Contes secrets Russes/La tête de brochet

Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 15-19).

XIII

LA TÊTE DE BROCHET


Une jeune paysanne alla un jour herser dans le clos de ses parents. Elle travaillait depuis longtemps lorsqu’on l’appela à la maison pour manger des beignets. Elle quitta le clos en y laissant le cheval et la herse. « Puisque je vais revenir, ils peuvent bien rester là, » pense-t-elle. Mais le voisin avait un fils qui était un imbécile. Depuis longtemps ce garçon avait des vues sur la jeune fille et il ne savait comment arriver à ses fins. Ayant aperçu le cheval et la herse, il franchit la haie, détela l’animal et l’emmena dans son clos ; la herse, il la laissa à sa place, mais il prit les limons, les fit passer à travers la haie et remit le cheval au brancard. Grande fut la surprise de la paysanne quand elle revint dans son clos : « Qu’est-ce que cela veut dire ? La herse est d’un côté et le cheval de l’autre ? » Elle commença à allonger des coups de fouet à sa rosse : « Quel diable t’a emmené ? Tu as su sortir du clos, tu sauras bien y rentrer ; allons, allons, arrive ! » Le jeune homme l’écoutait en riant. « Si tu veux, je t’aiderai, » dit-il, « seulement permets-moi… — Soit, » répondit la rusée jeune fille. Elle avait remarqué par terre une vieille tête de brochet qui traînait là avec la bouche béante ; elle la ramassa et la fourra dans sa manche. « Je n’irai pas près de toi, » dit-elle au jeune homme, ne viens pas non plus ici, il ne faut pas qu’on nous voie ; passe-moi plutôt ton affaire à travers la haie et je la mettrai où tu sais. » Le gars s’empressa de faire ce qu’on lui disait ; la jeune fille prit la tête de brochet et, après en avoir écarté les mâchoires, y introduisit l’objet qui lui était présenté. Sentant une douleur cruelle, le jeune homme retira au plus vite son membre ensanglanté et se sauva chez lui, où il s’assit dans un coin. « Ah ! peste soit d’elle ! » se dit-il, « son κον mord d’une façon terrible ! Pourvu seulement que ma blessure se cicatrise ! Désormais je ne rechercherai plus les faveurs d’aucune fille ! »

Voilà qu’au bout d’un certain temps les parents de ce gars s’avisèrent de le marier ; ils le fiancèrent à la fille du voisin et le mariage eut lieu. Un jour, deux jours, trois jours se passent, puis une semaine, deux semaines, trois semaines : le jeune homme n’osait pas toucher à sa femme. Sur ces entrefaites, les époux durent aller voir la mère de la mariée ; ils se mirent en route. Pendant le voyage, la jeune femme dit à son mari : « Écoute, cher Danilouchka ! pourquoi, m’ayant épousée, n’as-tu pas de relations avec moi ? Si tu ne peux pas, quel besoin avais-tu de faire le malheur de ma vie ? — Non, répondit Danilo, « à présent tu ne m’y repinceras plus ! Ton κον mord. Il m’en a cuit dans le temps, et ce n’est pas sans peine que j’ai été guéri. — Tu plaisantes, » reprit-elle, « alors je t’ai fait une farce, mais maintenant n’aie pas peur ! Allons, essaie un peu ici, dans le traîneau, toi-même tu trouveras ça bon. » Excité par ces paroles, le jeune homme retroussa la robe de sa femme : « Attends, Varioukha, » dit-il, « laisse-moi d’abord te lier les jambes ; comme cela, s’il commence à mordre, je pourrai me sauver. » Là-dessus, il détacha les guides et les noua autour des cuisses nues de Varioukha. C’était un mâle vigoureux que ce mari ; il assaillit sa femme avec tant de violence qu’elle jeta les hauts cris. Le cheval était jeune, il prit peur et partit à grand galop ; Danilo roula à terre et Varioukha, emportée à toute vitesse, arriva, les cuisses toujours nues, dans la cour de sa mère. Celle-ci, qui regardait par la fenêtre, reconnut l’équipage de son gendre. « Sans doute, » se dit-elle, « il apporte du bœuf pour la fête. » Elle alla au devant de lui et se trouva en présence de sa fille. « Ah ! ma mère, » cria la jeune femme, « délie-moi vite, que personne ne me voie en cet état. » Quand elle l’eut déliée, la vieille se mit à la questionner : « Et ton mari, où est-il ? — Le cheval l’a jeté en bas du traîneau. »

Entrées dans l’izba, les deux femmes aperçurent par la fenêtre Danilka, qui arrivait. Des enfants jouaient aux osselets dans la cour ; il s’approcha d’eux, puis s’arrêta et regarda autour de lui. La maîtresse de la maison dit à sa fille aînée d’aller le chercher. La jeune fille se rendit auprès de son beau-frère. « Bonjour, Danilo Ivanitch ! » commença-t-elle. — « Bonjour. — Viens à la maison, on n’attend plus que toi. — Varvara est chez vous ? — Oui. — Est-ce qu’elle ne saigne plus ? » La jeune fille lança un jet de salive et s’éloigna. La vieille envoya alors sa bru au devant du visiteur. « Viens, Danilouchka, » fit celle-ci, « il y a longtemps que le sang a cessé de couler. » Elle le conduisit à la maison, où il fut reçu par sa belle-mère, qui lui dit : « Sois le bien venu, mon cher gendre ! — Varvara est chez vous ? » demanda-t-il. — « Oui. — Est-ce qu’elle saigne encore ? — Il y a longtemps que c’est fini. » À ces mots, Danilo sortit son membre de son pantalon et le montra à sa belle-mère en disant : « Voyez-vous, matouchka, je lui ai logé toute cette alène dans le corps ! — Allons, allons, assieds-toi, il est temps de dîner. » On se mit à table et chacun commença à manger et à boire. On servit une omelette ; l’imbécile eut envie de la manger tout entière à lui tout seul et s’avisa pour cela d’un stratagème ingénieux : il exhiba son membre, frappa dessus avec sa cuiller et dit : « L’alène que voici a été tout entière dans le corps de Varioukha ! « ensuite il se mit à tailler l’omelette avec sa cuiller. Naturellement, tous les convives quittèrent la table ; Danilo mangea seul l’omelette, après quoi il remercia sa belle-mère de son hospitalité.