Contes populaires de la Gascogne/Barbe-Bleue

Contes populaires de la GascogneMaisonneuve frères et Ch. Leclerctome 1 (p. 241-250).

V

barbe-bleue



Il y avait, une fois, un homme haut de six pieds, avec une barbe bleue qui lui descendait jusqu’à la ceinture. C’est pourquoi on l’appelait Barbe-Bleue. Cet homme était riche comme la mer. Pourtant, il ne faisait jamais l’aumône. Jamais il ne mettait le pied dans une église. On disait qu’il s’était marié sept fois ; mais on ne savait ce que ses sept femmes étaient devenues.

Enfin, le Roi de France fut avisé de ces mauvais bruits. Aussitôt, il envoya force soldats pour arrêter le méchant homme, et un grand juge rouge pour l’interroger. Pendant sept ans, ils battirent les bois et les montagnes ; mais Barbe-Bleue se cachait je ne sais où.

Les soldats et le grand juge rouge repartis, Barbe-Bleue reparut, plus méchant, plus terrible que jamais. C’était au point que nul n’osait se hasarder à sept lieues autour de son château.

Un matin, Barbe-Bleue courait la campagne, monté sur son grand cheval noir, suivi de trois dogues, grands et forts comme des taureaux. Vint à passer, toute seulette, une jeune et belle demoiselle.

Sans dire un mot, le gueux la saisit par la ceinture, et l’emporta dans son château.

— « Écoute. J’entends que tu sois ma femme. Désormais, tu ne sortiras plus d’ici. »

Par force, la demoiselle épousa Barbe-Bleue, et demeura prisonnière, souffrant mort et passion, pleurant toutes les larmes de ses yeux. Chaque matin, dès la pointe de l’aube, Barbe-Bleue montait à cheval, et partait, suivi de ses trois dogues, grands et forts comme des taureaux. Il ne rentrait qu’à l’heure du souper. Tout le long du jour, sa femme ne bougeait pas de la fenêtre. Elle regardait là-bas, là-bas, dans la campagne, et songeait bien tristement.

Parfois, venait s’asseoir auprès de sa maîtresse une bergerette, jolie comme un cœur, et sage comme une sainte.

— « Madame, lui disait-elle, je connais vos pensées. Vous vous méfiez des valets et des servantes de ce château. Madame, vous n’avez pas tort. Mais moi, je ne suis pas née pour vous trahir. Madame, contez-moi vos peines. »

La dame se taisait. Mais un jour elle parla.

— « Bergerette, jolie Bergerette, si tu me trahis, le Bon Dieu et la sainte Vierge te puniront. Écoute. Je vais te conter mes peines. Bergerette, nuit et jour, je songe à mon pauvre père, à ma pauvre mère. Je songe à mes deux frères, partis depuis sept ans passés à l’étranger, pour le service du roi de France. Bergerette, jolie Bergerette, si tu me trahis, le Bon Dieu et la sainte Vierge te puniront.

— Madame, je ne vous trahirai pas. Écoutez. J’ai grand pouvoir sur un geai parlant. Quand vous voudrez, il ira tout conter à vos deux frères, partis, depuis sept ans passés à l’étranger pour le service du roi de France.

— Merci, Bergerette. Attendons le bon moment. »

Désormais, la dame et la jolie Bergerette devinrent grandes amies. Mais elles ne parlèrent plus de rien, craignant d’être vendues par les valets et servantes du château.

Un jour, Barbe-Bleue dit à sa femme :

— « Écoute. Demain matin, dès la pointe de l’aube, je pars pour un grand voyage. Voici sept clefs. Les six plus grandes ouvrent les chambres et les armoires du château. Tu peux t’en servir à ta volonté. Mais la plus petite clef ouvre la porte de cette chambrette. Là, je te défends d’entrer. Si tu n’obéis pas, je le saurai, et il t’arrivera malheur. »

Le lendemain matin, dès la pointe de l’aube, Barbe-Bleue partit au galop sur son cheval noir, suivi de ses trois dogues, grands et forts comme des taureaux.

Pendant trois mois, la dame fit comme le maître avait commandé. Avec les six grandes clefs, elle n’ouvrit que les chambres et les armoires du château. Mais elle pensait cent fois par jour :

— « Je voudrais bien savoir ce qu’il y a dans la chambrette. »

Cela ne pouvait durer longtemps.

— « Bah ! se dit-elle un jour, contentons mon envie. Barbe-Bleue ne le saura pas. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. La Dame appela la jolie Bergerette, prit la petite clef, et ouvrit la porte de la chambrette.

— « Sainte Vierge ! Huit crocs de fer. Sept femmes mortes accrochées. »

La Dame tenta de refermer la porte. Mais la petite clef tomba par terre. La jolie Bergerette la ramassa. Malheur ! La petite clef portait une tache de sang.

La chambrette fermée, la Dame et la jolie Bergerctte fourbirent la tache de sang jusqu’au coucher du soleil. Elles la fourbirent avec du vinaigre et du sel, avec des cendres chaudes, avec de la prêle[1]. Rien n’y fit. Plus les deux malheureuses frottaient, plus la tache de sang se montrait en rouge sur le fer.

Enfin, la petite clef parla.

— « Frottez, femmes. Certes, vous pouvez bien frotter. Ma tache de sang ne partira jamais, jamais. Dans sept jours, Barbe-Bleue sera de retour. »

Alors, la jolie Bergerette dit à sa maîtresse :

— « Madame, le bon moment est venu de dépêcher le geai parlant. — Cac cac cac. »

À ce cri, le geai parlant entra par la fenêtre.

— « Cac cac cac. Jolie Bergerette, que me veux-tu ?

— Geai parlant, pars pour l’étranger. Pars pour l’armée du Roi de France. Là, tu diras aux deux frères de ma maîtresse : « Vite, vite, courez au secours de votre sœur, prisonnière au château de Barbe-Bleue. »

Dans la nuit noire, le geai parlant partit à toute volée. Au lever du soleil, il avait fait son devoir.

Sept jours après, Barbe-Bleue rentrait dans son château, toujours monté sur son cheval noir, suivi de ses trois dogues grands et forts comme des taureaux.

— « Femme, rends-moi mes sept clefs. »

La pauvrette lui présenta les six grandes clefs des chambres et des armoires.

— « Bougresse ! Je n’ai pas mon compte. La petite clef ! La petite clef ! »

Toute tremblante, la malheureuse présenta la petite clef tachée de sang.

— « Carogne ! Tu as regardé dans la chambrette. Dans une heure, tu pendras morte au huitième croc de fer. »

Barbe-Bleue descendit dans la cour, pour affiler son coutelas sur la pierre

Tout en affilant son coutelas, il disait :

— « Affile, affile, coutelas. — Par le cou de ma femme tu passeras[2]. »

La Dame et la jolie Bergerette écoutaient toutes tremblantes.

— « Bergerette, jolie Bergerette, monte, monte au plus haut de la tour. »

La jolie Bergerette obéit. Dans la cour, Barbe-Bleue affilait toujours son coutelas sur la pierre.

— « Affile, affile, coutelas. — Par le cou de ma femme tu passeras.

— Bergerette, jolie Bergerette, que vois-tu du plus haut de la tour ?

— Madame, du plus haut de la tour, je vois le soleil qui rayonne. Je vois la mer. Je vois les montagnes et les plaines. »

Alors, la dame monta sept marches de l’escalier.

Dans la cour, Barbe-Bleue affilait toujours son coutelas sur la pierre.

— « Affile, affile, coutelas. — Par le cou de ma femme tu passeras.

— Bergerette, jolie Bergerette, que vois-tu du plus haut de la tour ?

— Madame, du plus haut de la tour, je vois, là-bas, là-bas, vos deux frères lancés au grand galop de leurs chevaux. »

Alors, la Dame monta sept autres marches de l’escalier.

Dans la cour, Barbe-Bleue affilait toujours son coutelas sur la pierre.

— « Affile, affile, coutelas. — Par le cou de ma femme tu passeras.

— Bergerette, jolie Bergerette, que vois-tu du plus haut de la tour ?

— Madame, vos deux frères sont une lieue plus près[3]. — Sauvez votre vie, si vous pouvez. »

Dans la cour, Barbe-Bleue avait fini d’aiguiser son coutelas sur la pierre.

— « Descends, carogne. Descends, ou je monte. »

Alors, la dame monta sept autres marches de l’escalier.

— « Mon ami, le temps de faire ma prière. — Bergerette, jolie Bergerette, que vois-tu du plus haut de la tour ?

— Madame, vos deux frères sont tout près, tout près. — Sauvez votre vie, si vous pouvez. »

Alors, la Dame monta jusqu’au plus haut de la tour. Ses deux frères mettaient pied à terre devant la porte du château.

De la cour, Barbe-Bleue criait :

— « Descends, carogne. Descends, ou je monte. »

Barbe-Bleue monta, brandissant son coutelas bien affilé.

— « Hardi ! mes frères. À mon secours. »

Barbe-Bleue lâcha sa femme, et siffla ses trois dogues, grands et forts comme des taureaux.

Sabre au poing, les deux frères arrivaient sur la plate-forme de la tour.

— « Hardi ! mes frères. À mon secours. »

Pendant une heure d’horloge, bêtes et gens firent bataille. Enfin, Barbe-Bleue tomba mort avec ses trois dogues, grands et forts comme des taureaux.

— « Petite sœur, ce gueux et ses bêtes ont fini de mal faire. Partons. »

Le frère aîné prit sa sœur en croupe. Le cadet prit la jolie Bergerette. Au coucher du soleil, ils arrivaient au château de leurs parents.

— « Bonjour, mon père. Bonjour, ma mère. Vous m’avez pleurée comme morte, et morte je serais, au château de Barbe-Bleue, sans l’amitié de cette jolie Bergerette. »

Tous s’embrassèrent, comme des gens bien heureux de se revoir.

À souper, le frère cadet parla.

— « Écoutez, mon père. Écoutez, ma mère. Je suis amoureux de la jolie Bergerette. Si vous ne me la donnez pas pour femme, demain je repars pour la guerre. Vous ne me reverrez jamais, jamais.

— Mon fils, fais à ta volonté. Ta jolie Bergerette aura pour dot le château de Barbe-Bleue[4]. »

  1. En gascon brego-coupo, parce que la prêle, qui contient de la silice, sert à nos paysans pour nettoyer leurs ustensiles d’étain.
  2. En gascon, cela fait deux vers :

    Ahilo, ahilo, couteras.
    P’ou cot de ma henno passeras.

  3. En gascon, cela forme deux vers :

    Madamo, bostes dus frais soun uo lèguo mès près.
    Saubatz bosto bito, se poudètz.

  4. Dicté par Catherine Sustrac. Joseph Lafitte, du Pergain-Taillac (Gers), m’a fourni, vers l’âge de quatorze ans, une leçon absolument identique pour le fond. Je pourrais invoquer d’autres garants, car le conte de Barbe-Bleue, tel que je viens de le donner, est encore fort répandu dans la Gascogne et dans l’Agenais.