Contes populaires de la Gascogne/Le Drac

Contes populaires de la GascogneMaisonneuve frères et Ch. Leclerctome 1 (p. 227-240).

IV

le drac



Il y avait, une fois, un homme et une femme qui avaient trois enfants : deux garçons, et une fille, appelée la Belle Jeanneton. Les deux garçons étaient déjà forts et hardis comme des lions. La Belle Jeanneton marchait sur ses quinze ans. Elle était cent fois plus belle que le jour. Quand elle se peignait, le blé tombait de ses cheveux, par boisseaux. Quand elle se lavait les mains, les doubles louis d’or et les quadruples d’Espagne tombaient de ses doigts par douzaines.

La Belle Jeanneton et ses deux frères s’aimaient plus qu’on ne peut dire.

Un jour, leur mère mourut. Alors, leur père se remaria avec une veuve, laide et méchante comme le péché. Cette veuve avait une fille, encore plus laide et plus méchante que sa mère. La Marâtre et sa Créature commandaient en maîtresses dans la maison. Par elles, la Belle Jeanneton et ses deux frères souffraient, nuit et jour, mille tourments.

Enfin, les deux garçons dirent à leur sœur, en grand secret :

— « Petite sœur, écoute. Ici, notre Marâtre et sa Créature nous font souffrir, nuit et jour, mille tourments. Demain, nous partons pour la guerre. Toi, demeure à la maison. Endure ton mal, et prends patience. Quand nous serons riches, nous reviendrons te chercher, et nous te marierons à ton gré. Mais, avant de partir, nous voulons faire ta statuette ressemblante. Nous l’emporterons à la guerre, et nous l’embrasserons sept fois par jour.

— Frères, faites à votre volonté. »

Alors, l’aîné fit la statuette ressemblante de la Belle Jeanneton. Le cadet la peignit et la dora, mieux que le plus habile ouvrier n’eût été capable de le faire.

— « Adieu, petite sœur. Maintenant, nous pouvons partir pour la guerre. »

Ce qui fut dit fut fait. La Belle Jeanneton demeura seule à la maison, où la Marâtre et sa Créature lui faisaient souffrir, nuit et jour, mille tourments. Mais la pauvrette endurait son mal, prenait patience, et pensait :

— « Quand mes frères seront riches, ils reviendront me chercher, et ils me marieront à mon gré. »

Tandis que la Belle Jeanneton pensait ainsi, ses frères servaient à la guerre, dans l’armée du Fils du Roi de France. Jamais on n’a vu, jamais on ne verra deux hommes si forts et si hardis. Aussi, le Fils du Roi de France ne pouvait-il plus vivre sans eux. Pourtant, ils n’oubliaient pas leur petite sœur. Sept fois par jour, ils embrassaient sa statuette ressemblante.

— « Mes amis, dit un jour le Fils du Roi de France, quelle est donc cette statuette que vous embrassez ainsi sept fois par jour ?

— Fils du Roi de France, c’est la statuette de notre petite sœur, la statuette de la Belle Jeanneton. Quand elle se peigne, le blé tombe de ses cheveux par boisseaux. Quand elle se lave les mains, les doubles louis d’or et les quadruples d’Espagne tombent de ses doigts par douzaines.

— Mes amis, écoutez. La guerre est finie. Partez vite, chercher la Belle Jeanneton. Demain, je vous attends dans mon château, sur le bord de la mer. Si vous m’avez dit vrai, j’épouse votre sœur. Si vous m’avez menti, je vous fais enfermer dans un cachot noir. Je vous fais briser la tête sous une pierre ; et vous pourrirez, rongés des vers et des rats.

— Fils du Roi de France, vous serez obéi. »

Les deux frères montèrent à cheval, et partirent au grand galop. Trois jours après, ils arrivaient à la maison de leur père.

— « Bonjour, père. Nous venons de la part du Fils du Roi de France. Il veut épouser notre petite sœur. Laissez-nous emmener la Belle Jeanneton.

— Mes fils, faites à votre volonté. »

La Marâtre et sa Créature écoutaient.

— « Garçons, nous voulons partir avec vous. »

Pour paraître devant le Fils du Roi de France, la Belle Jeanneton se vêtit en mariée : voile, robe et souliers blancs, couronne de fleurs d’oranger. La Marâtre et sa Créature ne quittèrent pas leurs loques rogneuses.

Toutes trois montèrent dans une superbe voiture, attelée de quatre chevaux blancs. Assis à la place du cocher, les deux frères conduisaient, chacun son tour.

La Marâtre avait son plan. Avant de partir, elle avait dit en secret à sa Créature :

— « Écoute. C’est toi qui épouseras le Fils du Roi de France. »

À midi, la voiture arrivait au bord de la mer. Alors, l’aîné des deux frères dit :

— « Belle Jeanneton, dans trois heures, nous serons au château du Fils du Roi de France. Belle Jeanneton, prends garde que le vent de la mer ne gâte pas ton beau visage.

— Marâtre, demanda la Belle Jeanneton, qu’a dit mon frère aîné ?

— Ton frère aîné a dit : « Donne tes souliers blancs à ta sœur. »

La Belle Jeanneton obéit sans se plaindre, et chaussa les savates de la Créature.

Une heure plus tard, le cadet des deux frères dit :

— « Belle Jeanneton, dans deux heures, nous serons au château du Fils du Roi de France. Belle Jeanneton, prends garde que le vent de la mer ne gâte pas ton beau visage.

— Marâtre, demanda la Belle Jeanneton, qu’a dit mon frère cadet ?

— Ton frère cadet a dit : « Donne ta robe blanche à ta sœur. »

La Belle Jeanneton obéit sans se plaindre, et se vêtit des loques rogneuses de la Créature.

Une heure plus tard, l’aîné des deux frères dit :

— « Belle Jeanneton, dans une heure nous serons au château du Fils du Roi de France. Belle Jeanneton, prends garde que le vent de la mer ne gâte pas ton beau visage.

— Marâtre, demanda la Belle Jeanneton, qu’a dit mon frère aîné ?

— Ton frère aîné a dit : « Donne à ta sœur ton voile blanc, et ta couronne de fleurs d’oranger. »

La Belle Jeanneton obéit sans se plaindre.

Que firent alors la Marâtre et sa Créature ? Tandis que la voiture roulait, elles ouvrirent la portière doucement, bien doucement, et, sans être vues des deux frères, lancèrent la Belle Jeanneton dans un bourbier.

Depuis le lever du soleil, le Fils du Roi de France attendait, bouillant d’impatience, devant la grande porte de son château. Dès qu’il aperçut la Marâtre et sa Créature, il devint tout bleu de colère.

— « Bourreau, cria-t-il, ces deux hommes m’ont menti. Vite, enferme-les dans un cachot noir. Brise leur la tête sous une pierre, et laisse-les pourrir, rongés des vers et des rats. »

Le bourreau obéit.

Alors, le Fils du Roi de France se tourna vers la Marâtre et sa Créature.

— « Femmes, qui êtes-vous ?

— Fils du Roi de France, je suis la mère de la Belle Jeanneton. Voici votre fiancée.

— Çà, la Belle Jeanneton ? Valets, vite, un peigne. Vite, une aiguière. »

Les valets obéirent.

— « Souillon, peigne-toi. »

La Créature obéit. Mais ce n’était pas le blé, c’étaient les poux, qui tombaient de ses cheveux par boisseaux.

— « Souillon, lave tes mains. »

La Créature obéit. Mais ce n’étaient pas des doubles louis d’or et des quadruples d’Espagne qui tombaient de ses doigts par douzaines. C’étaient la rogne et la crasse.

— « Bourreau, commanda le Fils du Roi de France, enferme ces deux vauriennes dans un sac et jette-les dans la mer. »

Le bourreau obéit.

Pendant que le Fils du Roi de France ordonnait ainsi le mal et le bien, la Belle Jeanneton gisait toujours dans son bourbier.

— « Sainte Vierge, à mon secours. Sainte Vierge, ayez pitié de moi. »

Vint à passer une brave jardinière.

— « Sainte Vierge, à mon secours. Sainte Vierge, ayez pitié de moi. »

La brave jardinière arrivait à temps. Elle aida la Belle Jeanneton à sortir du bourbier, et la mena dans sa maison.

— « Tiens, petite. Peigne-toi. »

Tandis que la Belle Jeanneton se peignait, le blé tombait de ses cheveux par boisseaux.

— « Tiens, petite, lave-toi. »

Tandis que la Belle Jeanneton se lavait de la tête aux pieds, les doubles louis d’or et les quadruples d’Espagne, tombaient de ses doigts par douzaines.

— « Tiens, petite, mets ces jolis habits de paysanne.

— Merci, brave jardinière. En paiement de votre charité, prenez ce blé. Prenez ces doubles louis d’or, et ces quadruples d’Espagne. Si vous le voulez, je vivrai chez vous comme servante. »

Ce qui fut dit fut fait. Chaque matin, la Belle Jeanneton s’en allait au château du Fils du Roi de France, vendre ses premières pêches. En retournant chez sa maîtresse, elle ne manquait jamais de se baigner dans la mer.

Un jour, le Fils du Roi de France aperçut, de sa fenêtre, la Belle Jeanneton qui retournait chez sa maîtresse. Aussitôt, il en tomba amoureux fou.

— « Valets, dit-il, quelle est cette jolie paysanne ?

— Fils du Roi de France, c’est une brave fille, qui vient ici, chaque matin, vendre ses premières pêches.

— Vite, valets, courez après elle, et ramenez-la. »

Mais la Belle Jeanneton était déjà loin. Elle se baignait, tranquille et le cœur content.

Malheur ! Le Drac la guettait. Cent fois plus vite qu’un éclair, il la saisit, et l’emporta dans son beau château, dans son beau château plein de statues d’or et d’argent, dans son beau château bâti sous les eaux, tout au beau milieu d’un jardin, planté de grands arbres et de fleurs de mer.

— « Belle Jeanneton, je suis le Drac. Je suis le Roi des eaux. Tiens, prends cette robe couleur du soleil. Prends cette couronne d’étoiles. Belle Jeanneton, écoute. Je suis amoureux fou de toi. Marions-nous. Tu seras ma reine.

— Drac, tu n’es pas de la race des chrétiens. Nous ne nous marierons jamais, jamais. »

Alors, le Drac devint tout bleu de colère. Mais il était trop amoureux pour faire mal à sa maîtresse.

— « Belle Jeanneton, le temps est proche où tu feras à ma volonté. Jusque-là, tu ne m’échapperas pas. »

Cela dit, le Drac prit un anneau d’or, et le riva, à grands coups de marteau, au pied gauche de la Belle Jeanneton. À cet anneau, il attacha une chaîne dorée, fine comme un cheveu, forte comme une barre d’acier, et longue de sept cents lieues.

— « Belle Jeanneton, voici qui me répond de toi. Sur la mer, où je commande, tu peux courir

où tu voudras. Quand tu seras lasse de courir, tu diras :

« Drac, tire la chaîne[1],
Dans la mer m’emmène. »

Aussitôt, je tirerai ta chaîne dorée, pour te ramener au château. »

Ce qui fut dit fut fait. Chaque matin, la Belle Jeanneton s’en allait courir sur la mer. Quand elle était lasse, elle disait :

« Drac, tire la chaîne,
Dans la mer m’emmène. »

Aussitôt, le Drac tirait la chaîne dorée, et ramenait sa prisonnière au château.

Un jour, la Belle Jeanneton courait ainsi sur la mer. Elle arriva tout proche du château du Fils du roi de France. Les cochers, qui faisaient baigner leurs chevaux, l’aperçurent, et coururent prévenir leur maître.

— « Fils du Roi de France, regardez, regardez courir sur la mer cette belle demoiselle, avec sa robe couleur du soleil, et sa couronne d’étoiles. »

Le Fils du Roi de France devint pâle comme un mort.

— « Par mon âme, cette belle demoiselle est la même que la servante dont je suis amoureux fou. »

La Belle Jeanneton marchait toujours sur la mer. À cent pas du bord, elle s’arrêta pour chanter :

— « Le Drac m’a volée[2].
Par le pied il m’a attachée
Avec une chaîne dorée.
Demain, je serai revenue. »

Le soleil baissait. Alors, la Belle Jeanneton dit :

— « Drac, tire la chaîne,
Dans la mer m’emmène. »

Aussitôt, le Drac tira la chaîne dorée, et ramena sa prisonnière au château.

Depuis le coucher du soleil, le Fils du Roi de France, tout seul dans sa chapelle, pria Dieu jusqu’à la pointe de l’aube. Alors, il se choisit une hache large et tranchante, détacha son grand cheval, lui mit la bride et la selle, et regarda loin, bien loin sur la mer.

À la même heure, la Belle Jeanneton se levait, pour cueillir, dans le jardin du château, la fleur rouge, la fleur de mer, qui ressuscite les morts.

— « Adieu, Drac. Je vais me promener sur la mer. Quand je serai lasse, je dirai :

« Drac, tire la chaîne,
Dans la mer m’emmène. »

La Belle Jeanneton partit, avec sa robe couleur du soleil, avec sa couronne d’étoiles, avec sa fleur rouge, la fleur de mer, qui ressuscite les morts.

Du plus loin qu’il l’aperçut, le Fils du Roi de France saisit sa hache large et tranchante, sauta sur son grand cheval, et se tint prêt à marcher.

À cent pas du bord, la Belle Jeanneton s’arrêta.

Hardi ! Le Fils du Roi de France poussa son grand cheval dans la mer, saisit la Belle Jeanneton par la ceinture, brisa la chaîne dorée d’un seul coup de hache, et repartit au grand galop.

Mais le Drac se méfiait. Sur la secousse de la chaîne dorée, il partit. Il partit sur la mer, secouant les vents et l’orage, cent fois plus vite qu’un éclair.

Rien n’y fit. Le Fils du Roi de France était à terre, avec la Belle Jeanneton. À terre, finit le pouvoir du Drac.

— « Merci, Fils du Roi de France. Je te connais. Toi, tu ne me connais pas. Je suis la Belle Jeanneton.

— Tu es la Belle Jeanneton ! Valets, vite, un peigne. Vite, une aiguière. »

Les valets obéirent.

La Belle Jeanneton se peigna. De ses cheveux, le blé tomba par boisseaux.

La Belle Jeanneton se lava les mains. De ses doigts, les doubles louis d’or et les quadruples d’Espagne tombèrent par douzaines.

— « Belle Jeanneton, je suis amoureux fou de toi. Veux-tu de moi pour mari ?

— Fils du Roi de France, pour me marier, il faut le consentement de mes deux frères.

— Malheur ! Tes deux frères gisent dans un cachot noir, rongés des vers et des rats.

— Fils du roi de France, mène-moi dans le cachot noir. »

Le Fils du roi de France obéit. Alors, la Belle Jeanneton toucha ses deux frères avec la fleur rouge, avec la fleur de mer qui ressuscite les morts. Aussitôt, la fleur se flétrit ; mais les deux frères se relevèrent, forts et hardis.

— « Mes frères, voulez-vous du Fils du Roi de France pour mon mari ?

— Petite sœur, nous le voulons. »

Ce même jour, le Fils du Roi de France épousa la Belle Jeanneton. Ils vécurent longtemps heureux[3].

  1. En gascon, cela forme deux vers :

    Drac, tiro la cadeno,
    Dens la mar m’ameno.

    J’ai observé que Mademoiselle Victorine Sant, la jeune fille, de qui je tiens ce conte, dit constamment mar, qui est le mot provençal et languedocien, et non ma, qui est le terme gascon. Mademoiselle Sant est de Sarrant (Gers), sur les confins du Languedoc et du Bas-Quercy.

  2. En gascon, cela forme quatre vers :

    Lou Drac m’a panado.
    P’ou pè gauch m’a estacado
    Damb’uo cadeno daurado.
    Douman que serèi tournado.

  3. Dicté par Mademoiselle Victorine Sant, de Sarrant (Gers), âgée de vingt ans, et pourvue de l’instruction primaire.