Contes tjames/Le gendre aveugle

Imprimerie coloniale (p. 108-114).


XVI

LE GENDRE AVEUGLE

[1]


Voici l'histoire de l'aveugle aux yeux clairs qui ne voyait pas son chemin, mais qui était plein de finesse.

Les jeunes gens et les jeunes filles de son village le menaient se divertir avec la jeunesse d'un autre village et, au matin, ils le ramenaient. Un matin ils se cachèrent de lui, de sorte qu'il ne put revenir chez lui. Il resta à errer dans l'enclos de la maison où avait eu lieu la fête[2]. Il se mit à chercher la porte en faisant semblant de mesurer la palissade, espérant ainsi pouvoir sortir et s'en aller. Le maître de la maison le vit qui mesurait cette palissade et lui demanda : Neveu, que fais-tu là ? L'aveugle répondit : Je mesure votre enclos pour voir s'il est aussi grand que celui de ma mère. Le maître lui demanda : Puisque tu les as mesurés, sont-ils pareils ? Oui, répondit l'aveugle. Vous avez donné à votre palissade cinquante brasses de côté, vous l'avez faite sur le type de la nôtre. Ainsi l'aveugle ne voyait pas son chemin et faisait semblant de mesurer des palissades.

En mesurant il était arrivé près du maître de la maison qui était occupé à ajuster une fourche de char. Il causa avec lui et le maître ne s'aperçut pas qu'il était aveugle. Le maître alla chercher dans la maison du bétel pour lui en offrir ; pendant ce temps il prit le maillet et frappa sur le coin avec lequel l'autre préparait sa fourche. Quand le maître revint avec le bétel, il trouva la fourche prête et un panier de copeaux répandus par terre. Qui a raboté cette fourche et l'a achevée, demanda le maître de la maison. C'est moi, répondit l'aveugle. Le maître le crut, il ne savait pas qu'il n'avait fait qu'enfoncer le coin déjà placé et qu'il avait répandu là des copeaux que le maître avait faits lui-même en rabotant. Le maître de la maison le crut aussi habile que lui et lui donna sa fille en mariage.

Il épousa la fille du maître de la maison et demeura avec elle. Au bout de deux ou trois jours, en allant le matin derrière la maison, il tomba dans un puits. Il ne savait comment faire, il avait mouillé tous ses vêtements, et son turban même était souillé de boue. Il resta dans le puits.

Sa femme vint puiser de l'eau pour faire cuire le riz. Elle le vit dans le puits et lui demanda ce qu'il faisait là. Il lui répondit : Je cure le puits. Ce puits est plein d'herbes et d'ordures. Et il faisait semblant d'arracher les herbes et de les jeter en haut pour que sa femme ne se doutât pas qu'il était tombé dedans. Sa femme lui dit : Laisse mes domestiques curer ce puits. Il fut tout joyeux, car il tremblait et mourait presque de froid. Cependant il fit semblant de vouloir continuer à curer, mais sa femme ne l'écouta pas, elle fit mettre par les domestiques une échelle pour que son mari remontât et le fit changer de vêtements.

Un autre jour la femme de l'aveugle alla au marché. La belle-mère tira le riz de la marmite, le mit sur un plateau et porta à manger à son gendre. Elle mit le plateau près du lit et dit au gendre : Votre femme tarde beaucoup à revenir du marché, je vous ai porté votre repas. Ensuite elle partit. Vint un chien qui mangea le riz et lécha l'écuelle. La belle-mère revint, vit le chien qui léchait l'écuelle et demanda à son gendre s'il avait mangé. Celui-ci répondit que oui. Il en dit autant à sa femme quand elle revint du marché.

Une autre fois la femme alla encore au marché et la belle-mère porta le riz à son gendre. Elle le posa près du lit et sortit pour aller chercher un bol de ragoût. Le gendre avait pris sa hache pour guetter le chien qui lui avait mangé son riz. Quand la belle-mère rapporta le bol de ragoût, il entendit le bruit du bol frottant sur le plateau et, croyant que c'était le chien, administra à sa belle-mère deux ou trois coups du manche de sa hache. Aux cris de la vieille il s'arrêta, il n'alla pas s'excuser en disant qu'il l'avait prise pour le chien, il resta silencieux et ne toucha pas au riz.

Quand la femme revint du marché, la mère lui raconta l'affaire. La femme demanda à son mari pourquoi il avait agi ainsi. Il répondit : D'après mes principes, c'est ma femme qui doit me porter à manger, voilà la règle. Maintenant ta mère est devenue ma belle-mère, elle a agi comme si elle était devenue ma mère, et m'a porté du riz pour manger, cela est contraire à la règle, c'est extrêmement inconvenant. Comme ta mère ne connaissait pas les convenances, je l'ai battue.

Un autre jour son beau-père lui dit de mener les domestiques couper du bois pour une charrue. Il partit avec eux, mais il leur dit que dans la forêt il avait peur et se plaça au milieu d'eux. Il leur dit en outre : Mes principes veulent que, allant à la forêt, on cause joyeusement pour réjouir la forêt. Ces gens causèrent donc pendant tout le chemin et il les suivit en se guidant sur le bruit de leur conversation. Enfin ils trouvèrent un arbre propre à faire une charrue. Couperons-nous cet arbre lui dirent-ils ? — Coupez-le. — Ils le coupèrent et lui dirent de le façonner, mais il prétendit qu'il avait mal au ventre. Dégrossissez l'arbre, leur dit-il, et quand je n'aurai plus mal je le polirai joliment.

Les domestiques dégrossirent l'arbre et le prirent sur leurs épaules pour le rapporter à la maison. Arrivés à moitié route l'aveugle fit semblant d'être pris de coliques et se coucha en travers du chemin. Il dit aux domestiques de passer devant, qu'il avait grand mal au ventre et qu'on le laissât venir après. Les domestiques le laissèrent là avec une hache et la charrue qu'ils avaient dégrossie. L'aveugle resta couché au milieu du chemin.

Tout à coup il entendit venir deux cavaliers, et, tout en restant couché, il se mit à gémir. Les deux cavaliers lui demandèrent : Pourquoi êtes-vous ainsi couché sur le chemin ? Il leur répondit qu'il avait été couper une charrue et l'avait rapportée jusque-là, mais, ayant été pris de douleurs de ventre il n'avait pu aller plus loin. Les deux cavaliers achevèrent de lui tailler sa charrue pour le décharger d'autant, ensuite ils remontèrent à cheval et partirent.

La femme alla toute seule au-devant de lui. Il l'entendit venir et lui demanda si sa femme ne venait pas, car il ne la voyait pas. Celle-ci lui dit : Tu sais merveilleusement faire des façons, me voici droit devant toi et tu fais semblant de ne pas me voir. Il s'excusa en disant que c'étaient des plaintes qu'il avait poussées sans s'adresser à personne.

Sa femme lui demanda : Est-ce toi qui as taillé cette charrue ? Il répondit que oui. Ensuite ils voulurent revenir chez eux. Il dit à sa femme de marcher devant, et qu'il la suivrait en regardant la forêt. La femme prit les devants, le mari chargé de la charrue ne pouvait la suivre et la femme l'attendait toujours. Elle lui dit : Pourquoi traînes-tu toujours ainsi ? — Je suis mécontent, dit-il, de ce que tu as trop relevé ta robe, c'est pourquoi je ne t'approche pas ; mes principes veulent que la femme laisse tomber sa robe jusque sur les pieds, en faisant de la sorte on se conforme aux préceptes. Il parlait ainsi afin que, ne voyant pas le chemin il pût se guider sur le frôlement de la robe de sa femme. Sa femme lui obéit et laissa tomber sa robe. Ensuite elle se remit en marche et la robe, heurtée par les pieds, fit un bruit et l'aveugle le suivit. Les deux époux arrivèrent à la maison. Le beau-père vit la charrue toute façonnée et loua fort l'habileté de son gendre.

Quand vint le temps du labour le beau-père ordonna au gendre de mener les domestiques au travail. Le gendre dit au gardien des buffles : Quand tu lâcheras tes buffles ne lâche que les grands et laisse-moi dans l'étable un petit bufflon. Le berger lui obéit. Au point du jour les domestiques attelèrent les charrues et le berger lâcha ses buffles pour aller aux rizières. Il laissa un veau renfermé dans l'étable.

La femme de l'aveugle lui prépara des chiques de bétel et lui dit d'aller aux rizières. Notre homme alla droit à l'étable et dit : Qu'a fait ce drôle ? Il a ouvert aux buffles et a laissé un veau. Il ouvrit le verrou, entra dans l'étable, prit le bufflon par la queue et le poussa vers les rizières. Quand le bufflon courait, l'aveugle courait, quand le bufflon allait doucement, l'aveugle allait doucement, si le bufflon sautait un fossé ou entrait dans une mare, l'aveugle en faisait autant. En faisant de la sorte il avait mouillé ses vêtements, ses cheveux, son turban. Tout à coup, en sautant un fossé, la queue du bufflon lui échappa, il tomba dans le fossé et y resta ne sachant comment faire pour sortir de là. Cette fois-ci, se dit-il, on s'apercevra que je suis aveugle. Il resta dans le fossé à arracher les herbes et à faire semblant de maugréer contre les domestiques. Avec des fossés aussi pleins d'herbes, disait-il, comment faire des rizières ou des plantations ?

Sa femme alla porter le riz aux champs, elle le trouva tout Irempé dans le fossé. Elle lui demanda ce qu'il faisait la. Il répondit qu'il avait vu ce fossé tout plein d'herbes et qu'il restait à l'en purger. Ce fossé n'est-il pas à nous, dit-il. Si, répondit la femme. Alors, dit-il, avec de pareils fossés comment aurions-nous de beau riz ? Le mari et la femme allèrent ensemble aux rizières, la femme marchant devant, le mari derrière, et quand ils y furent arrivés, il ordonna aux domestiques d'aller curer le fossé où il était tombé.

La femme revint à la maison, le mari resta aux rizières. Quand le soleil déclina, il ordonna au berger de lui atteler des buffles pour labourer. Le berger attela les buffles et l'aveugle se mit à labourer, passant d'une pièce dans une autre, franchissant les talus et les tertres. Le beau-père qui était venu à la rizière voyant cette étrange façon de labourer, lui dit : Comment laboures-tu ? Tu n'épargnes ni les talus, ni les tertres. C'est, répondit l'autre, que sur les talus je veux planter du maïs et le riz dans le bas, sans cela il y a trop de terrain de perdu. Fais comme tu voudras, dit le beau-père. Il laboura donc les talus et les tertres ; dans la rizière il planta du paddy, sur les talus du maïs et des courges, et quand le maïs et les courges eurent mûri, le beau-père fit un grand éloge de son gendre.

Des gens tuèrent un buffle et invitèrent les beaux parents, leur fille et leur gendre à venir manger ce buffle. Les deux époux se rendirent à la fête, la femme marchait devant, le mari derrière. La femme parla pendant tout le chemin, le mari la suivait au son de la voix et ils arrivèrent ainsi à la porte de l'enclos de leur hôte. La femme se mêla dans la foule des assistants et l'aveugle ne sut ce qu'elle était devenue. Il alla dans la cour, à l'endroit où l'on faisait cuire le buffle et où il entendait parler. Ceux qui étaient là lui dirent d'aller sur l'estrade avec les autres. Non, dit-il, mes principes veulent que je vous aide. Je vais vous entretenir le feu, visiter la cuisine[3]

Les gens qui faisaient cuire le buffle le prirent par la main et le menèrent jusqu'à l'estrade. Là il se mêla à la conversation et personne ne s'aperçut qu'il était aveugle.

L'on mit sur la table un plateau de riz et la viande de buffle. Les autres mangèrent d'abord le riz, mais lui prit du bouillon et du ragoût et les jeta sur son riz. Les gens lui voyant faire cette mixture lui dirent : Pourquoi cette étrange façon de manger ? Il répondit : Dans un moment, ne se mêleront-ils pas tous dans le ventre ? Tous dirent qu'il avait raison. En réalité, il ne savait pas ce qu'il avait pris. En attendant il se gorgea de viande de buffle à en crever et cela lui rendit la vue.

Il était extrêmement joyeux d'avoir recouvré la vue, mais quand il s'agit de s'en retourner il ne savait où était sa maison et n'aurait pu reconnaître sa femme. H demanda donc du vin au maître de la maison et en but une tasse. Il n'était pas ivre, mais il fit semblant de l'être et se mit à plaisanter avec les jeunes filles et à dire des injures à leurs mères. Sa femme le voyant gris vint le prendre par la main et le ramena à la maison. Ce fut ainsi qu'il connut sa femme et ses beaux-parents.



  1. Voir Contes et Légendes annamites, B. l5. Ces aveugles sans lésion apparente de l'œil sont désignés dans le tjame par une expression qui signifie : Celui dont l'œil regarde en arrière ou en dedans.
  2. Les tjames paraissaient avoir des réunions pour un travail en commun analogue à nos dénousillements. On a vu plus haut, conte I, une de ces assemblées faite pour décortiquer le riz de la maison.
  3. Le texte présente ici une lacune.