Contes populaires de la Gascogne/Pieds d’Or

Contes populaires de la GascogneMaisonneuve frères et Ch. Leclerctome 1 (p. 126-147).

V

pieds-d’or



Il y avait, une fois, au Pont-de-Pîle[1], un forgeron haut d’une toise, fort comme une paire de bœufs. C’était un homme plus noir que l’âtre, avec une longue barbe, les cheveux hérissés, et les yeux rouges comme des charbons. Jamais il ne mettait le pied dans une église, et il mangeait de la viande en tout temps, même le Vendredi saint. On disait que le Forgeron du Pont-de-Pîle n’était pas de la race des chrétiens.

Le fait est qu’il vivait seul dans sa maison, où les pratiques avaient ordre de n’entrer jamais, et d’appeler le maître dehors, quand elles avaient affaire à lui. Le Forgeron était sans pareil pour travailler le fer, aussi bien que l’or et l’argent. L’ouvrage tombait chez lui comme grêle. Il donnait ordre à tout, sans autre aide qu’un loup noir, grand comme un cheval. Nuit et jour, ce loup vivait enfermé dans la roue qui faisait marcher le soufflet de forge. Sept jeunes gens s’étaient présentés au maître, pour apprendre le métier. Mais les épreuves étaient si fortes, si fortes, qu’ils en étaient morts dans les trois jours.

En ce temps-là, vivait au hameau de La Côte[2] une pauvre veuve, qui demeurait seule avec son fils dans sa maisonnette. Quand le garçon eut atteint l’âge de quatorze ans, il dit un soir à sa mère :

— « Mère, nous nous tuons tous deux à la peine, sans même gagner de quoi vivre. Demain, j’irai trouver le Forgeron du Pont-de-Pîle, et je serai son apprenti.

— Mon ami, cet homme-là ne met jamais le pied dans une église, et il mange de la viande en tout temps, même le Vendredi saint. On dit qu’il n’est pas de la race des chrétiens.

— Mère, le Forgeron du Pont-de-Pîle ne me gagnera pas au mal.

— Mon ami, sept jeunes gens se sont présentés chez lui, pour apprendre le métier. Mais les épreuves étaient si fortes, si fortes, qu’ils en sont morts dans les trois jours.

— Mère, je supporterai les épreuves, et je ne mourrai pas.

— Mon ami, je remets tout à la grâce de Dieu et de la sainte Vierge Marie. »

Tous deux allèrent se coucher. Le lendemain, à la pointe du jour, le garçon était devant la boutique du Forgeron du Pont-de-Pîle.

— « Hô ! Forgeron du Pont-de-Pîle ! Hô ! hô ! hô !

— Garçon, que veux-tu ?

— Forgeron du Pont-de-Pîle, je veux être votre apprenti.

— Garçon, entre ici. »

Le garçon entra dans la boutique, sans peur ni crainte.

— « Garçon, prouve-moi que tu es fort. »

Le garçon prit une enclume de sept quintaux, et la jeta dehors à plus de cent toises.

— « Garçon, prouve-moi que tu es adroit. »

Le garçon s’en alla devant une toile d’araignée, qu’il dévida et pelotonna d’un bout à l’autre, sans jamais casser le fil.

— « Garçon, prouve-moi que tu es hardi. »

Le garçon ouvrit la porte de la roue, où vivait enfermé, nuit et jour, le loup noir grand comme un cheval, qui faisait marcher le soufflet de forge. Aussitôt, le loup s’élança. Mais le garçon le saisit en l’air par le cou, lui coupa la queue et les quatre pattes sur une enclume, et le brûla vif au feu de la forge.

— «. Garçon, tes épreuves sont finies. Tu es fort, adroit et hardi. Dans trois jours, tu seras à mon service. Je te paierai bien. Mais je n’entends pas que tu demeures, ni que tu manges avec moi.

— Maître, vous serez obéi. »

L’Apprenti salua le Forgeron du Pont-de-Pîle et sortit. Aussitôt dehors, il pensa :

— « Ma mère a raison. Mon maître n’est pas un homme comme les autres. Pendant trois jours et trois nuits, je vais me cacher, et le guetter sans qu’il me voie. Alors, je saurai à qui j’ai affaire. »

Ceci pensé, l’Apprenti s’en alla trouver sa mère.

— « Mère, nous sommes riches. Le Forgeron du Pont-de-Pîle m’a pris en apprentissage. Je commence dans trois jours. Sans vous commander, mère, donnez-moi une besace pleine de pain, et une gourde pleine de vin. J’ai besoin de faire un voyage, et je suis pressé de partir, pour rentrer au temps marqué.

— Tiens, mon ami. Que le Bon Dieu et la sainte Vierge te gardent de tous malheurs. »

L’Apprenti salua sa mère, et fit semblant de partir. Mais il alla se cacher, en secret, tout proche de la maison du Forgeron du Pont-de-Pîle, dans une meule de paille, d’où il voyait et entendait tout, sans être ni vu ni entendu.

Au coucher du soleil, le Forgeron du Pont-de-Pîle ferma boutique. Mais l’Apprenti se méfiait. Il ouvrait les yeux et les oreilles. Quand les étoiles marquèrent onze heures, le Forgeron du Pont-de-Pîle ouvrit doucement la porte de sa maison, et regarda partout si personne ne le guettait. Alors, il imita le chant du grillon.

— « Cri cri cri. Viens, ma fille. Viens, Reine des Vipères. Cri cri cri.

— Père, je suis ici. »

La Reine des Vipères était longue et grosse comme un sac de blé, avec une fleur-de-lys noire sur la tête. Le père et la fille se caressaient, et se mangeaient de baisers.

— « Eh bien, père, avez-vous un apprenti ?

— Fille, j’en aurai un dans trois jours. C’est le fils d’une veuve de La Côte. Il est fort, adroit et hardi.

— Père, je l’ai vu. J’en suis amoureuse.

— Eh bien, fille, je vous marierai quand il aura l’âge. Maintenant, va-t-en. Minuit est proche, et je n’ai que le temps de me préparer. »

La Reine des Vipères partit. Aussitôt, le forgeron du Pont-de-Pîle descendit au bord de la rivière du Gers, dans un pré bordé de frênes, de peupliers et de saules. L’Apprenti était sorti de la meule de paille. Il suivait son maître doucement, doucement, en se cachant derrière les arbres.

Le Forgeron du Pont-de-Pîle se mit nu comme un ver, et cacha ses habits dans un saule creux. Puis, il s’arracha la peau de la tête aux pieds, et parut fait comme une grande loutre.

— « Cachons ma peau d’homme, dit-il. Si je ne la retrouvais pas, pour la remettre avant le lever du soleil, je serais loutre pour toujours. »

Il cacha sa peau d’homme dans le saule creux, et sauta dans le Gers, juste au moment où les étoiles marquaient minuit. L’Apprenti le voyait nager, plonger au fond de la rivière, et revenir avec une carpe ou une anguille, qu’il mangeait au clair de la lune. Cela dura jusqu’à la pointe de l’aube. Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle sortit de l’eau, remit sa peau d’homme et ses habits, et rentra chez lui, sans se méfier qu’il fût guetté.

L’Apprenti revint se cacher dans la meule de paille. Pendant deux autres nuits, il vit et entendit ce qu’il avait vu et entendu la première.

— « Bien, dit-il. Mon maître est le père de la Reine des Vipères. Chaque nuit, elle vient le voir et lui parler. La Reine des Vipères est amoureuse de moi, et elle veut m’épouser quand j’aurai l’âge. Mon maître est condamné à se changer en loutre chaque soir, depuis minuit jusqu’à la pointe de l’aube. Tout cela est bon à savoir, et à ne pas dire. »

Le matin du troisième jour, l’Apprenti entra dans la boutique, comme un innocent qui n’a rien vu ni entendu.

— « Bonjour, maître. Je viens commencer mon apprentissage. »

L’apprentissage commença donc. À quinze ans l’Apprenti en savait déjà plus que le maître. Mais il faisait semblant de n’être pas si habile, par crainte de rendre jaloux le Forgeron du Pont-de-Pîle.

Un soir, le maître dit à l’Apprenti :

— « Écoute. Dans trois mois, le marquis de Fimarcon[3] marie sa fille aînée au roi des Îles de la mer. La fiancée a besoin de force bijoux. C’est moi qui en ai la commande. Demain matin, tu prendras les devants, avec tes outils. Au château de Lagarde, ni l’or ni l’argent ne te manqueront, pas plus que les diamants et les pierres fines. Forge, ajuste, aussi bien que tu pourras. Fais le gros de l’ouvrage. Un mois avant la noce, je serai là, pour voir si tout va bien, et pour finir force choses que tu ne sauras jamais faire.

— Maître, vous serez obéi. »

Le lendemain matin, l’Apprenti arrivait au château de Lagarde, avec ses outils. Aussitôt après déjeuner, il se mit à l’ouvrage. Ni l’or ni l’argent ne lui manquaient, pas plus que les diamants et les pierres fines.

— « Ah, maître, pensait-il, le temps est proche où vous verrez s’il y a force choses que je ne saurai jamais faire. »

Et l’Apprenti forgeait l’or et l’argent. Il ajustait les diamants et les pierres fines. Jamais on n’avait vu, jamais on ne verra tant et de si belles bagues, de si beaux colliers, de si beaux pendants d’oreilles. Au château de Lagarde, maîtres et valets ne finissaient pas de complimenter l’Apprenti, sauf la fille cadette du marquis de Fimarcon, une petite Demoiselle, belle comme le jour et sage comme une sainte. Pourtant, elle regardait l’Apprenti travailler du matin au soir.

Enfin, un jour qu’ils étaient seuls, la petite Demoiselle parla.

— « Apprenti, bel Apprenti, tu fais de bien belles choses pour ma sœur aînée. Travaillerais-tu mieux encore, si c’était pour une autre fille. Dis-le-moi.

— Oui, petite Demoiselle. Quand j’aurai une maîtresse, je ferai pour elle un collier qui n’aura pas son pareil.

— Apprenti, bel Apprenti, comment sera ce collier d’or, qui n’aura pas son pareil ? Dis-le-moi.

— Pour ma maîtresse, petite Demoiselle, je ferai un collier d’or, un beau collier d’or jaune et brillant comme le soleil. Ce collier, je le sortirai brûlant de la forge rouge, et je le tremperai dans une jatte de mon sang. Quand la trempe sera bonne, je le rejetterai dans la forge rouge, pendant que ma maîtresse se mettra nue jusqu’à la ceinture. Alors, je lui passerai le beau collier d’or autour du cou, et il fera corps avec la chair, si bien que ni Dieu ni Diable ne seront en état de l’en arracher. Par la vertu de ce beau collier d’or, ma maîtresse n’appartiendra, et ne pensera qu’à moi. Tant que je serai heureux, le beau collier d’or restera jaune. Mais si le malheur est sur moi, il deviendra rouge comme le sang. Alors, ma maîtresse aura trois jours pour se préparer. Elle dira à ses parents : « Je vais mourir. Enterrez-moi dans une robe de mariée, avec le voile et la couronne de fleurs d’oranger sur la tête, avec un bouquet de roses blanches à la ceinture. » Le troisième jour, elle s’endormira. Tout le monde la croira morte. Alors, on l’enterrera ainsi vêtue, et elle vivra toujours, toujours endormie, tant que le malheur sera sur moi. Si je meurs, elle est perdue. Si le malheur n’est plus sur moi, je viendrai la réveiller, et nous nous marierons ensemble.

— Apprenti, bel Apprenti, forge-moi ce beau collier d’or. »

En sept heures, le beau collier d’or jaune et brillant comme le soleil était prêt. Alors, l’Apprenti le jeta dans la forge rouge, tira son couteau, se fit une entaille dans le bras, laissa couler son sang dans une jatte, et y trempa le beau collier d’or, jusqu’à ce que la trempe fût bonne. Puis, il le rejeta dans la forge rouge, et souffla fort et ferme, pendant que la petite Demoiselle se mettait nue jusqu’à la ceinture. Alors, il lui passa le beau collier d’or au cou, et il fit corps avec la chair, si bien que ni Dieu ni Diable n’auraient été en état de l’en arracher.

— « Apprenti, bel Apprenti, je suis ta maîtresse. Maintenant, par la vertu de ce beau collier d’or, je n’appartiendrai, je ne penserai qu’à toi. »

La petite Demoiselle rentra dans sa chambre. Ni ses parents, ni les valets, ne surent jamais ce qui venait de se passer.

Le lendemain matin, le Forgeron du Pont-de-Pîle arriva.

— « Bonjour, maître.

— Bonjour, Apprenti. Voilà deux mois que tu travailles. Je suis venu pour voir si tout va bien, et pour finir force choses que tu ne sauras jamais faire.

— Regardez, maître. »

Et l’Apprenti montrait l’or et l’argent forgés, les diamants et les pierres fines ajustés, les belles bagues, les beaux colliers, et les beaux pendants d’oreilles.

Le Forgeron du Pont-de-Pîle se mit à rire.

— « Apprenti, je n’ai plus rien à t’enseigner. Tu en sais plus que moi. Maintenant, tu es libre de t’établir à ton compte. Mais tu me feras service, si tu restes encore trois mois à ma boutique.

— Maître, vous serez obéi. Tant que vous voudrez, je resterai à votre boutique. »

Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle et l’Apprenti s’en allèrent trouver le marquis de Fimarcon.

— « Bonjour, marquis de Fimarcon.

— Bonjour, mes amis. Que me voulez-vous ?

— Marquis de Fimarcon, dit le Forgeron du Pont-de-Pîle, nous n’avons plus rien à faire ici. Mon Apprenti a travaillé mieux que je n’aurais fait moi-même. C’est lui qu’il faut payer.

— Tiens, Apprenti, voici mille louis d’or.

— Marquis de Fimarcon, je ne veux rien. Si ces mille louis d’or vous gênent, il faut en faire des aumônes. »

Tous deux saluèrent le marquis de Fimarcon, et s’en revinrent au Pont-de-Pîle. Sept jours après, le maître dit à l’Apprenti :

— « Apprenti, c’est aujourd’hui la foire à Condom[4]. Il nous y faut être de bonne heure. Buvons un coup, et en route.

— À votre santé, maître.

— À la tienne, Apprenti. »

Mais le Forgeron du Pont-de-Pîle ne fit que semblant de boire, car il avait mis dans le vin un assoupissant si fort, si fort, qu’aussitôt l’Apprenti tomba par terre, endormi comme une souche.

Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle lui lia les pieds et les mains, avec des câbles et des chaînes. Il lui ferma la bouche avec un linge. Quand l’Apprenti se réveilla, la forge flambait comme le feu de l’enfer, et le Forgeron du Pont-de-Pîle limait les dents d’une scie neuve.

— « Apprenti, gueux d’Apprenti, tu as voulu en savoir plus que ton maître. Maintenant, tu es en mon pouvoir. Nul ne viendra te délivrer. Si tu n’obéis pas, tu vas souffrir mort et passion. Veux-tu épouser ma fille, la Reine des Vipères ? »

L’Apprenti avait la bouche fermée par le linge. Il secoua la tête pour dire non.

Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle prit sa scie neuve. Il scia lentement, bien lentement, le pied gauche de l’Apprenti, et le brûla dans la forge.

— « Apprenti, veux-tu épouser ma fille, la Reine des Vipères ? »

L’Apprenti secoua la tête pour dire non.

Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle reprit sa scie neuve. Il scia lentement, bien lentement, le pied droit de l’Apprenti, et le brûla dans la forge.

— « Apprenti, veux-tu épouser ma fille, la Reine des Vipères ? »

L’Apprenti secoua la tête pour dire non.

Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle comprit qu’il perdait son temps et sa peine. Il jeta l’Apprenti sur sa charrette, le couvrit de paille, et fouetta son cheval, qui partit comme un éclair. Au coucher du soleil, ils étaient loin, bien loin, plus loin que les Landes, le pays des pins et de la résine. Ils étaient au bord de la mer grande, dans le Pays des Vipères, où commandait la fille du Forgeron du Pont-de-Pîle. Là, il y a une tour sans toiture, et sans portes ni fenêtres, avec un puits au milieu. La tour a cent toises de haut. La muraille est bâtie de pierres si dures, de mortier si solide, que le pic et la mine n’y peuvent rien. Seule, la Reine des Vipères avait le pouvoir d’entrer et de sortir, par un trou qui se refermait aussitôt.

Le Forgeron du Pont-de-Pîle et la Reine des Vipères appelèrent les grands aigles de la Montagne[5].

— « Grands aigles de la Montagne, écoutez. Écoutez bien, pour faire de point en point tout ce qui vous est commandé. Prenez ce rien qui vaille, et portez-le dans la tour. Jusqu’à ce qu’il ait épousé ma fille, la Reine des Vipères, il restera là prisonnier. Il couchera par terre, avec le ciel pour toiture. S’il a soif, il boira l’eau du puits. Mais le fer, l’argent et l’or, ne lui manqueront pas plus que les diamants et les pierres fines. Tout son travail, vous me l’apporterez. Quand il l’aura cent fois gagnée, vous lui jetterez une miche de pain noir comme l’âtre, et amer, amer comme le fiel. »

Les grands aigles de la Montagne obéirent. Pendant sept ans, l’Apprenti demeura seul dans la tour, couchant par terre, avec le ciel pour toiture. S’il avait soif, il buvait l’eau du puits. Le fer, l’argent et l’or, ne lui manquaient pas plus que les diamants et les pierres fines. Tout son travail, les grands aigles de la Montagne l’apportaient au Forgeron du Pont-de-Pîle. Quand l’Apprenti l’avait cent fois gagnée, ils lui jetaient une miche de pain noir comme l’âtre, et amer, amer comme le fiel.

Pourtant, l’Apprenti ne travaillait pas toujours pour son maître. Sous son enclume, il avait fait un trou profond, pour y cacher les choses qu’il se forgeait, sans être vu des grands aigles de la Montagne.

Il se forgea d’abord une hache d’acier fin, une hache large et bien affilée.

Après, il se forgea une ceinture de fer, une ceinture de fer garnie de trois crocs.

Après, il se forgea une paire de pieds d’or, aussi bien faits, aussi bien ajustés que ses deux pieds de chair sciés et brûlés par le Forgeron du Pont-de-Pîle.

Enfin, il se forgea une paire de grandes ailes légères, légères comme la plume.

Ce travail dura sept ans.

Chaque soir, au coucher du soleil, la Reine des Vipères entrait dans la tour, par le trou qui ne s’ouvrait que pour elle, et qui se refermait aussitôt.

— « Apprenti, ton martyre finira, dès que je serai ta femme.

— Va-t-en, Reine des Vipères. Je me suis fait une maîtresse. Je n’en changerai jamais, jamais. »

Voilà ce qu’ils se disaient chaque soir. Mais quand tout fut prêt, l’Apprenti parla d’autre façon.

— « Apprenti, ton martyre finira, dès que je serai ta femme.

— Viens, viens, Reine des Vipères. Je renie ma maîtresse. Je n’y penserai plus jamais, jamais. »

La Reine des Vipères vint se coucher par terre, à côté de l’Apprenti. Ils s’embrassèrent, en devisant d’amour, jusqu’au lever du soleil.

— « Apprenti, ton martyre va finir. Bientôt je serai ta femme. Adieu. Je reviendrai ce soir, au coucher du soleil.

— Adieu, Reine des Vipères. Le temps va me sembler long. »

Le soir, une heure avant Le coucher du soleil, l’Apprenti pensa :

— « Et maintenant, nous allons rire. »

Il prit sa hache d’acier fin, sa hache large et bien affilée. Il boucla sa ceinture de fer, sa ceinture de fer à trois crocs, et ajusta ses pieds d’or. Cela fait, il se rasa contre le mur, et monta la garde, juste à côté du trou par où la Reine des Vipères venait chaque soir dans la tour.

Quand la Reine des Vipères entra, vite l’Apprenti lui mit le pied sur le cou. Elle se retourna en sifflant ; mais elle ne mordit que les pieds d’or. D’un coup de hache, l’apprenti sépara la tête et le corps, et les accrocha à sa ceinture de fer. Alors, il s’ajusta la paire de grandes ailes légères, légères comme la plume, et monta jusqu’au haut de la tour. La nuit tombait. L’Apprenti regardait le ciel, pour se bien reconnaître, et régler sa route sur les étoiles. Tout-à-coup, il prit sa volée, cent fois plus vite qu’une hirondelle.

Enfin, il se posa tout en haut du toit de l’hôpital de Lectoure, d’où l’on voit si bien sur le hameau de La Côte, sur les maisons du Pont-de-Pîle, et sur la rivière du Gers. Là, il écouta, regarda, et attendit.

Il écouta sonner onze heures à toutes les horloges de la ville.

Il regarda vers le Pont-de-Pîle, et vit, au clair de la lune, le Forgeron qui sortait de sa maison, pour aller se changer en loutre, et vivre dans le Gers jusqu’à la pointe de l’aube.

Il attendit jusqu’au dernier coup de minuit. Alors, l’Apprenti plongea, cent fois plus vite qu’une hirondelle, sur le saule creux où le Forgeron du Pont-de-Pîle cachait chaque nuit sa peau d’homme. En moins de rien, la peau d’homme pendait à l’un des crocs de sa ceinture de fer, et il planait à cent toises au-dessus de la rivière du Gers.

— « Hô ! Forgeron du Pont-de-Pîle ! hô ! hô ! hô !

— Que me veux-tu, grand oiseau ?

— Forgeron du Pont-de-Pîle, je t’apporte des nouvelles de ta fille, des nouvelles de la Reine des Vipères.

— Parle, grand oiseau.

— Grand oiseau je ne suis pas. Je suis ton Apprenti. Pendant sept ans passés, j’ai souffert mort et passion, dans une tour, au bord de la mer grande. Forgeron du Pont-de-Pîle, tu veux des nouvelles de ta fille, des nouvelles de la Reine des Vipères. Écoute. Ta fille est en deux morceaux, la tête et le corps, accrochés à ma ceinture de fer. Tiens. Ramasse-les dans le Gers, et tâche de les recoudre. »

Le Forgeron du Pont-de-Pîle criait comme un aigle dans la rivière.

— « Forgeron du Pont-de-Pîle, tu n’as pas fini de souffrir. Cherche ta peau d’homme dans le saule creux. Cherche, mon ami. Cherche bien. Je la tiens accrochée à ma ceinture de fer. Et maintenant, tu es loutre pour toujours. »

Le Forgeron du Pont-de-Pîle plongea dans le Gers. On ne l’a revu jamais, jamais.

Alors, l’Apprenti partit, cent fois plus vite qu’une hirondelle, vers la maisonnette de sa mère.

— « Pan ! pan !

— Qui frappe ?

— Ouvrez, mère.

— Jésus ! Maria ! C’est toi, mon fils. Il y a sept ans passés que je t’espérais.

— Mère, je n’ai pas eu le loisir de rentrer plus tôt. Je suis content de voir que le Bon Dieu et la sainte Vierge Marie vous ont conservé la santé. Maintenant, mère, je suis en état de gagner gros. Vous ne travaillerez plus que si cela vous plaît. Sans vous commander, mère, allumez le feu. Préparez le gril, et mettez sur la table une miche de pain, avec un piché[6] de vin. J’apporte la viande, pendue à un croc de ma ceinture de fer.

— Jésus ! Maria ! Mon fils, c’est une peau de chrétien.

— Mère, c’est la peau du Forgeron du Pont-de-Pîle. Il n’était pas de la race des chrétiens. Vous ne le reverrez jamais, jamais. »

Une heure après, la peau était cuite et avalée.

— « Et maintenant, Forgeron du Pont-de-Pîle, tâche de venir chercher ta peau dans mon ventre. »

Alors, l’Apprenti rajusta sa paire de grandes ailes légères, légères comme la plume, et prit sa volée, cent fois plus vite qu’une hirondelle. En cinq minutes, il était devant la porte de la chapelle du château de Lagarde, où sa maîtresse dormait enterrée. D’un coup d’épaule, il enfonça la porte. Cela fait, il alluma un cierge à la lampe qui brûle nuit et jour en l’honneur du Saint-Sacrement, enleva comme un liège la pierre du caveau, sauta dedans, et arracha le couvercle de la bière de sa maîtresse.

— « Hô ! Petite Demoiselle, levez-vous. Il y a sept ans passés que vous dormez.

— C’est toi, bel Apprenti. Le malheur n’est donc plus sur toi. Regarde. J’ai fait tout ce que tu m’avais commandé. J’ai ma robe de mariée, avec le voile et la couronne de fleurs d’oranger sur la tête, et le bouquet de roses blanches à la ceinture.

— Petite Demoiselle, levez-vous. »

La petite Demoiselle se leva. L’Apprenti la porta dans la chapelle, et ils y prièrent Dieu longtemps.

— « Petite Demoiselle, il fait jour. Allez dans votre chambre, et restez-y jusqu’à ce que je vous appelle.

— Bel Apprenti, tu seras obéi. »

La petite Demoiselle alla dans sa chambre. Alors, l’Apprenti se présenta devant les maîtres du château.

— « Bonjour, marquis et marquise de Fimarcon. Me reconnaissez-vous ?

— Non, mon ami. Nous ne te reconnaissons pas.

— Vous avez tort. Je suis l’Apprenti du Forgeron du Pont-de-Pîle. Il y a sept ans passés, j’ai travaillé deux mois ici, quand votre fille aînée épousa le roi des Îles de la mer.

— C’est vrai, Apprenti. Maintenant, nous te reconnaissons bien.

— Marquis et marquise de Fimarcon, vous aviez une fille cadette, une petite Demoiselle de treize ans. Maintenant, elle doit être mariée à quelque prince.

— Apprenti, notre fille cadette est au ciel. Voilà sept ans passés que le Bon Dieu nous l’a prise. Nous l’avons enterrée, comme elle avait dit, dans une robe de mariée, avec le voile et la couronne de fleurs d’oranger sur la tête, et le bouquet de roses blanches à la ceinture.

— Marquis et marquise de Fimarcon, jurez par vos âmes, et à peine de damnation, que vous me donnerez votre fille cadette en mariage, si je vous la rends vivante.

— Par nos âmes, et à peine de damnation.

— Marquis et marquise de Fimarcon, mandez vite le curé. Moi, je vais chercher votre fille. »

L’Apprenti ramena la petite Demoiselle. On les maria le matin même, et la noce dura quinze jours. L’Apprenti et sa femme vécurent longtemps heureux, et il eurent douze garçons. L’aîné était le plus fort et le plus beau de tous. Mais il avait le ventre couvert d’un pelage fin, doux et jaune, comme celui de la loutre. Cela venait de ce que, le premier jour de la noce, son père avait mangé, cuite sur le gril, la peau du Forgeron du Pont-de-Pîle [7].

  1. Hameau situé au bord du Gers, dans la commune de Lectoure.
  2. Situé entre Lectoure et le Pont-de-Pîle.
  3. Marquisat important, situé dans la portion occidentale de la vicomté de Lomagne. Les marquis de Fimarcon avaient plusieurs châteaux, dont un des plus importants était celui de Lagarde, canton de Lectoure (Gers).
  4. Chef-lieu d’un des arrondissements du Gers.
  5. Les Pyrénées.
  6. Mesure locale, contenant deux litres.
  7. Raconté par trois personnes décédées : Pierre Laterrade, de Saint-Martin-de-Goeyne, canton de Lectoure (Gers) ; Cadette Saint-Avit, du Castéra-Lectourois (Gers) ; le vieux Cazaux, vieillard plus qu’octogénaire de Lectoure. Chacun des narrateurs localisait l’action dans son pays natal. J’ai suivi le récit de Cazaux. Quelques personnes, encore vivantes, notamment Jenny Descamps et Françoise Lalanne, de Lectoure, savent le conte de Pieds-d’Or. Mais leurs dictées sont bien loin de l’ampleur et de la précision du récit de Cazaux.