Contes populaires de la Gascogne/La Belle endormie

Contes populaires de la GascogneMaisonneuve frères et Ch. Leclerctome 1 (p. 181-192).
La Fleur  ►


I

la belle endormie



Il y avait, une fois, un roi qui avait trois filles : l’aînée belle comme le jour, la seconde plus belle que l’aînée, la troisième plus belle que les deux autres. Le roi aimait surtout ses deux aînées. Chaque fois qu’il s’en allait en campagne, il ne manquait jamais de leur rapporter de beaux présents. Mais il n’y avait jamais rien pour la dernière.

— « Père, lui dit-elle un jour, quand vous allez en campagne, vous ne manquez jamais de rapporter de beaux présents à vos deux aînées. Mais il n’y a jamais rien pour moi.

— Ma fille, que veux-tu que je te rapporte ?

— Père, rapportez-moi une fleur.

— Ma fille, je te promets contentement. »

Quelques jours après, le roi partit en campagne. En passant dans une grande ville, il acheta de beaux présents, pour ses deux filles aînées, et rien pour la dernière. Cela fait, il se remit en route. Le soir, il passa près d’un beau château, dans un superbe parterre. Alors, il se souvint de la promesse qu’il avait faite à la dernière de ses filles.

Aussitôt, le roi mit pied à terre, et cueillit la plus belle fleur. Il ne l’avait pas cueillie, qu’il entendit une voix.

— « Roi, tu m’as volé la plus belle de mes fleurs.

— Qui es-tu ? Je t’entends ; mais je ne te vois pas.

— Je suis qui il me plaît ; et tu me verras si je veux. Tu m’as volé la plus belle de mes fleurs. Donne-moi une de tes filles en mariage. Sinon, je vous mange tout vifs, toi et les tiens.

— J’en parlerai à mes filles. »

Le roi se remit en route. Arrivé dans son château, il manda ses trois filles dans sa chambre.

— « Mes filles, écoutez. Voici les beaux présents que je rapporte pour mes deux aînées. Voilà la belle fleur que j’ai cueillie pour ma dernière, près d’un beau château, dans un superbe parterre. Je ne l’avais pas cueillie, que j’ai entendu une voix ; mais je n’ai pas vu celui qui parlait. « Roi, m’a-t-il dit, tu m’as volé la plus belle de mes fleurs. Donne-moi en mariage la plus belle de tes filles. Sinon je vous mange tout vifs, toi et les tiens. » Qui de vous veut épouser le maître de ce château ?

— Père, pas moi, dit l’aînée.

— Père, pas moi, dit la seconde.

— Père, dit alors la troisième, je ne veux pas que vous soyez mangés tout vifs, vous et les vôtres. J’épouserai qui vous voudrez. »

Le lendemain, le roi prit sa troisième fille en croupe, et la porta dans le parterre dont, la veille, il avait cueilli la plus belle fleur.

— « Adieu, ma fille. Prie Dieu qu’il te garde de tout malheur. »

Et le roi repartit au grand galop.

Longtemps, bien longtemps, la jeune fille demeura seule à pleurer, dans le parterre. Enfin, elle vint frapper à la porte du château. Mais la demeure était déserte, et la porte ne s’ouvrit pas. Alors, la pauvrette retourna dans le parterre, et se mit à cueillir des fleurs. Au coucher du soleil, elle entendit une voix.

— « Cueille des fleurs, mignonne. Cueilles-en tant que tu voudras.

— Qui es-tu ? Je t’entends ; mais je ne te vois pas.

— Je suis celui qui t’épousera. Si tu n’as pas peur, parle, et tu me verras.

— Je n’ai pas peur. »

Alors, la jeune fille aperçut un Serpent-Volant, grand et gros comme un tronc de peuplier.

— « Me voici, mignonne. Veux-tu toujours m’épouser ?

— Serpent-Volant, je ferai comme j’ai dit. Nous fiancerons quand tu voudras.

— Tiens, mignonne. Voilà la bague des épousailles. »

Et le Serpent-Volant passa une bague d’or au doigt de la jeune fille.

— « Écoute, mignonne. Garde cette bague à ton doigt, et ne l’en retire jamais, jamais. Sinon, il arriverait un grand malheur. Si tu dois être malade, la bague deviendra couleur d’argent. Si elle devient couleur de sang, tu seras en danger de mort.

— Merci, Serpent-Volant. Tu seras obéi. Maintenant, je veux rentrer au château de mon père. Je suis bien jeunette encore. Notre mariage ne presse pas. »

Alors, le Serpent-Volant chargea la pauvre jeune fille sur son dos, et partit cent fois plus vite qu’une hirondelle. En un moment, elle était devant le château de son père.

Le Serpent-Volant repartit sans dire un mot, et la pauvrette monta dans la chambre de son père.

— « Bonsoir, père.

— Bonsoir, ma fille. Que reviens-tu faire ici ?

— Père, je suis revenue ici, pour attendre le jour de mes noces. »

La jeune fille s’installa donc dans le château. Le lendemain, ses parents et leurs valets devenaient tristes, tristes comme la mort. Le surlendemain, ils tombaient malades. Trois jours après, ils étaient hors d’état de quitter leur lit.

— « Ah ! pensait la jeune fille, j’ai quitté le château du Serpent-Volant. Le voilà qui se venge sur les miens. »

Alors, elle appela son petit chien, et s’en alla promener dans le jardin du château. C’était au mois de mai. Les fleurs embaumaient, peintes de toutes les couleurs. Mais, dans un coin, la terre était dure et glacée.

La jeune fille alluma là une brassée de branches sèches. Aussitôt, le Serpent-Volant sortit de terre.

— « Mignonne, si tu ne m’épouses pas ce matin même, tes parents et leurs valets mourront au coucher du soleil.

— Serpent-Volant, va dire au curé qu’il se hâte, et reviens me chercher dans une heure. »

Une heure après, le Serpent-Volant chargeait sur son dos la mariée vêtue de blanc, et filait dans l’air, cent fois plus vite qu’une hirondelle. La messe du mariage finie, le Serpent-Volant dit à sa femme :

— « Mignonne, regarde. Que vois-tu ?

— À ma droite, je vois un jeune homme beau comme le jour. À terre, je vois les ailes et la peau du Serpent-Volant.

— Mignonne, écoute. Je suis roi comme ton père. Le mariage m’a délivré pour toujours du malheur qu’un méchant homme avait mis sur moi. Sur la porte de l’église, mes gens t’attendent, pour te conduire à mon château. Emporte dans notre chambre ces ailes et cette peau de Serpent-Volant. Ne manque pas de les brûler, à ton retour, jusqu’au dernier morceau. Si tu me désobéis, le malheur sera sur toi. Si tu fais ce que je te commande, j’arriverai sur le premier coup de minuit, et nous vivrons heureux ensemble.

— Roi, vous serez obéi. »

Le roi partit, et ses gens ramenèrent la reine au château. Là, elle commanda d’allumer un grand feu de sarments dans la cheminée de sa chambre, ferma la porte à double tour, et jeta dans la flamme les ailes et la peau du Serpent-Volant. Une heure après, il ne restait plus, dans les cendres froides, qu’une belle fleur, toute pareille à celle que le père de la mariée avait cueillie dans le parterre du Serpent-Volant.

La reine prit la belle fleur, et la mit au frais dans un vase d’or. Cela fait, elle se coucha, et s’endormit. Mais, un quart-d’heure avant minuit, le méchant homme arriva.

— « Bon, dit-il. La belle fleur n’est pas brûlée. »

Alors, il prit à bras-le-corps la reine endormie, et partit à travers les nuages.

Sur le premier coup de minuit, le roi frappait à la porte de la chambre.

— « Pan ! pan ! N’aie pas peur, mignonne. Viens ouvrir. »

Mais personne ne répondait. D’un coup d’épaule, le roi brisa la porte. La chambre et le lit étaient vides. Mais la belle fleur embaumait dans son vase d’or.

— « Malheur ! Le méchant homme est venu. »

Toute la nuit, le roi songea bien tristement. Au lever du soleil, il pensa :

— « Allons parler au pape de Rome. »

Un an plus tard, il entrait dans la chambre du pape de Rome.

— « Bonjour, pape de Rome. Je viens vous demander un grand service.

— Parle, mon ami.

— Pape de Rome, un méchant homme m’a pris ma femme. Savez-vous où elle est ?

— Non, mon ami. Mais saint Pierre te le dira. »

Alors, le pape de Rome regarda dans la campagne, et siffla. Aussitôt, un aigle, grand comme un bœuf, vint se poser au bord de la fenêtre.

— « Aigle, tu sais ce que je veux. Obéis. »

L’aigle prit le roi dans ses serres, et l’emporta sur le seuil du paradis. Le roi regarda par le trou de la serrure. Il vit le Bon Dieu et la sainte Vierge, qui chantaient vêpres, parmi les anges et les saints. Cela était si beau, si beau, qu’il ne se pressait pas de frapper. Mais l’aigle lui donna un grand coup de bec.

— « Allons, dépêche-toi. J’ai d’autres affaires ailleurs. »

Au premier coup de marteau, la porte s’ouvrit.

— « Bonjour, saint Pierre. Je viens de la part du pape de Rome, Je viens vous demander un grand service. Un méchant homme m’a pris ma femme. Dites-moi où elle est.

— Mon ami, ta femme est prisonnière, sur une haute montagne, dans une île de la mer. À l’ombre d’un grand chêne, elle dort, et dormira jusqu’à ce que tu la réveilles. Mais tu n’es pas encore dans l’île, et le méchant homme veille nuit et jour. Il s’est fait Roi des Poissons, et commande dans l’air et dans l’eau. Écoute. Au temps de Notre-Seigneur, j’étais pêcheur dans mon pays. Là, j’ai laissé ma barque, où le pain et le vin ne manquent jamais. Là, j’ai laissé ma bonne ligne de crin d’Espagne, avec un gros hameçon d’or, béni de la main de Jésus-Christ. Monte dans ma barque, et pars sur la mer sans peur ni crainte. Quand tu seras devant l’île, le Roi des Poissons secouera terriblement les eaux, et lâchera la tempête. Alors, amorce ma bonne ligne avec de la chair de chrétien. Aussitôt, tu sentiras une secousse à te lancer dans la mer. Tiens bon. Tire ferme. Six fois, le Roi des Poissons montera, semblable à diverses choses. Mais, la septième, il reprendra la forme de l’homme. Alors, tire ton épée, et coupe-lui la tête sur le bordage de ma barque. Cela fait, le reste de ton travail sera peu de chose.

— Merci, saint Pierre. »

La porte du paradis refermée, l’aigle reprit le roi dans ses serres, et l’emporta sur le bord de la mer. Là, se trouvaient la barque de saint Pierre, et sa bonne ligne de crin d’Espagne, avec un gros hameçon d’or, béni de la main de Jésus-Christ.

— « Merci, aigle. »

L’aigle repartit à toute volée. Alors, le roi se mit à songer.

— « Et maintenant, il me faut de la chair de chrétien, pour amorcer la bonne ligne de saint Pierre. »

En ce moment, un petit berger passait avec ses brebis. Le roi le regarda de travers ; mais il se dit :

— « Non. Je ne tuerai pas cet enfant. Allons creuser dans ce cimetière. »

Le roi s’arrêta devant une fosse fraîchement comblée ; mais il se dit :

— « Non. Laissons les morts en paix. »

Aussitôt, il sauta dans la barque de saint Pierre, et partit seul sur la mer, cent fois plus vite qu’une hirondelle. Au lever du soleil, il était à cent toises de l’île, où sa femme dormait toujours sur la haute montagne, à l’ombre du grand chêne.

Alors, le Roi des Poissons secoua terriblement les eaux, et lâcha la tempête.

— « Jouis de ton reste, Roi des Poissons. Tu vas avoir de mes nouvelles. »

Le roi tira son épée, coupa dans sa cuisse un morceau de chair, amorça le gros hameçon d’or béni de la main de Jésus-Christ, et jeta dans la mer la bonne ligne de saint Pierre. Aussitôt, il sentit une secousse à le renverser ; mais il tint bon, et tira ferme. Enfin le Roi des Poissons monta sur la mer, pareil à un grand serpent.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Le Roi des Poissons replongea, et reparut pareil à une herbe flottante.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Le Roi des Poissons replongea, et reparut, en chantant, pareil à une sirène.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Le Roi des Poissons replongea, et reparut, pareil à la brume qui se lève sur les eaux.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Le Roi des Poissons replongea, et reparut, pareil à une charogne empestée.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Le Roi des Poissons replongea, et reparut, pareil à la femme du roi.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Enfin, le Roi des Poissons replongea, et reparut avec la forme de l’homme.

— « À la bonne heure, mon ami. J’ai deux mots à te dire. Arrive ici. »

Le roi tira son épée, prit le méchant homme aux cheveux, et lui coupa la tête sur le bordage de la barque.

Alors, la tête se mit à parler.

— « Écoute. Mange mes oreilles. Ainsi, tu entendras tout ce qui se dit sur la terre, dans le ciel et dans l’enfer. Mange ma langue. Ainsi, tu parleras tous les langages des hommes et des bêtes. Suce mes yeux. Ainsi, tu verras tout ce qui se passe dans le soleil, dans la lune, et dans les étoiles. »

Alors, la tête se tut. Le roi mangea ses oreilles, sa langue, et suça ses yeux. Ainsi, il entendit ce qui se passe sur la terre, dans le ciel et dans l’enfer, et parla tous les langages des hommes et des bêtes. Ainsi, il vit tout ce qui se passe dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles.

Cela fait, le roi débarqua dans l’île. En un clin d’œil, il était sur la haute montagne où la reine dormait toujours, à l’ombre du grand chêne.

— « Hô ! Mignonne, réveille-toi.

— C’est toi, roi. Nos épreuves sont donc finies. Retournons vite au pays. »

Tous deux remontèrent sur la barque de saint Pierre. Sept jours après, ils rentraient dans leur château, où ils vécurent longtemps heureux[1].

  1. Dicté par feu Cazaux. Cadette Saint-Avit savait aussi ce conte, que trois personnes encore vivantes m’ont également récité, mais sous une forme moins précise. Ce sont : Isidore Escarnot, de Bivès (Gers) ; Françoise Lalaune, de Lectoure ; et Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, canton de Laroque-Timbaut (Lot-et-Garonne).