Contes secrets Russes/Introduis de la chaleur

Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 126-128).

XLVII

INTRODUIS DE LA CHALEUR


Un moujik avait trois fils : les deux aînés étaient intelligents, mais le troisième était un imbécile. « Mes chers enfants, » leur demanda le père, « comment me nourrirez-vous, maintenant que je suis vieux ? — Par notre travail, » dirent les fils aînés, mais le plus jeune, en imbécile qu’il était, répondit : « Par quoi te nourrirai-je mieux que par mon υιτ ? »

Le lendemain, l’aîné de la famille prit sa faux et se mit en quête de foin à couper. Chemin faisant, il rencontra le pope, qui lui demanda où il allait. « Je cherche du travail, » répondit-il, « je voudrais me louer comme faucheur de foin. — Viens chez moi, » reprit le pope, « mais voici mes conditions : je te donnerai cent roubles si ma fille ne saute pas par-dessus le foin que tu auras coupé dans ta journée ; autrement, tu n’auras pas un kopek[1]. » « Pas de danger qu’elle saute par dessus ! » pensa le gars, et il accepta l’arrangement proposé. Le pope le mena à sa prairie et lui dit : « C’est ici, ouvrier, fauche ! » Le jeune homme se mit immédiatement à la besogne et, le soir venu, il avait fauché un tas de foin qui atteignait des proportions effrayantes. Mais la fille du pope arriva et sauta par-dessus la meule, en sorte que l’ouvrier dut retourner chez lui tout penaud.

Même fortune advint au second frère. « Eh bien, » dit alors le plus jeune, « je vais chercher de l’ouvrage pour mon υιτ. » Il prit sa faux, se mit en route et fit aussi la rencontre du pope, qui l’engagea aux mêmes conditions que ses frères aînés. L’imbécile commença à faucher, mais quand il eut promené une fois sa faux dans la longueur de la prairie, il ôta son pantalon et se coucha, le derrière à l’air. Arriva la fille aînée du pope. « Ouvrier, » demande-t-elle, « pourquoi ne fauches-tu pas ? — Une minute ! laisse-moi introduire de la chaleur dans mon κυλ pour n’être pas gelé l’hiver. — Introduis-en aussi dans le mien, s’il te plaît ; l’hiver nous allons en voyage et nous sommes toujours transies de froid. — Présente ton derrière, tu recevras aussi de la chaleur. » La jeune fille se plaça dans la position indiquée ; l’imbécile brandit son émouchoir et introduisit de la chaleur dans le κον de la popovna, au point de la faire suer à grosses gouttes. « Allons, c’est assez, » dit-il ensuite, « tu en as maintenant pour tout un hiver. » Elle courut chez elle. « Ah, chères, » fit-elle en s’adressant à ses sœurs, « comme l’ouvrier m’a bien chauffé le κυλ ! Lui et moi nous ruisselions de sueur ! » À leur tour les deux cadettes s’empressèrent d’aller trouver l’ouvrier et il les approvisionna aussi de chaleur pour l’hiver ; mais, pour ce qui était de son travail, il ne s’en occupa guère.

Le pope arriva avec sa fille aînée et, voyant le peu de foin qui avait été fauché, il dit d’un ton plein d’assurance : « Ouvrier, tu ferais mieux de retourner chez toi ; ma fille n’aura pas de peine à sauter par-dessus cela. — C’est ce que nous verrons. » Le pope ordonna à sa fille de sauter, mais au moment où elle venait de relever sa robe pour obéir à l’ordre de son père, une inondation se produisit le long de sa personne. « Tu vois bien ! » observa l’ouvrier ; « et tu parlais avec tant d’aplomb ! » Le pope, vexé, envoya chercher ses deux autres filles. « Si aucune des trois ne saute par-dessus le foin, » déclara-t-il à l’ouvrier, « je te donnerai cent roubles pour chacune d’elles. — Bien. » Mais il arriva aux deux cadettes ce qui était arrivé à leur aînée. Après avoir reçu du pope trois cents roubles, l’imbécile revint chez lui. « Tenez, » dit-il aux siens, « voilà ce que j’ai gagné avec mon υιτ ! Voyez un peu quelle somme il m’a rapporté ! »


  1. Comparez avec le conte XLVI.