Contes populaires de Basse-Bretagne/Robardic le Pâtre

François-Marie Luzel
Contes populaires de Basse-Bretagne
PERSONNAGES ET ANIMAUX FABULEUX ET APOCRYPHES



III


ROBARDIC LE PÂTRE
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Selaouit hol, mar hoc’h eus c’hoant,
Hag e clevfet eur gaozic koant,
Ha na eus en-hi netra gaou.
Mès, marteze, eur gir pe daou.

Écoutez tous, si vous voulez,
Et vous entendrez un joli petit conte,
Où il n’y a pas de mensonge.
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


IL y avait une fois un jeune garçon, resté sans père ni mère, et qui vivait de la charité publique. Il avait quinze ou seize ans et était bien constitué et bien portant. Mais, il n’aimait pas le travail, et l’on commençait à se lasser, dans le pays, de le nourrir ainsi à rien faire. Robardic (il s’appelait Robardic), voyant qu’on le recevait de jour en jour plus mal, dans les fermes et les manoirs où il avait trouvé, jusqu’alors, de la bouillie d’avoine et de bonnes crêpes de blé noir, se décida à quitter son pays, pour aller chercher sa vie ailleurs.

Il partit donc, sans un sou vaillant dans sa poche, et prit la première route qui s’offrit à lui, ne sachant où elle le conduirait, et ne s’en inquiétant guère. Comme il suivait un étroit sentier, sur une grande lande, il rencontra une énorme fourmi, qui lui dit :

— Je vais te manger !

— Jésus ! répondit Robardic, étonné de l’entendre parler, vous ne ferez pas cela ; je n’ai jamais vu de fourmi aussi grande ni aussi belle que vous, et vous n’êtes certainement pas aussi méchante que vous voulez le faire croire. Vous êtes, sans doute, la reine des fourmis ?

— Continue ta route, Robardic, lui répondit la fourmi, et si jamais tu as besoin de secours, et tu en auras besoin, appelle la reine des fourmis, et j’arriverai aussitôt.

— Merci bien, répondit Robardic, et il continua sa route, enchanté de sa rencontre.

Un peu plus loin, comme il passait près d’un arbre, il vit une colombe perchée sur une branche basse, et elle lui dit aussi :

— Je vais te manger !

— Jésus ! ma jolie colombe, vous ne ferez pas cela : jamais je n’ai vu un aussi bel oiseau ; vous êtes certainement la reine des colombes.

— Continue la route, Robardic, dit la Colombe, et si jamais tu as besoin de mon aide, appelle la reine des colombes, et j’arriverai aussitôt.

— Merci bien, répondit Robardic, et il se remit à marcher.

Il ne tarda pas à rencontrer, dans un bois, un énorme lion, assis sur le bord du sentier, comme s’il l’attendait. À cette vue, Robardic trembla de tous ses membres et songea à retourner sur ses pas ; mais, réfléchissant que le lion le suivrait et l’atteindrait facilement, et encouragé, d’ailleurs, par la manière dont la fourmi et la colombe s’étaient comportées à son égard, il réunit tout son courage et avança.

— Je vais te manger ! lui dit le lion, au moment où il passait.

— Jésus, mon Dieu ! vous ne ferez pas cela. Vous êtes, sans doute, un lion, le roi des animaux, car je n’ai jamais vu aucun animal aussi beau et aussi majestueux que vous.

— Continue ta route, Robardic, répondit le lion, et si jamais tu as besoin de moi, appelle le roi des animaux, et tu me verras arriver aussitôt.

Robardic passa outre et continua sa route, rassuré et se disant à lui-même : — Si les hommes sont contre moi, les chers animaux du bon Dieu sont pour moi, et cela est de bon augure.

En sortant du bois, il arriva sur le bord d’une rivière à l’eau limpide et claire ; et de l’autre côté de cette rivière, il vit un château magnifique, et à une des fenêtres de ce château, était une jeune demoiselle d’une beauté éblouissante et qui lui paraissait lui sourire. Il aurait bien voulu pouvoir passer la rivière ; mais, l’eau en était profonde, et il ne savait pas nager. Comment faire ?

— Tiens ! se dit-il tout à coup, la reine des colombes m’a dit que si jamais j’avais besoin d’elle, je n’aurais qu’à l’appeler, et elle viendrait à mon secours. Je voudrais bien être colombe moi-même, en ce moment, pour voler auprès de cette belle demoiselle.

A peine avait-il formé ce désir, qu’il fut changé en colombe, et il s’envola par-dessus la rivière et alla se poser sur l’épaule de la belle demoiselle qui était à la fenêtre du château. Celle-ci courut avec l’oiseau vers son père, en lui disant :

— Voyez, mon père, la belle colombe blanche qui est venue se poser sur mon épaule, pendant que j’étais à la fenêtre de ma chambre !

— Oui, vraiment, répondit son père, c’est une bien belle colombe ! Il faut la mettre en cage, et nous la conserverons.

Et l’on mit la colombe dans une cage d’argent.

— Comment sortir d’ici, à présent ? se disait Robardic, devenu colombe. Si je demandais à la reine des fourmis de me transformer en fourmi ?

Essayons toujours ; puisque j’ai été changé en colombe, pourquoi ne le serais-je pas aussi bien en fourmi ?

Et, aussitôt ce désir formé, le voilà devenu fourmi. Sous cette forme, il put sortir facilement de la cage.

— Mais, il faudrait pouvoir redevenir homme, à présent, pensa-t-il alors ; et aussitôt il revint à sa forme première.

Quand la demoiselle et son père revinrent pour revoir leur colombe captive, ils trouvèrent la cage vide, et ils ne pouvaient s’imaginer comment elle avait pu s’échapper, car la porte de la cage était fermée, et ils en avaient la clef. Ils regrettaient fort l’oiseau envolé.

Quant à Robardic, il était descendu dans la cour du château, et, s’adressant au portier :

— N’a-t-on pas besoin d’un domestique dans le château ? Je suis sans condition, et je voudrais bien trouver du travail, pour gagner ma vie.

— Le pâtre est parti hier, et si vous voulez prendre sa place... ?

— Peu m’importe quel genre de travail, et j’accepte.

On l’envoya alors garder les bœufs et les vaches du château, dans une prairie, sur la lisière d’un grand bois, et on lui recommanda bien de pas laisser ses bêtes entrer dans le bois.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— C’est qu’il y a là un vieux sanglier, que personne ne peut tuer et qui enlève, presque chaque jour, un bœuf ou une vache du troupeau. Malheur à vous, si vous ne ramenez pas toutes vos bêtes, au coucher du soleil, car le jour où il vous en manquera seulement une, il n’y aura que la mort pour vous.

— C’est bien, répondit Robardic, sans paraître s’émouvoir.

Et il conduisit ses bœufs et ses vaches dans la prairie. Son troupeau était nombreux, mais fort maigre. Comme la prairie était tondue au ras de la terre, et que le bétail n’y trouvait plus à pâturer, Robardic, voyant que, dans le bois, l’herbe était abondante, se dit :

— J’ai bien envie de laisser ces pauvres bêtes entrer dans le bois ; elles meurent de faim, ici ; si le vieux sanglier vient nous inquiéter, j’appellerai à mon secours le roi des lions.

Et il poussa son troupeau vers le bois. Le sanglier ne se montra pas, ce jour-là, et, au coucher du soleil, Robardic ramena à l’étable ses boeufs et ses vaches, parfaitement repus. Le maître vint les compter : le troupeau était au complet. Étonné de le voir dans cet état, il demanda au nouveau pâtre :

— Les bêtes rentrent, ce soir, le ventre plein, ce qui ne leur était pas arrivé depuis longtemps ; où donc ont-elles trouvé tant à paître ?

— Dans le bois, monseigneur, où il y a de l’herbe en abondance.

— Dans le bois ? Tu les as donc laissées entrer dans le bois ?

— Oui, sûrement, puisqu’il n’y a plus rien dans la prairie.

— Et tu n’as pas vu le vieux sanglier ?

— Non, je n’ai pas vu de sanglier du tout.

— C’est bien ; mais, prends bien garde à toi, car tu sais que le jour où il te manquera une tête de bétail, tu seras mis à mort.

— Oui, je le sais.

Le lendemain, Robardic conduisit, comme Li veille, ses bêtes au pâturage, et il les laissa encore entrer dans le bois, et, au coucher du soleil, il les ramena encore, bien repues, et sans qu’il en manquât aucune ; et ainsi pendant huit jours, sans qu’il lui arrivât de voir le sanglier, de sorte que bœufs et vaches engraissaient, à vue d’œil, et le seigneur était très content de son nouveau pâtre. Mais, tout cela l’étonnait beaucoup, et il dit un matin à Robardic :

— J’irai avec toi, aujourd’hui, pour voir comment tu t’y prends.

— Comme vous voudrez, monseigneur, répondit le jeune pâtre.

Et ils partirent tous les deux avec le troupeau. Mais, à peine furent-ils entrés dans le bois, qu’ils virent venir le sanglier vers eux, et ils se hâtèrent de monter chacun sur un arbre. L’animal alla droit à l’arbre sur lequel était Robardic. Celui-ci, assis sur une branche, y mangeait tranquillement le morceau de pain qu’il avait emporté pour son dîner. Le sanglier tourna plusieurs fois autour de l’arbre, puis, levant son groin en l’air, et apercevant le pâtre, il lui dit :

— Si j’avais seulement un morceau, une miette du pain que tu manges là, je déracinerais l’arbre, et je te mangerais !

— Vraiment ? répondit Robardic ; eh bien ! mange cela, pour voir.

Et il jeta un morceau de pain au sanglier. Celui-ci l’avala, puis il se mit à fouir la terre et à creuser au pied de l’arbre, tant et si bien, qu’il l’abattit. Robardic ne riait plus, je vous prie de le croire, mais, il ne perdit pourtant pas la tête, et il appela, vite, le roi des animaux à son secours. Le lion arriva à l’instant, et il se précipita sur le vieux sanglier, et le mit en pièces.

Le seigneur qui, pendant tout ce temps, tremblait de tous ses membres, se rassura alors et descendit de son arbre. Puis, ils retournèrent ensemble au château. Robardic soupa, ce soir-là, avec son maître, qui le prit dès lors en affection.

Le lendemain matin, il conduisit encore ses bêtes au pâturage, mais, comme il n’avait plus rien à redouter du vieux sanglier, il les laissa libres d’aller où elles voulaient, dans la prairie et le bois, et lui-même se mit à parcourir et à explorer le bois. Il se trouva bientôt devant un vieux château, entouré de ronces et d’épines, et dont les murs, les tours et jusqu’au toit étaient envahis par le lierre et autres plantes grimpantes. On l’aurait dit abandonné, depuis plus de cent ans. Il pénétra, avec beaucoup de peine, jusqu’à la cour. Il entra dans le château, par la première porte qui s’offrit à lui, et se trouva dans une vaste cuisine, où il ne vit personne. Mais, dans le foyer, il y avait une énorme marmite au feu, et un bœuf entier y cuisait. Après avoir frappé sur la table et appelé : — N’y a-t-il personne, ici ? comme rien ne répondait ni ne se montrait, il voulut visiter les appartements. Mais, toutes les portes étaient closes. Il sortit alors et entra dans un bâtiment qui était de l’autre côté de la cour, et dont la porte était ouverte. Là, il vit un beau cheval, un chien et une épée et un habillement complet, le tout couleur de la Lune. Il resta quelque temps, saisi d’admiration, à contempler tout cela. Puis, il entra dans une autre écurie, où il vit encore un cheval et un chien, mais plus beaux que les premiers, et une épée et un habillement complet, le tout couleur des étoiles. Enfin, dans une troisième écurie, il vit les mêmes choses, un cheval, un chien, une épée et un habillement complet, le tout de la couleur du soleil. Il ne se lassait pas d’admirer toutes ces merveilles, qui appartenaient au vieux sanglier que le roi des lions avait mis en pièces, car c’était là son château. Mais, comme le soleil allait se coucher, il retourna à son troupeau, et le ramena à l’étable. Il ne dit rien à son maître de ce qu’il avait vu ; mais, toute la nuit, il ne fit qu’en rêver.

Le lendemain matin, comme il se disposait à partir, selon son habitude, il remarqua que tout le monde était triste et pleurait, dans le château. Il en demanda la cause à une vieille cuisinière qui l’avait pris en affection.

— Hélas ! mon fils, lui répondit-elle, nous avons assez sujet d’être tristes et de nous désoler. Tous les sept ans, une jeune fille de la famille de notre maître doit être livrée à un monstre, un serpent à sept têtes, qui se trouve dans une forêt voisine : le tour de notre maison est venu de payer le tribut fatal, et c’est demain que le terme expire. Ah ! si vous saviez comme elle est jolie, et bonne et sage, la pauvre enfant ! Et notre maître n’a d’autre enfant qu’elle : cela brise le cœur d’y songer.

Et la vieille pleurait, à chaudes larmes.

— Et personne ne peut vous délivrer de ce monstre ? demanda Robardic.

— Un animal si redoutable ! qui a sept têtes et qui vomit du feu ! Comment le vaincre ? Des armées entières ont été envoyées contre lui, et il les a détruites, jusqu’au dernier homme !

Robardic ne dit rien de plus. Il alla, comme d’habitude, au bois, avec ses bœufs et ses vaches ; mais, tout le jour, il ne fit que rêver au moyen de sauver la princesse. Le soir, quand il revint, ce n’était que sanglots et cris de douleur, dans tout le château.

Le lendemain matin, après des adieux déchirants, on mit la pauvre jeune fille sur un cheval, le plus mauvais de l’écurie, et ses parents et ses amis l’accompagnèrent jusqu’à la lisière de la forêt. Là, elle descendit de cheval, embrassa encore une fois ses parents, puis elle pénétra, seule, et à pied, dans le bois. Elle allait lentement, en pleurant et en sanglotant, lorsqu’elle vit venir à elle un beau cavalier monté sur un magnifique cheval, suivi d’un chien et couvert d’une armure complète ; le tout était de la couleur de la lune, cheval, chien, épée et armure. C’était Robardic, qui avait pris tout cela à la première écurie du château du vieux sanglier.

— Où allez-vous ainsi, belle demoiselle ? lui demanda le cavalier.

— Hélas ! à la mort, répondit-elle.

— Si jeune et si jolie ! je ne le permettrai pas ; je mourrai moi-même plutôt !

— Hélas ! nul homme au monde ne peut me sauver ; je suis destinée à être dévorée par un monstre qui habite dans cette forêt, un serpent à sept têtes, qui lance du feu et que personne ne peut vaincre.

— Ce n’est pas bien sûr, cela ; montez en croupe derrière moi, et je vous conduirai jusqu’au monstre, et puis, nous verrons bien.

— Excusez-moi, je ne veux pas aller chercher la mort, à cheval ; j’arriverai toujours assez tôt, à pied.

Robardic prit la jeune fille en croupe, et se dirigea avec elle vers la caverne du serpent.

— Jette-moi, vite, cette jeune fille ! lui dit le monstre.

— Doucement, s’il vous plaît, lui répondit Robardic, car si vous voulez l’avoir, il faut que vous la gagniez, et nous combattrons auparavant.

— Songe donc, jeune imprudent, que j’ai sept têtes, et que j’ai déjà détruit des armées entières.

— Et quand tu en aurais quatorze, je n’ai pas peur de toi !

— Jette-moi, vite, cette jeune fille, te dis-je, ou tu t’en repentiras.

— Viens la prendre, si tu veux l’avoir.

Et le serpent avança ses sept têtes hors de son antre, et se mit à lancer du feu. Mais, l’armure de Robardic le protégeait contre le feu, et protégeait aussi la jeune fille, qui s’abritait de son mieux derrière lui. Avec son épée, trempée dans du sang d’aspic, il frappait, comme un enragé, sur le monstre, qui, à chaque coup, poussait un cri épouvantable. Il fit tant et si bien, qu’il coupa six têtes au serpent, qui jamais n’avait été si malmené.

— Quartier, jusqu’à demain ! cria-t-il alors.

— Je le veux bien, répondit Robardic, qui, lui-même, n’était pas fâché de pouvoir se reposer.

Le serpent rentra dans son antre, et Robardic et la jeune fille partirent. Arrivés à la lisière de la forêt, celle-ci y retrouva son cheval ; quant à ses parents, ils étaient tous partis, n’ayant plus aucun espoir de la voir revenir.

— Montez sur votre cheval, lui dit Robardic, et retournez chez vous.

— Venez avec moi, je vous prie, pour que je vous présente à mon père.

— Non, je ne le puis pas, quant à présent ; mais, ayez bon espoir ; demain, vous me trouverez encore ici.

— Dites-moi, au moins, votre nom.

— Pas encore, mais, quand je vous aurai sauvée définitivement.

Ils se séparèrent. La demoiselle retourna, seule, au château de son père, où l’on fut bien étonné de la revoir. On l’embrassa, on pleura de joie, on la pressa de questions, et elle raconta comment elle avait été sauvée par un jeune cavalier, qu’elle avait rencontré dans la forêt, qui avait combattu le serpent et lui avait coupé six têtes : mais, le lendemain, hélas ! il faudrait retourner, car le serpent n’était pas encore mort.

— Qui est ce cavalier ? et pourquoi ne l’avez-vous pas amené ?

— Il a refusé de m’accompagner et de dire son nom. Mais, il a promis de combattre encore pour moi, demain.

Et voilà l’espoir de renaître dans les cœurs, car on se disait que, puisque le serpent n’avait plus qu’une seule tête, le cavalier inconnu, qui lui en avait déjà coupé six, en viendrait facilement à bout.

Robardic, en quittant la jeune fille, était allé reconduire le cheval et le chien et déposer ses armes dans l’écurie du sanglier : puis, il rentra tranquillement au château, au coucher du soleil, avec ses bœufs et ses vaches. Trouvant tout le monde joyeux et content, il feignit d’en être étonné, et en demanda la cause à la vieille cuisinière. Celle-ci lui expliqua tout.

— Et personne ne connaît ce cavalier ? de-manda-t-il.

— Personne ; il a refusé de dire son nom ; mais, il a promis de combattre encore, demain, pour notre jeune maîtresse, et l'on fera en sorte de le reconnaître.

— C’est bien singulier !

Le lendemain matin, Robardic partit, à l’heure ordinaire, avec son troupeau, et peu après, la jeune fille, accompagnée de ses parents, se rendit encore sur le même cheval, à la lisière du bois. On était moins triste, mais, non sans inquiétude, pourtant, car le cavalier inconnu viendrait-il, comme il l’avait promis ?

Après avoir fait de nouveau ses adieux, la jeune fille pénétra, seule encore, dans l’intérieur du bois, lentement et regardant de tous côtés si elle ne verrait pas le cavalier de la veille. Il ne tarda pas à arriver, monté, cette fois, sur un cheval couleur des étoiles, suivi d’un chien et portant des armes de même couleur. Il prit, comme la veille, la demoiselle en croupe, et se dirigea avec elle vers la caverne du serpent.

— Jette-moi, vite, cette jeune fille, lui dit le monstre, en les voyant.

— Tu l’auras, si tu la gagnes ; viens la chercher, lui répondit Robardic.

— Jette-la-moi, te dis-je, ou si tu ne le fais, tu t’en repentiras.

— Bah ! pour une tête qu’il te reste, je pense que je n’aurai pas de peine à l’abattre, puisque, hier, je t’en ai abattu six.

— Tu te trompes grandement, car, au lieu de sept têtes que j’avais hier, j’en ai quatorze aujourd’hui.

— Et quand tu en aurais trente, je m’en soucie peu ; sors-les, vite, et commençons le combat.

Le serpent sortit ses quatorze têtes, et le combat commença, plus terrible que jamais. Il fallait voir Robardic frappant à coups redoublés, avec sa bonne épée, qui détachait une tête, presque à chaque coup. Le monstre le couvrait de feu, et poussait des cris qui faisaient trembler les hommes et les animaux, à plusieurs lieues à la ronde. Enfin, que vous dirai-je ? Robardic combattit tant et si bien, qu’il abattit treize têtes, sur quatorze.

— Quartier, jusqu’à demain ! lui cria encore le serpent. Et il lui accorda encore quartier, car il était aussi bien aise de pouvoir se reposer, après avoir si rudement besogné.

Et il reconduisit la demoiselle jusqu’au lieu où il l’avait prise, en lui disant que le lendemain elle le retrouverait au même endroit. Mais, il refusa encore de dire son nom et de se faire connaître.

La demoiselle retrouva ses parents qui l’attendaient sur la lisière du bois, et ils s’en retournèrent ensemble, tout joyeux et remplis d’espoir, pendant que Robardic allait reconduire son cheval et son chien, et déposer ses armes couleur des étoiles, dans la seconde écurie du château du vieux sanglier. Puis, au coucher du soleil, il revint tranquillement, poussant devant lui son troupeau, comme s’il eût été complètement étranger à tout ce qui se passait.

Enfin, pour abréger, le lendemain, la demoiselle partit pour la caverne du serpent, pour la troisième fois, et elle trouva, comme les deux jours précédents, son cavalier inconnu, qui vint à elle avec un cheval, un chien, une épée et une armure couleur du soleil, cette fois. Il était si beau, si resplendissant, qu’il ressemblait au soleil lui-même. Ils allèrent à la caverne du serpent. Le monstre avait trente têtes, à présent. Aussi, le combat fut-il plus rude que les deux jours précédents, et peu s’en fallut que Robardic ne succombât, cette fois. Pourtant, il vint encore à bout d’abattre les trente têtes. Puis, avec sa bonne épée, il découpa le corps du serpent en menus morceaux, et les dissémina dans le bois, à droite, à gauche, de tous les côtés, pour qu’ils ne pussent pas se rejoindre.

La demoiselle était sauvée, à présent. Elle se jeta au cou de son sauveur et, l’embrassant tendrement, elle lui dit :

— Vous m’avez sauvé la vie ! A présent, du moins, consentirez-vous à me dire votre nom et à venir avec moi chez mon père ?

— Pas encore, mais, sans tarder, vous connaîtrez la vérité,

La demoiselle retrouva, comme la veille, ses parents et ses amis, qui l’attendaient à la lisière du bois, et, en la voyant revenir, ils poussèrent des cris de joie. Toutes les cloches de la ville voisine se mirent aussitôt en branle, et ils s’en retournèrent au château, en chantant et en dansant, et on fit un festin magnifique.

Cependant, Robardic, après avoir reconduit le cheval et le chien et déposé l’épée et l’armure couleur du soleil, dans la troisième écurie du château du vieux sanglier, revint, selon son habitude, au coucher du soleil, poussant tranquillement devant lui ses bœufs et ses vaches. En voyant cette allégresse et ce bonheur succédant subitement à la tristesse et à la douleur, il feignit d’en être étonné, et en demanda la cause.

— Comment, lui répondit-on, vous ne savez donc pas la grande nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Notre jeune maîtresse est sauvée ! Le serpent est vaincu et mort !

— Vraiment ? J’en suis bien aise ; mais, qui donc l’a tué ?

— Un cavalier inconnu, qui n’a pas voulu dire son nom, et qui est beau comme le soleil.

— C’est vraiment bien fâcheux qu’on ne sache pas son nom.

Et il ne dit rien de plus.

Les festins, les jeux, les danses et les chants durèrent huit jours entiers. Cependant, Robardic allait tous les matins au bois, comme devant, avec ses bœufs et ses vaches.

La demoiselle dit un jour à son père qu’elle ne serait heureuse que lorsqu’elle connaîtrait le beau cavalier à qui elle devait la vie.

— Mais, comment faire pour le retrouver ? lui demanda le vieux seigneur.

— Il faut faire bannir partout que vous voulez faire des courses, que vous invitez tout le monde à s’y rendre, et que vous donnerez la main de votre fille à celui qui arrivera le premier au but, car il a des chevaux que nul autre ne devancera jamais. Tous devront passer sous la fenêtre de ma chambre, où je me tiendrai, et si mon cavalier vient à passer, je le reconnaîtrai bien.

Ainsi il fut fait. On envoya des messagers de tous les côtés pour annoncer les courses. Au jour convenu, il vint des chevaliers, des seigneurs et jusqu’à des princes, de tous côtés. Tous passèrent sous la fenêtre de la jeune fille, mais, elle ne reconnut aucun d’eux pour son sauveur. Elle en était fort contrariée, lorsqu’on vit arriver, après tous les autres, un cavalier inconnu, monté sur un superbe cheval couleur de la lune. Il passa avec la rapidité de l’éclair.

— C’est lui ! c’est lui ! arrêtez-le ! cria la demoiselle, dès qu’elle le vit.

Mais, le cavalier fit sauter son cheval par dessus le mur de la cour, et disparut. Tout le monde en était étonné, et la demoiselle ne pouvait se consoler de le voir lui échapper de la sorte.

Un paysan Cornouaillais, qui était arrivé le premier au but, réclamait la récompense promise. Mais, il fut décidé que l’épreuve recommencerait, le lendemain.

Le soir venu, le pâtre Robardic rentra, comme d’habitude, avec son troupeau, et personne ne fit attention à lui.

Le lendemain matin, il retourna au bois, avec ses bœufs et ses vaches ; mais, les abandonnant aussitôt, puisqu’il n’avait plus rien à craindre du sanglier, il alla au vieux château et prit, cette fois, le cheval, le chien, l’épée et l’armure couleur des étoiles ; puis, il se rendit aux courses. Quand il arriva, tout le monde avait déjà passé sous les fenêtres de la demoiselle. Dès qu’elle le vit venir, elle cria : — Le voilà ! le voilà ! arrêtez-le !

Mais, il s’enfuit encore, comme la veille.

Cependant le paysan Cornouaillais qui, cette fois encore, était arrivé le premier au but, réclamait instamment sa récompense. Le vieux seigneur était désolé, et sa fille encore davantage. Celle-ci demanda une troisième et dernière épreuve, pour le lendemain. Elle lui fut accordée.

Le même paysan arriva le premier au but. Mais, au même moment, on vit arriver un cavalier resplendissant comme le soleil lui-même. C’était encore Robardic, avec son cheval et son armure de la couleur du soleil.

— C’est lui ! c’est lui ! arrêtez-le ! arrêtez-le ! cria encore la demoiselle, à sa fenêtre.

Cette fois, on avait placé des soldats armés tout autour de la cour, avec ordre d’arrêter le l’inconnu, dès qu’il se montrerait. Au moment où il passait, rapide comme l’éclair, un soldat le blessa au pied avec son épée.

— Je l’ai touché ! s’écria-t-il ; son sang a coulé ! Mais, il s’échappa néanmoins.

Grand était le désespoir de la pauvre demoiselle de se voir réduite à épouser le paysan Cornouaillais. Il fallut pourtant s’y résigner ; mais, il lui restait un dernier espoir. Elle dit à son père d’inviter tous les coureurs à se présenter, le lendemain, au château, pour qu’on visitât leurs pieds. Tous ceux qui avaient pris part aux courses se présentèrent, et leurs pieds furent visités avec soin. Un seul avait une blessure récente au pied droit, et qui pouvait avoir été faite par une épée. C’était un autre paysan Cornouaillais, qui ne valait pas mieux que le premier. Il s’était fait lui-même cette blessure, avec son couteau. La pauvre demoiselle était au désespoir, car elle était certaine que ce n’était pas encore celui-là son sauveur. Comment faire ? Le pâtre Robardic, seul, qui regardait tout cela, d’un air indifférent, n’avait pas montré ses pieds. Voyant cela, elle dit à son père :

— Il y a encore quelqu’un, mon père, dont les pieds n’ont pas été visités.

— Qui donc ? ma fille.

— Le pâtre Robardic.

— Bah ! mon enfant, comment voulez-vous qu’un pâtre, un pauvre garçon comme l’est Robardic, ait pu se montrer un chevalier si courageux et si brillant ; cela n’est pas raisonnable.

— Je ne sais, mon père, mais quelque chose me dit que ce pourrait bien être lui ; faites aussi visiter ses pieds, je vous prie.

Le vieux seigneur fit visiter les pieds de Robardic, uniquement pour contenter sa fille.

On vit alors, avec étonnement, qu’il portait au pied droit une blessure récente, faite par une épée, et alors il avoua tout.

Le paysan Cornouaillais[1], convaincu de fraude, fut écartelé entre quatre chevaux, et Robardic épousa la demoiselle qu’il avait sauvée, et qui était très belle et très riche, et cette récompense lui était bien due.

Il y eut, à cette occasion, des fêtes et des festins, qui durèrent des mois entiers. Tout le monde, dans le pays, y fut invité, les pauvres comme les riches. J’aurais bien voulu me trouver là aussi ; j’aurais soupe un peu mieux que je viens de le faire, n’ayant eu que des pommes de terre cuites à l’eau pour tout régal !


Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet,
(Côtes-du-Nord).





  1. Dans le conte qui suit, c’est un charbonnier Cornouaillais. Ce tournois de la fin et la blessure au pied qui fait reconnaitre le héros ressemblent beaucoup à la reconnaissance qui termine le Roman et le Dict de Robert le Diable, du XIV° siècle.