vaste toiture n’était plus qu’une immense nappe de flammes, qu’un vent subit agitait, comme des panaches d’enfer, dans les ténèbres du ciel.

— Sauvons le moulin à battre ! cria Célestin. Il est ici.

Il montrait une grande porte rouge dans la façade blanche.

— Sauvons le moulin ! répétèrent tous les hommes en se précipitant.

La porte s’ouvrit et une bouffée de flamme, dans une épaisse fumée, les arrêta soudain. Célestin cria de nouveau :

— Courage, mes amis, courage !

Au même instant un appel lamentable s’élève du fond de l’aire :

— Célestin ! Célestin !

Et une forme étrange, un spectre de feu se précipite vers mon ami. Il pense au fantôme de la maison hantée. Deux bras nerveux et brûlants entourent son cou mouillé par l’orage, et deux lèvres de feu se collent à ses lèvres et les consument dans la douleur et l’amour.



Il roule sur la terre humide, à la porte de la grange, avec le fantôme. On se hâte de le relever. Le spectre le tient toujours dans ses embrassements mortels.

C’était Henriette la folle ! Elle avait cherché là un refuge contre l’orage, elle trouva la mort, le seul refuge contre les désespérances de la vie.

Célestin sentit, cette fois, sa raison chanceler.

Il erre tristement en ces lieux où naguère il étalait ses richesses et sa félicité. Il mourra bientôt. Peut-être ne sera-t-il plus demain.

Décidément j’ai eu tort de l’appeler chanceux.

Illustrations de
Georges Delfosse.


IV


Un soir, je racontais l’histoire de la maison hantée à mes voisins : le bonhomme Chénard, le vieux Blais, le vieux Letellier, le père Ducap et plusieurs autres. Cela les amusait assez, mais ils paraissaient suspecter un peu mon honnêteté de conteur, et ils me décochaient tour à tour, pour l’acquit de leur conscience, de petits traits malins qui faisaient rire tout le monde et me chatouillaient désagréablement. Je n’en laissais rien voir. Je sais dissimuler comme un vrai diplomate. Cependant, le père Ducap devint tout à coup fort pensif. Il semblait ne plus rien entendre. Quand j’eus fini, il se leva, et lentement, d’une voix grave que faisait vibrer l’émotion :

— Je connais, moi, dit-il, ce qui s’est passé dans cette maison du bois du moulin. Je sais quel spectre la hantait et quel crime fit descendre sur elle la malédiction de Dieu.

Il garda le silence un instant. Nous étions tous fort surpris, car il n’avait jamais parlé de ces choses. D’ordinaire on se hâte de dire ce que l’on sait. Il en est même qui disent ce qu’ils ne savent pas. Il avait eu sans doute quelque bonne raison pour se taire.

— C’est que moi, reprit-il, je ne croyais ni au hibou fantastique, ni au fantôme expansif de la masure. Les ricanements et les plaintes des trépassés ne m’ont jamais empêché de dormir. Mais si ce que l’on vient de raconter est vrai, je n’ai plus qu’à m’incliner.

— Je vous jure que c’est vrai, affirmai-je avec aplomb.

Il parut réfléchir un moment encore, puis il ajouta :

— Il est toujours pénible de dire du mal des autres, et surtout des siens.

— Comment ! repris-je très étonné, vous voulez vous amuser à nos dépens. Vous n’êtes pas de la famille de ce damné.

— Je suis de la famille de ce damné, mais par alliance, et c’est encore trop, avoua-t-il.

Puis, comme fortifié par cet aveu, il continua :

Enfin, ce n’est pas ma faute, c’est le hasard. L’ivraie se mêle au bon grain, les chardons poussent au milieu des fleurs. Quand il s’agit des âmes et des consciences, des vertus et des vices, c’est le bon Dieu qui fait le triage, et il le fait bien.

Nous le prions alors de raconter cela… de dire tout. Nous sommes des gens d’honneur, et capables de garder un secret quand c’est nécessaire.

— Pas ce soir, demain, répond-il. Il faut que je me recueille un peu. Bien des choses s’effacent de ma mémoire maintenant ; et puis, je ne sais pas s’il est bien opportun de réveiller des souvenirs mauvais, et de raconter la vie de ceux qui n’ont pas craint le Seigneur.

Le lendemain, dès après le souper, nous étions tous assis dans nos fauteuils de frêne, les uns à demi-perdus dans l’ombre des angles, les autres se profilant dans un cercle de pâle lumière, à une petite distance de la table où brûlait mélancoliquement une lampe de verre. Nous causions spectres, fantômes et revenants, en attendant le vieux voisin qui devait nous renseigner sur les habitants de la maison hantée. Il tardait. Peut-être ne voulait-il plus parler. Son secret mourrait avec lui. Le poêle grondait sous « l’attisée » d’épinette rouge… ou l’attise, si vous l’aimez mieux.

Tout à coup, on entend craquer la neige sous des pieds pesants, à la porte. C’est lui, le bon vieillard. Il entre. Nous échangeons les cordialités ordinaires. Il suspend au crochet de fer son casque, son capot d’étoffe grise, réchauffe au poêle ses mains frileuses, et vient s’asseoir près de la table, en pleine lumière. Nous voulions ne rien perdre des impressions de cette honnête figure de vieux. Nous étions très attentifs, très anxieux. Un latiniste dirait :

« Conticuere omnes, intentique ora tenebant ; Inde toro pater Æneas sic orsus ab alto : »

Vous vous souvenez des premiers vers du second livre de l’Énéide ?

Il n’y avait pas chez nous de reine malheureuse, toute pâmée d’amour ; il n’y avait que les bonnes ménagères du voisinage, bien abritées contre les tempêtes du cœur par le soin des marmots, les oraisons jaculatoires et les soixante et quinze ans du nouvel Énée.

Le père Ducap toussa trois fois, se campa sur sa chaise, et commença en ces termes :

— Ce damné était mon oncle.

— Votre oncle ? fîmes-nous, épouvantés.

— Mon père et lui avaient épousé les deux sœurs, deux jeunes filles assez jolies et fort avenantes, disait-on, mais de caractères tout à fait différents. Ma mère était douce et charitable, l’autre, dure et avare. On est toujours cruel quand on aime l’argent.

Les deux mariages eurent lieu un même matin, dans l’église de Sainte-Anne-de-Beaupré. C’est de Sainte-Anne que viennent mes ancêtres maternels. Mon père, lui, était de l’Île d’Orléans, l’île des sorciers, comme on l’appelait jadis.

Mon oncle Michel Babylas n’avait pas de parents dans nos environs. Il se disait originaire des vieux pays. Même, il affirmait descendre en ligne indirecte du grand prêtre Hanan, qui s’était si fort moqué de Jésus. C’était du badinage, vous comprenez ; il ne pouvait pas montrer ses parchemins. Mais ce qu’il aurait bien pu faire, par exemple, c’eut été de crucifier le doux Sauveur du monde.

Il était petit, bronzé, très vif et grand parleur. Il s’était fait marchand forain, et parcourait nos paroisses, sa pacotille sur le dos. Ce fut dans l’une de ses tournées d’affaires qu’il fit connaissance de mademoiselle Lucie Dupincourt, la sœur de ma mère.

La jeune fille se sentit fière d’être remarquée, et répondit aux avances galantes de cet étranger. Imprudente, qui repoussait l’amitié d’un brave garçon de ferme, son voisin, sous prétexte qu’il manquait d’élégance et ne s’exprimait pas avec facilité.

Les époux Babylas n’eurent qu’un fils. Un enfant comme les autres pour tout le monde, mais pour eux un petit prodige. Ils le trouvaient beau, bien fait, pétillant d’esprit, trop fin assurément pour vivre longtemps dans notre pauvre monde, comme si les niais seuls devaient arriver aux cheveux blancs. C’est vrai pourtant qu’il mourut jeune, mais pas de trop d’esprit.

Il en avait sa part, qu’il dépensait peut-être à faire des sottises, comme bien d’autres. Cependant il ne paraissait pas adonné à la dissipation, et il semblait naturellement bon. Un fruit encore sain sur un arbre déjà malade. Mais il allait être piqué d’un ver, lui aussi, comme l’arbre paternel, le ver de l’ambition. Il voudrait faire parler de lui, et pour cela il faudrait des écus. L’argent est le commencement de la sagesse selon le monde, et le piédestal de toutes les grandeurs d’un jour.

Dans nos campagnes, en ce temps-là comme aujourd’hui, il fallait peiner longtemps pour emplir d’écus un gousset un peu profond. Il se fatigua d’attendre. Il donna un baiser à sa mère, une poignée de main à son père, et il mit un paquet sous son bras. La mère versa une larme et le père sourit.

— Ne m’oublie pas, dit-elle, et reviens bientôt.

— Va et fais de l’argent, recommanda le père. L’argent est un levier formidable, qui peut soulever toutes les volontés, une huile magique qui adoucit tous les rouages, un argument irréfutable, un voile qui cache les défauts, un verre qui grossit les vertus. Pauvre, tu n’es rien ; bien pauvre, tu deviens méprisable ; très pauvre, tu n’es qu’un sot. Riche, tu mérites la considération et le respect ; bien riche, tu as l’esprit et le talent que tu veux payer ; très riche, tu possèdes tout le génie qu’une tête humaine peut emmagasiner… et rien n’empêche que tu renifles l’encens de la flatterie, jusqu’à pâmoison.

Toutes les plumes sottes ou affamées t’offriront leurs pointes serviles, et tous les rimeurs en mal d’enfant chanteront ta gloire. Et plus tu verseras l’aumône à la réclame et plus la réclame ajoutera de fleurons à ta couronne… Va !

Il était déjà loin sur la route qui mène partout.


* * *

À la tombée de la nuit, Babylas et sa femme venaient s’asseoir au coin du foyer et regardaient mélancoliquement les félines ondulations de la flamme qui dévorait des sarments résineux, et ils semblaient se complaire dans la morne solitude de leur demeure. Ils conversaient par monosyllabes, soit paresse de l’esprit soit caprice de la voix. Ils se devinaient ou ils se dédaignaient.

Lui, il fumait à longues bouffées un tabac mordant ; elle, le menton penché sur sa grosse poitrine, elle faisait jouer les aiguilles de son tricot. Puis, dans leur égoïsme, ils enveloppaient l’âtre d’un regard jaloux, et lui tendaient plaisamment leurs membres un peu frileux.

Il y avait de la tristesse au fond de leur âme. Il y avait aussi de l’envie, car ils étaient chagrins de la félicité des autres, ne disaient du bien de personne, et ne songeaient à aucune œuvre de charité.

Il y avait même de la haine. Ils auraient voulu voir la misère assiéger le seuil de leurs voisins, et les malheurs empoisonner leur existence.

Parfois cependant l’amertune se fondait tout à coup, et ils souriaient. Ils parlaient de richesse, ébauchaient des rêves séduisants, se promettaient une vieillesse fortunée.

On ne les aimait guère dans la paroisse. Babylas affichait du mépris pour tout ce qu’on respectait. Il ne prenait jamais le chemin de l’église. Il disait que le confessionnal est un écueil où périt la liberté de l’homme, s’effeuille l’amour de la femme ; que les prêtres font un métier lucratif et facile ; que la superstition bat son plein dans notre pays ; qu’il n’y a qu’une religion sensée, la croyance en un Dieu qui s’amuse de nos chimères… Un tas de bêtises enfin, qu’on ne se donnait pas la peine de réfuter. On levait les épaules, on tournait le dos.

Le peuple n’est pas savant, dis-je alors, mais il a du bon sens. Il juge vite et bien les personnes qui se mêlent de dogmatiser, sans en avoir la mission. Si le dogme l’embarrasse, il regarde à l’honnêteté de ceux qui l’affirment. Il comprend la morale. Il sent bien qu’il devient meilleur après la prière, plus fort après la confession, plus courageux devant les promesses du ciel, plus charitable au souvenir de la miséricorde divine, plus doux à la pensée de Jésus pardonnant à ses bourreaux.

S’il voit couler une eau limpide, il sait que la source est pure. Quand le fruit est délicieux et sain, les rameaux sont verts, et la sève circule vaillamment dans le tronc ; l’arbre est bon. Les fruits de la religion sont divinement beaux et infiniment bons, donc la religion est infiniment bonne et divinement belle.

Que les rhéteurs, les philosophes, et les savants de toutes les époques et de tous les lieux, pâlissent sur les livres, interrogent la nature, demandent leurs secrets aux ruines antiques, et cherchent à connaître, jusqu’en ses mystérieuses profondeurs, l’histoire de la vie sur la terre, c’est bien. L’esprit humain a le droit de connaître. Mais qu’il ne cherche pas en dehors de Dieu, c’est peine perdue. Dieu lui a donné le thème, qu’il le développe. Dieu lui a laissé des notes, qu’il les recueille et les commente. Il pourra se tromper, mais ses erreurs n’infirmeront jamais la loi première. Il semblera inventer peut-être, quand il ne retrouvera que la trace perdue. Partout il verra surgir une croyance religieuse, mais nulle part, excepté dans la parole du Christ, il ne trouvera la lumière, nulle part, excepté au pied de la croix, il ne trouvera l’amour, nulle part, excepté dans la foi, il ne trouvera la paix.

Prie et crois, dans ton heureuse ignorance, ô peuple courbé sur la glèbe, car ni la foi, ni la prière ne t’empêcheront d’aspirer plus haut, de voir plus loin, de marcher plus vite. La religion n’enraie pas le progrès, elle le dirige ; la foi n’emprisonne pas la liberté, elle lui donne des ailes ; la charité ne mine pas les institutions financières, elle leur demande un noble emploi de leurs richesses.

Mais, pardon ! je m’aperçois que j’ai pris sans gêne aucune la place de notre cher vieux conteur. Je lui rends la parole, m’écriai-je après cette longue tirade.

Le père Ducap sourit et continua ainsi :

Le vide se fit autour du petit marchand forain. Les amis, les voisins cessèrent même de le visiter, à cause de sa mauvaise conduite. Il était canaille. Sa femme se laissa corrompre. Elle l’avait aimé d’abord ; et l’amour qui donne tant de force et de courage quand il est pur, inspire, quand il est mauvais, une lâcheté singulière et une extrême cruauté.

Elle revit son premier ami, celui qu’autrefois par une vanité sotte, elle avait refusé d’épouser. Il était marié et paraissait heureux. Des souvenirs adroitement rappelés, des entretiens prolongés trop longtemps, des soupirs mal étouffés, des regards chargés de flamme, enfin tout ce que la chair en effervescence peut


Il prit son marteau et se rendit dans la chambre du voyageur.

inspirer à l’esprit curieux, elle l’employa,

et il fut vaincu.

Babylas découvrit la liaison qui l’outrageait et, un matin, le cadavre de son rival fut trouvé sur la route. Nul n’avait été témoin du crime, cependant tout le monde montrait du doigt le coupable.

L’existence devint insupportable au couple infâme, et la femme adultère et le mari assassin s’en allèrent vivre ailleurs.

C’est à cette époque que fut construite, dans le bois du moulin, à Lotbinière, une maison de pierre dont vous connaissez les débris, sinon l’histoire.

Alors, il n’y avait ni bateaux, ni chemins de fer et les voyageurs se faisaient conduire d’une ville à une autre, en de lourdes voitures, sur des chemins caillouteux ou coupés d’ornières.

La voie la plus droite était comme aujourd’hui la plus courte, et la plus courte était la plus avantageuse. Économie de temps, de chevaux et d’argent. Or, de Sainte-Croix à Gentilly, la ligne droite coupe de grandes pointes superbes qui font, dans le fleuve, une dentelure de rochers ou de caps, avec d’immenses panaches de forêts et des villages florissants : Le Platon, le Bois des Hurons, tout Lotbinière d’autrefois ; Le Cap Charles, le Cap à la Roche à Saint-Jean-Des-Chaillons ; le cap Levrard et tout Saint-Pierre-les-Becquets. Les voyageurs suivaient d’ordinaire cette ligne droite, et traversaient le bois du moulin, au deuxième rang de Lotbinière.

Sauvage, sur les écores d’une belle rivière, sous les bois, l’endroit n’était pas mal choisi pour un relai, et hommes et bêtes s’y reposaient avec plaisir.

L’auberge de Babylas fut achalandée. On y dormait un calme sommeil dans cette atmosphère saturée des baumes de la forêt ; on y mangeait de bon appétit la perdrix et le lièvre accommodés à des sauces que Brillat-Savarin n’aurait pas soupçonnées ; on y buvait le bon vieux rhum de la Jamaïque, qui souventes fois attisa l’esprit de nos pères. Cependant de temps à autres, il se fit à son sujet des confidences étranges, et sa réputation périclita. Les voyageurs n’osaient plus y coucher. On entrait, en passant, boire un verre, manger un potage et l’on se hâtait de fuir. La solitude se fit.

Mais Babylas était riche. Pendant dix ans, il avait exercé son industrie avec succès. Pas difficile sur le choix des moyens, les scrupules ne l’avaient jamais ennuyé. Fort peu de dépenses, pas de toilettes pour le dimanche, pas de cheval à l’écurie, une vache que nourrissaient les plantes du bois et l’herbe des routes, des poules, du gibier, de la venaison, point n’aurait été besoin de faire de la rapine, pour amasser. Le pécule eut fait boule de neige.

Un jour, la nouvelle se répandit qu’il avait été dévalisé. Personne n’en éprouva de chagrin. Il ne s’expliqua jamais comment son argent si bien caché avait pu être trouvé. Y avait-il eu trahison ? Seule sa femme connaissait la cachette, et elle paraissait fort désolée, elle aussi. Il se passe de si étranges choses parfois dans le cœur des femmes dévoyées.

Cependant toutes ses piastres si âprement amassées n’étaient pas disparues. Il en avait fait deux parts, — pour lui toutes deux, — et les avait enfouies en des cachettes différentes. Il ne risquait jamais tout à la fois. L’une de ces deux parts avait été trouvée. Il devint irritable et sombre. Il se mit à surveiller sa femme avec un soin jaloux. Et comme elle allait au moulin de temps en temps, pour acheter de la farine, il y alla, lui aussi.

* * *

Un soir du mois d’octobre, il s’y était rendu pour faire un bout de causerie avec le meunier. Le ciel n’avait pas une étoile, et la rivière coulait noire en son lit de cailloux, entre les deux falaises.

Les meules du moulin tournaient avec un grondement monotone et régulier, broyant le blé que dorait un rayon de la lampe. Au plafond sombre montait une blanche poussière de farine. Toute la pièce semblait remplie d’une brume très légère qui ne laissait d’humidité nulle part, mais qui voilait tous les objets comme d’un subtil pollen de fleurs. Dans l’obscurité qui enveloppait la route et le moulin, le ciel et la côte, s’élevait l’éternelle clameur de la rivière tombant du haut de la chaussée.

Tout à coup, les sabots ferrés d’un cheval retentirent sur le petit pont d’en face. Une voiture passait. Le meunier remarqua :

— Ce sont des voyageurs, car ceux qui vont quérir le prêtre ou le médecin, me disent toujours un mot en passant. S’ils n’entrent pas, ils appellent et je sors.

— Alors, bonsoir ; je rentre chez moi, fit Babylas. Le chat doit être au bord du trou quand le rat se montre.

Et il sortit.

— Quelle obscurité d’enfer ! grommela-t-il.

— Bonne nuit pour le crime, répliqua le meunier en riant.

Babylas entendait le roulement de la calèche, à une petite distance, et il se hâtait, connaissant bien le chemin. Quand il arriva sur la côte, une voix rude criait :

— Ce damné chemin de l’auberge, où est-il ?… On ne voit que du noir partout.

Il se mit à courir, criant à son tour :

— Attendez, messieurs, je vais vous guider.

La voiture s’arrêta. Babylas prit le cheval par la bride et le conduisit jusqu’à la porte de sa maison.

— C’est un voyageur que je vous amène, monsieur Babylas, fit le cocher en mettant le pied à terre.

— Mille fois merci, monsieur Spénard, et venez souvent.

— Pas en des nuits pareilles. Monsieur était pressé, il fallait bien marcher. Le voici sain et sauf, j’en suis aise et m’en retourne.

Babylas fit entrer son hôte et l’installa dans la meilleure chambre. Il revint ensuite trouver Spénard qui montait déjà dans sa voiture.

— Vient-il de loin ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas, répondit le cocher, car son bagage est mince.

— Est-ce un commerçant ?

— Je n’en sais rien. Peut-être que c’est un pêcheur à la ligne… Il ne parle point.

— Il vous a dit où il allait, au moins ?

— Il ne le sait pas. Il a l’air de chercher quelque chose. Il s’est informé seulement du prix et de la qualité des terres, dans nos environs. Il a aussi demandé s’il y avait quelque jolie maison à vendre dans notre village. Il n’y en a point. S’il veut aller plus loin, comme la chose est probable, vous lui trouverez une voiture, n’est-ce pas ? Une bonne, car il n’aime pas se faire ballotter comme un colis. Moi je ne peux pas faire une lieue de plus, il faut que je conduise monsieur Baby aux Trois-Rivières, demain matin. Je vous souhaite le bonsoir.

Il s’enfonça dans le chemin ténébreux.

Le voyageur, un jeune homme de vingt-cinq ans, se laissa d’abord tomber sur un sofa, et, la tête dans ses mains, il parut absorbé dans une sérieuse réflexion.

Il avait un air un peu rude. La fatigue, peut-être, ou les contrariétés, les mécomptes ; on ne savait. Tout de même, il n’était pas laid avec ses cheveux crépus, son œil perçant, ses joues halées, sa moustache épaisse.

Madame Babylas entra. Il eut un tressaillement et il se leva pour la saluer.

Elle lui demanda s’il voulait prendre une tasse de thé. Il ne faudrait qu’une minute pour faire bouillir l’eau. Il remercia, prétextant la fatigue et le besoin de dormir.

Elle le conduisit dans une chambre assez propre, et blanchie au lait de chaux, en arrière du salon. Elle se retirait, quand il la rappela pour lui confier une petite sacoche de cuir très ronde et bien pesante.

— Prenez-en grand soin, recommanda-t-il, c’est toute ma fortune.

Les yeux de la femme étincelèrent et elle eut un sourire singulier.

— Grand soin, oui, dit-elle… Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles.

Quand elle rentra dans la cuisine, Babylas l’attendait debout près de la table. Il prit la sacoche et la soupesa curieusement.

— Qu’y a-t-il donc là-dedans, fit-il, c’est bien lourd ?

Puis il ajouta d’un ton sarcastique :

— Est-ce qu’il vend du plomb, ce monsieur-là ?

Madame Babylas répondit que c’était peut-être de l’argent, vu qu’il lui avait confié ce petit sac en lui recommandant d’en prendre un soin tout particulier… Qu’il valait une fortune.

— Une fortune !… Une fortune là-dedans ! reprit Babylas étranglé par le désir de regarder, de palper, de…

— On pourrait toujours voir, proposa la femme, il n’y a pas de mal à voir.

— Du mal ? Mais non, il n’y en a pas…

— Une fortune ! Cela ne se voit pas souvent, comme ça, tout à la fois, d’un coup d’œil. Laissons-le s’endormir. Il semble fatigué… Il est bien fatigué ; il l’a dit.

Ils jetèrent des sarments secs dans la cheminée et une flamme vive s’éveilla, remplissant, l’humble pièce d’une lueur molle et flottante. Ils éteignirent la bougie. Pourquoi une bougie ? Dépense inutile. Le bois ne coûte rien dans la forêt ; on peut vaillamment attiser la cheminée.

* * *

Il devrait dormir maintenant. Il était couché depuis une heure, une longue heure. Il dormait en effet. Il dormait d’un sommeil calme, profondément confiant, et un sourire de béatitude avait fait disparaître l’aspect trop rude de sa figure.

Le couple hideux s’approcha du foyer où le bois résineux flambait toujours.

La sacoche était fermée à clef. Il y eut un mouvement d’impatience.

— On ne peut toujours pas briser la serrure, disait la femme.

— Il faut voir tout de même, répliquait l’homme.

Ils s’assirent côte à côte, en face de la flamme et leurs visages inquiets et mauvais prenaient des teintes rouges comme du sang.

Babylas proposa d’aller fouiller les poches du vêtement.

Il faut être bien prudent et ne pas éveiller l’hôte, observa sa femme.

Il partit, marchant sur le bout des pieds, sans souliers et sans lumière. Dix minutes après, il revint tout souriant, montrant une petite clef qu’il tenait entre le pouce et l’index, dévotement. Il mit cette clef dans la serrure en simulant sacrilègement l’hostie sainte que le prêtre offre au communiant. Un sarment se fendit dans le brasier avec un bruit d’explosion, et des étincelles volèrent à la face des misérables.

Le petit sac fut ouvert, et les deux infâmes poussèrent de leur gosier serré par la crainte et le plaisir, une exclamation de surprise. Ils se penchèrent sur le trésor, puis, se regardèrent muets et presque tremblants. Ils avaient peur d’être surpris. Si le voyageur s’éveillait… s’il avait entendu leur cri étouffé !… Mais non, ce n’était pas possible, il dormait bien profondément dans son bon lit de plume, et les portes étaient fermées.

Ils enfoncèrent leurs mains dans la sacoche ouverte, et brassèrent les pièces de monnaie et les liasses de billets. Comme ça sonnait agréablement à l’oreille, et comme c’était doux à palper !

— Comptons les écus, proposa la Babylas.

Et ils s’approchèrent l’un de l’autre, comme pour se soutenir dans la lutte qui allait commencer. Ils prirent les billets.

Désenchantement ! Une cinquante de misérables unités !

Il y en avait d’autres qu’ils étalèrent d’une main fiévreuse.

C’était mieux : des billets de cinq, de dix, de cinquante, de cent.

Un véritable éblouissement. Et ces pièces sonnantes qui paraissaient blanches tout à l’heure, dans la demi-obscurité, ne voilà-t-il pas qu’elles jettent des reflets fauves maintenant à la lueur du foyer ! De l’or ! C’est de l’or !

Et sur la petite table qu’on avait approchée de la cheminée, les piles s’élevaient comme des chandeliers d’autel.

Quel rêve ! Quel enchantement !

Les deux amis, lui et elle, se retiraient un peu en arrière, de temps en temps, pour mieux embrasser d’un coup d’œil ravi, cet échiquier étincelant.

Il y avait dix mille piastres.

Ils comptèrent dix fois chacun, et toujours les dix mille piastres y étaient ; jamais moins. Ils ne pouvaient en détourner leurs regards.

— Il faut pourtant remettre cela dans la sacoche, soupira-t-elle.

— Oui, oui, sans doute, mais rien ne presse. Il dort comme un bienheureux… Il devrait ne se réveiller jamais, répondit-il.

— Ne se réveiller jamais… redit-elle, comme un écho mourant.

— Dix mille piastres, femme, c’est le ciel sur la terre, et le ciel, on fait bien d’y entrer quand la porte s’ouvre.

Elle approuva disant qu’un merle en cage vaut mieux que toute une nichée au bois.

Il reprit d’un ton lamentable :

— Ah ! si l’on ne nous avait pas dépouillés comme on l’a fait !… C’est peut-être notre argent qui revient ainsi… Il y a des compensations… Et puis sommes-nous obligés de perdre, comme cela, ce que nous avons amassé avec tant de peines !

Il cherchait une excuse au crime dont il sentait les premières suggestions. Elle dit alors d’une voix dolente aussi et en soupirant :

— Non, il ne faut pas se laisser tenter …Les tentations sont fortes parfois et la chair est faible… On prend son bien où on le trouve, c’est vrai… Mais cet argent…

Il l’interrompit brusquement :

— L’argent est à tout le monde… Pas plus à lui qu’à d’autres… On m’a dépouillé, c’est bien ; j’en dépouille un autre, c’est encore bien. Tant pis pour celui qui se fait pincer. Il paie pour tous… C’est au plus fort et au plus fin… Les gros mangent les petits… L’essentiel est de réussir. Le succès justifie tout…

La tentation devenait terrible et ils n’offraient guère de résistance. Ils s’aveuglaient. Les bons même ne résistent pas longtemps à la violence de certaines suggestions. L’énergie s’use vite quand on lutte contre soi-même, et l’homme a tellement besoin de bonheur, qu’il sacrifie souvent une félicité durable mais tardive, à une fatale et passagère satisfaction.

— Qu’as-tu donc envie de faire, Babylas, demanda la femme un peu émotionnée ?

Il répondit froidement :

— Garder cet or.

Elle répliqua qu’il ne se laisserait point dépouiller comme cela, lui… qu’il porterait plainte, et que ce serait difficile, peut-être, de se tirer d’affaire.

— Il n’ira pas porter plainte devant nos magistrats, dans tous les cas. Nous allons prolonger son sommeil… Nous dirons qu’il s’est mis en route à pied, de bon matin, si jamais on nous parle de lui. Nous ne sommes pas tenus de veiller sur les voyageurs… ni de les conduire… ça ira !

Ils remirent l’or et le papier dans la sacoche et se dirigèrent vers la chambre de l’étranger. Lui, il tenait un lourd marteau ; elle, une bougie pleureuse. Quand ils furent devant la porte, il demanda :

— Voulez-vous être éveillé de bonne heure ?

Il faisait cela pour voir si le jeune homme dormait. Le jeune homme répondit d’une voix mal éveillée :

— Non ; je suis fatigué, laissez-moi dormir.

Et il se tourna sur sa couche. Ils eurent un mouvement de surprise et de frayeur en l’entendant parler.

La Babylas dit tout bas :

— Viens-t’en.

Et elle tira son homme par le bras.

Quand ils furent devant le feu de l’âtre, elle dit qu’on pouvait prendre un peu d’or sans qu’il s’en aperçut peut-être… Il croira ce qu’il voudra, s’il s’en aperçoit… Personne ne trouvera jamais rien… Il y a des cachettes dans le bois…

— Des cachettes dans le bois, gronda le mari soupçonneux, parles-en.

— Il ne faut pas le tuer, reprit-elle, j’ai peur du sang, moi… Et puis, ce jeune homme, il a sa mère sans doute… sa pauvre mère !… Non, ne le tuons pas… reste ici !

— Folle !

— Je vais l’éveiller.

— Je vais l’endormir, moi.

Et il la menaça de son marteau. Elle supplia : Je vais tout voler… Je vais me sauver avec l’or… Tu diras que je suis la plus misérable des femmes et la honte de ta maison… Que tu m’as chassée déjà… tout !… Mais verser le sang de ce jeune homme qui a mis sa confiance en nous, et dort en rêvant à sa mère, peut-être… À sa mère qui l’attend dans les pleurs et l’ennui. Oh ! non, jamais !

— C’est bien, femme, répliqua-t-il, allons-nous reposer comme deux bonnes hôtes, et ne touchons pas un sou de cette fortune qui s’offre à nous… À nous que le monde a ruinés et volés… Viens !

Ils entrèrent dans leur chambre. Le feu s’éteignit dans le foyer et d’épaisses ténèbres remplirent la maison. Ils feignirent le sommeil, car ils s’épiaient l’un l’autre. Des reflets d’or brillèrent devant leurs yeux fermés, dans la nuit… L’obscurité parut s’étoiler avec magnificence… Les piastres précieuses tourbillonnèrent comme une étincelante poussière… Des rêves de fortune ravissants et fous s’ébauchèrent avec délice, puis un sentiment de crainte, comme un souffle froid, les dissipa tout à coup… Mais ils revinrent toujours, et la volonté faiblissait… Elle, la Babylas, elle se disait, à la fin, étourdie par la cupidité :

— S’il se mêlait seul de cette affaire… Il devrait y songer… Pourquoi se mettre deux ?…

Et elle faisait semblant de dormir d’un sommeil profond.

Le fluide mystérieux qui parfois vole, rapide comme l’éclair, d’une personne à une autre, emportant une pensée intime ou un message étrange, circulait autour de leurs fronts et mêlait leurs idées criminelles.

Il se leva sans bruit, doucement, alluma une lanterne, puis l’enveloppa d’un linge pour en dissimuler la lumière. Cela fait, il prit son marteau et, de nouveau, se rendit dans la chambre du voyageur. Il attendit debout près du lit paisible. L’étranger dormait bien. Cela se voyait au mouvement calme et régulier de ses larges poumons.

Il laissa passer un mince rayon de lumière, et put contempler la figure heureuse de cet homme trop riche, qu’une fatale destinée venait de mettre devant lui. Il eut un moment d’hésitation et il voila la lueur de sa lampe. Mais, dans les ténèbres, il vit de nouveau scintiller les pièces d’or, et le vertige le saisit… Le coup fut terrible et la mort du jeune homme, instantanée. Il traîna le cadavre dans le bois, puis il revint se coucher tranquillement. Sa femme ronflait toujours. Il savait bien qu’un si profond sommeil n’était pas naturel, mais il n’en fit rien paraître.

Le matin, il dit en se levant qu’il allait réveiller le voyageur. Elle eut un singulier sourire. Il revint en criant :

— Parti !… il est parti !… La chambre est vide !… C’est étrange !…

Et la sacoche, ajouta-t-il ironiquement ?

… A-t-il au moins oublié la sacoche ?…

— Elle est là, répondit la femme, en montrant le placage entre les deux fenêtres de sa chambre.

— À nous la fortune ! à nous le bonheur ! clama Babylas en levant les bras au ciel.

— Mais il va revenir sans doute, observa-t-elle, pour faire croire qu’elle ne devinait pas.

— Jamais ! sois tranquille.

Et elle demeura tranquille.

Il alla reprendre sa victime et la cacha dans la rivière, sous quinze pieds d’eau, avec des roches aux pieds et au cou.

* * *

À quelque temps de là, ils se rendirent au village pour acheter des vêtements.

Le marchand leur demanda, en mesurant l’étoffe d’une robe, s’il était vrai que leur garçon était de retour.

Ils ne répondirent pas ; ils ne purent répondre tant ils furent étonnés, et ils se regardèrent stupidement. Le marchand pensa qu’ils ne l’avaient pas çompris :

— Votre fils est revenu ? questionna-t-il de nouveau.

— Notre garçon ! répétèrent-ils d’une voix haletante.

Le marchand continua :

— Il était parti depuis dix ans, n’est-ce pas ? Vous m’avez dit cela un jour. Il avait quinze ans alors.

— Quinze ans, oui, balbutia Babylas.

— Et il est revenu, quelle joie pour vous, n’est-ce pas ?

— Revenu ? comment ?… Non, il n’est pas revenu.

La femme de Babylas tremblait et sa pâleur était extrême.

Le marchand ajouta :

— C’est le père Spénard, de Saint-Pierre, qui m’a raconté cette nouvelle.

Même il m’a dit que c’est son garçon qui l’a conduit chez vous, un soir de l’autre semaine… Il paraît qu’il a rapporté beaucoup d’argent.

— Notre enfant ! clama la malheureuse femme, et elle tomba lourdement sur le plancher.

On s’empressa de la secourir, mais elle semblait ne plus vouloir vivre ni penser.

Elle reprit ses sens et s’évanouit mainte fois.

— C’est l’émotion, la surprise, disait Babylas tout épouvanté aussi.

Il allait se perdre quand le marchand lui demanda si son garçon était venu sans se faire connaître. Il saisit cette planche de salut :

— Non, il ne s’est pas fait connaître !… Non !… Pourquoi ?… Nous aurions eu tant de bonheur à le presser dans nos bras !… Nous ne l’avions pas vu depuis dix ans !… Il était parti enfant, il est revenu homme !… nous ne pouvions pas le reconnaître !… Le bon Dieu nous éprouve terriblement !… Mais peut-être qu’il va revenir nous surprendre…

La misérable mère sortit enfin tout à fait de son évanouissement, et demanda à partir, disant avec des larmes qu’elle était malade, qu’elle allait mourir.

Ils s’en allèrent, laissant le marchand fort perplexe. Le monde n’était pas grand alors ; les gens ne se voisinaient pas beaucoup, et les rumeurs s’éteignaient vite.

Cependant il se fit bien des suppositions au sujet des Babylas. Mais la police était bénévole et les criminels se cachaient aisément.

Il y eut entre les époux méchants des reproches amers, des menaces redoutables, des haines de damnés. Ils s’accusèrent l’un l’autre et voulurent se tuer. Ils furent tentés de tout avouer par vengeance. Mais la vue du trésor qui brillait toujours dans la pauvre sacoche, adoucit peu à peu l’amertume de leurs paroles et de leurs remords. Les querelles devinrent moins fréquentes.

Si dénaturée que soit une mère, il reste toujours, au fond de son cœur, un souffle de l’amour sacré qu’elle seule peut connaître, et ses efforts pour oublier pleinement la sainte joie de la maternité sont toujours inutiles. Et plus elle se plonge dans le mal pour étouffer la voix de la nature, et plus cette voix invincible lui crie :

— Tu es mère ! tu es mère ! tu es mère !

Moins de deux ans après le meurtre du jeune voyageur, son fils, la femme Babylas mourait. Personne ne comprit le mal qui l’emporta. C’était le remords. Elle avait eu le prêtre.

Babylas vécut plusieurs années encore, seul dans son auberge sanglante. Il se disait pauvre, mais personne ne le croyait, et l’on évitait sa porte comme la porte de l’enfer. Plus encore.

Un matin de janvier, on s’aperçut que le sentier qui conduisait à sa demeure n’était pas battu, et cependant il n’avait pas neigé depuis plusieurs jours. On le crut malade. Il ne fallait toujours pas le laisser mourir comme cela, sans confession. Son âme avait coûté cher à Jésus-Christ. Des voisins ouvrirent la porte. C’étaient Gagnon, Lépire et Rivard. Ils le trouvèrent mort en face de l’âtre éteint.

« Requiescat in pace, » dit le père Gagnon.

La maison trembla jusqu’en ses fondements, et une voix terrible et mystérieuse répondit :

« Non est pax impiis ! »