Contes secrets Russes/Le pope qui hennit comme un étalon

Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 180-189).

LXIV

LE POPE QUI HENNIT COMME UN ÉTALON


Dans un village habitait un pope, grand amateur du beau sexe : dès qu’il voyait par la fenêtre une jeune femme passer devant sa cour, tout de suite il se penchait en dehors de la croisée et se mettait à hennir comme un étalon. Dans ce même village demeurait un moujik marié à une fort jolie femme ; chaque jour, pour aller chercher de l’eau, elle passait devant la cour du pope ; sitôt que l’ecclésiastique l’avait aperçue, il allongeait la tête en dehors de la fenêtre, et commençait à hennir. Une fois, en rentrant chez elle, la paysanne dit à son mari : « Mon petit homme, dis-moi, je te prie, pourquoi le pope hennit comme un cheval quand je passe devant sa cour en allant chercher de l’eau. — Eh ! sotte, c’est parce qu’il a un caprice pour toi ! Mais, fais-y attention, quand tu iras à l’eau et que le pope commencera à faire : hi, ho, ho ! réponds-lui toi-même : hi, hi, hi ! Il accourra aussitôt vers toi et te priera de lui accorder une nuit ; attire-le à la maison et nous le traiterons de façon à lui ôter toute envie de hennir par la suite. » La femme prit un seau et alla puiser de l’eau. Le pope l’aperçut par la fenêtre et remplit toute la rue de ses hi, ho, ho ! — « Hi, hi, hi ! » fit à son tour la paysanne. Le pope mit à la hâte une soutanelle, s’élança hors de chez lui et s’approcha vivement de la femme. — « Eh bien ! matouchka, est-ce que cela ne se peut pas ? — Si fait, batouchka, mon mari se dispose à aller à la ville pour la foire ; seulement il ne peut trouver de chevaux nulle part. — Que ne le disais-tu plus tôt ? Envoie-le chez moi, je lui prêterai mes deux chevaux et ma voiture : qu’il aille faire ses affaires à la ville ! »

La femme revint chez elle et fit part de cette offre à son mari. Celui-ci alla aussitôt trouver le pope, qui l’attendait depuis longtemps. « Ayez la bonté, batouchka, de me prêter votre attelage pour aller à la foire. — Volontiers, mon cher, volontiers. » Le paysan retourna chez lui avec l’équipage du pope et dit à sa femme : « Eh bien ! la maîtresse, je vais aller au-delà du village, je resterai là un moment et puis je reviendrai. Pendant ce temps-là, libre au pope de venir s’amuser chez toi ! Quand j’arriverai ici et qu’il m’entendra cogner à la porte, il aura peur et te priera de lui indiquer une cachette ; mets-le dans le coffre où il y a du noir de fumée ; tu entends ? — Bien. » Le moujik monta en voiture et se rendit au-delà du village. Le pope, l’ayant vu s’éloigner, courut aussitôt chez la paysanne. « Bonjour, matouchka ! — Bonjour, batouchka ! Maintenant nous sommes libres, amusons-nous ! mets-toi à table et bois de l’eau-de-vie. » Après avoir bu un petit verre, le pope, ne pouvant plus y tenir, ôta sa soutane, ses chausses et ses bottes ; mais, au moment où il va se mettre au lit, on frappe tout à coup à la porte. « Qu’est-ce qui cogne ainsi, matouchka ? » demanda le pope effrayé. — « Ah ! batouchka, c’est mon mari qui est revenu ; sans doute il a oublié quelque chose ! — Mais où me cacherai-je, ma chère ? — Tiens, il y a là dans le coin un coffre vide, fourre-toi dedans. » Le pope se réfugia aussitôt dans cette cachette et tomba en plein dans la suie ; il s’étendit là, plus mort que vif. La paysanne se hâta de rabattre le couvercle et donna un tour de clé. Le moujik entra dans l’izba. « Pourquoi es-tu revenu ? lui demanda sa femme. — « J’avais oublié de prendre le coffre à la suie ; je trouverai peut-être à le vendre à la foire ; aide-moi à le charger sur la voiture. » Les deux époux soulevèrent le coffre qui contenait le pope et se mirent en devoir de le traîner hors de l’izba. « Pourquoi est-il si lourd ? » dit le mari, « je le croyais entièrement vide et il a un rude poids ! » Tandis qu’il trimbalait le pesant colis, lui-même faisait exprès de le heurter tantôt contre le mur, tantôt contre la porte. « Eh bien ! je suis tombé dans un fameux traquenard ! » pensait le pope ainsi cahoté. À la fin, le coffre fut hissé dans la voiture, le paysan s’assit dessus et se mit en route pour la ville.

Dès qu’il eut fouetté les chevaux, ceux-ci partirent ventre à terre. Chemin faisant, apparut l’équipage d’un barine qui allait en sens inverse. « Va dire à ce moujik d’arrêter, » ordonna le gentilhomme à son laquais, « et demande-lui pourquoi il a fait prendre un pareil trot à ses bêtes. » Le laquais courut en avant et cria : « Eh ! moujik, arrête, arrête ! » Le paysan obéit. « Mon maître veut savoir pourquoi tu vas si vite. — C’est que je fais la chasse à des diables, voilà pourquoi j’ai lancé mon attelage au grand trot. — En as-tu déjà pris seulement un, moujik ? — Oui, j’en ai pris un et j’en poursuivais un autre quand tu es venu me déranger, maintenant je ne pourrai plus le rattraper ! » Lorsque le laquais eut rapporté ces paroles à son maître, celui-ci s’approcha aussitôt du paysan : « Montre-moi, mon ami, le diable que tu as pris, je n’en ai jamais vu de ma vie. — Donne-moi cent roubles, barine, et je te le montrerai. — Bien. » Le gentilhomme ayant donné les cent roubles, le moujik ouvrit son coffre et lui en fit voir le contenu : le pope gisait là, tout meurtri, tout barbouillé de suie, les cheveux en désordre. « Ah ! qu’il est affreux, » observa le barine, « c’est vraiment un diable ! il a les cheveux longs et la peau noire, les yeux lui sortent de la tête ! » Ensuite le moujik referma le coffre et continua sa route.

Arrivé à la ville, il s’arrêta sur le champ de foire. « Qu’est-ce que tu vends, moujik ? » lui demanda-t-on. — Un diable, » répondit-il. — « Et combien le fais-tu ? — Mille roubles. — Pas moins ? —

Pas moins ; mille roubles, c’est mon dernier mot. » Il s’était rassemblé tant de monde autour du paysan, qu’une pomme ne serait pas tombée par terre. Deux riches marchands, se frayant tant bien que mal un passage à travers la foule, s’approchèrent de la voiture. — « Moujik, vends-nous ton diable ! — Il ne tient qu’à vous de l’acheter. — Eh bien ! quel est ton prix ? — Mille roubles, et encore je le vends seul, sans le coffre, car j’ai besoin du coffre : si je prends encore un diable, il faut que j’aie où le mettre. » Les marchands se décidèrent à faire cette acquisition à frais communs et remirent mille roubles au moujik. « Veuillez prendre livraison du diable, » dit-il en ouvrant le coffre. Aussitôt le pope s’élança dehors et prit sa course à travers la foule qui se hâta de fuir dans toutes les directions. « Quel diable ! si on en rencontre un pareil, on est perdu ! » se disaient l’un à l’autre les marchands.

Quant au moujik, il revint chez lui et ramena au presbytère les chevaux du pope : « Merci pour votre équipage, batouchka, » dit-il ; « j’ai fait d’excellentes affaires à la foire, j’ai gagné mille jolis roubles. » Sa femme alla ensuite chercher de l’eau ; en passant devant la cour du pope, elle aperçut ce dernier et se mit à faire : « hi, hi, hi ! » — « Tais-toi, maudite ! » répliqua l’ecclésiastique : « avec ces hi, hi, hi ! ton mari m’a joué un fameux tour ! » Dès lors, on n’entendit plus le pope hennir.

Autre version

Dans certain pays vivait un pope qui était amoureux de la femme d’un paysan ; toutes les fois qu’elle allait chercher de l’eau, il se mettait à hennir comme un étalon. Un jour qu’elle se rendait, selon sa coutume, à la fontaine, le pope s’étant mis à hennir à sa vue, elle s’avisa de lui répondre par un hennissement du même genre. En un instant l’ecclésiastique fut auprès d’elle : « Eh bien ! charmante, n’y a-t-il pas moyen de faire ta connaissance ? — Si, batouchka ! seulement, il faut arranger cette affaire. » Revenue chez elle, la paysanne dit à son mari : « Le pope veut faire ma connaissance, il demande à passer la nuit avec moi. — Eh bien ! quoi ? Qu’il vienne ! J’irai travailler aux champs et, à mon retour, je le pincerai ; peut-être que nous pourrons lui soutirer quelque chose. » Le moujik partit avec sa charrette et fit exprès de passer devant la cour du pope. « Où vas-tu, mon cher ? — Je vais labourer un champ, batouchka, donnez-moi votre bénédiction pour la route. — C’est une bonne chose, » reprit le pope, « que Dieu te bénisse ! » La femme, de son côté, alla aussitôt chercher de l’eau et, rencontrant le pope, elle lui dit : « Eh bien ! mon mari est allé labourer ! Viens ce soir, batouchka ; je te préparerai une collation, mais apporte de l’eau-de-vie. »

Le pope attendit le soir avec impatience ; quand l’obscurité fut venue, il se hâta de s’habiller, prit de l’argent, mit dans sa poche une bouteille d’eau-de-vie et courut chez la paysanne. « Bonjour, charmante, » dit-il en entrant. — « Bonjour, batouchka ! » Le visiteur tira de sa poche la bouteille d’eau-de-vie et la posa sur la table ; on mangea et on but comme il faut ; puis le pope commença à folâtrer avec la femme et à lui peloter les tétons ; mais au moment où il la poussait vers le lit, on entendit soudain frapper à la fenêtre : « Ouvre, femme ! Pourquoi t’es-tu enfermée ? Est-ce que tu serais avec un galant ? — Attends, mon petit homme, je vais t’ouvrir. » Le pope eut peur. « Que vais-je devenir ? Où me fourrer ? » demanda-t-il. — « Déshabille-toi vite, batouchka, » lui répondit la maîtresse du logis, « mets ces mauvaises hardes et assieds-toi ici près du poêle. Si mon mari m’interroge à ton sujet, je dirai : C’est un mendiant qui m’a demandé un gîte pour la nuit et je le lui ai accordé. » Le pope ôta immédiatement sa soutane, se revêtit de haillons et s’assit près du poêle. Le moujik entra dans l’izba. « Pourquoi, mon petit homme, reviens-tu si tôt ? Tu m’avais dit que tu partais pour trois jours. — Mais j’avais oublié de prendre un baril d’eau. Et qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? — C’est un voyageur, il m’a demandé l’hospitalité pour la nuit et j’ai consenti à l’héberger. — Allons, la maîtresse, sers le souper et ensuite nous nous coucherons ; demain, il faut que je me lève de bonne heure pour aller labourer. » Le paysan se mit à table et commença à manger avec avidité. « Tu boirais peut-être bien un peu d’eau-de-vie ? » lui dit sa femme. — « Mais est-ce qu’il y en a ? — Oui, j’ai été aujourd’hui chez ma mère, elle m’en a donné toute une bouteille. » Le paysan but force rasades, puis il dit au pope : « Mets-toi là, pays, et soupe avec nous. » L’ecclésiastique prit place à table et resta silencieux. « Eh ! femme, il demande l’aumône, sa barbe couvre tout son visage et il est honteux de paraître devant les gens, vois comme il a peur ! Donne donc des ciseaux, je vais le raser ! » La femme apporta les ciseaux et le paysan coupa la barbe du pope au ras de la peau. Quelque temps après, une nouvelle idée lui vint. « Eh ! la maîtresse, » dit-il, « va chez la femme du pope et prie-la de venir manger un morceau avec nous ; c’est une brave femme, on peut la régaler. » La paysanne courut au presbytère ; la popadia, enchantée de l’invitation, quitta aussitôt son lit, s’habilla et se rendit chez le moujik. « Pourquoi n’es-tu pas arrivée plus tôt, matouchka ? » lui demanda-t-il. — « Eh ! sans doute tu sais toi-même ce qu’il faut de temps à la femme d’un pope pour faire sa toilette : pendant qu’elle se lave et s’habille, un bon moujik peut faire dix verstes. — Allons, assieds-toi, matouchka, et soupe avec nous à la fortune du pot ; c’est fête chez moi aujourd’hui : notre vache a vêlé. » Là-dessus, il versa à la visiteuse un grand verre d’eau-de-vie qui fut suivi d’un second, puis d’un troisième. « Bois, matouchka, à la santé de notre veau. » Il ne resta bientôt plus de vodka. « Femme, » ordonna le moujik à son épouse, « va encore chercher une demi-bouteille au cabaret : aujourd’hui je veux rigoler. »

La paysanne courut au cabaret, et le moujik, voyant la femme du pope prise de boisson, lui témoigna le désir de faire l’amour avec elle. Cette demande fut d’abord repoussée avec énergie ; toutefois les instances réitérées du paysan finirent par triompher des refus de la visiteuse. « Je t’en prie, matouchka, » suppliait-il, « je n’ai encore jamais tâté d’une femme de pope. — Mais où nous cacherons-nous ? » observa-t-elle, « il y a ici un mendiant. — Cela ne fait rien ; libre à lui de regarder ! » répondit-il, puis il étendit la popadia sur le lit et se mit à la βαισερ sous les yeux du pope, qui contemplait cette scène en poussant de gros soupirs. Au moment où le moujik venait de finir son affaire avec l’épouse du batouchka, sa femme arriva avec l’eau-de-vie et on recommença à boire. Ensuite la visiteuse prit congé et retourna chez elle, le paysan se mit au lit avec sa femme, le prétendu mendiant se coucha sur un banc et feignit de dormir, mais il n’attendait que le moment propice pour s’esquiver. Le paysan, s’en étant aperçu, fit exprès de ronfler avec bruit ; alors le pope se leva tout doucement et détala au plus vite. Ce ne fut pas sans peine qu’arrivé à sa demeure, il put s’en faire ouvrir la porte. Sitôt rentré chez lui, il se débarrassa de ses haillons et se coucha à côté de sa femme. Celle-ci lui passa sa main sur le visage et, surprise de n’y pas trouver de barbe, demanda : « Qui est-ce qui t’a ainsi rasé, batouchka ? — C’est le diable qui t’a βαισέε, » répondit-il. À ces mots, la popadia se mordit la langue.