Contes populaires de Basse-Bretagne/Les Neuf Frères métamorphosés en Moutons



V


LES NEUF FRÈRES


MÉTAMORPHOSÉS EN MOUTONS


ET LEUR SŒUR
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IL y avait une fois neuf frères et leur sœur, restés orphelins. Ils étaient riches, du reste, et habitaient un vieux château, au milieu d’un bois. La sœur, nommée Lévénès, qui était l’aînée des dix enfants, prit la direction de la maison, quand le vieux seigneur mourut, et ses frères la consultaient et lui obéissaient en tout, comme à leur mère. Ils allaient souvent chasser, dans un bois qui abondait en gibier de toute sorte.

Un jour, en poursuivant une biche, ils se trouvèrent près d’une hutte construite avec des branchages entremêlés de mottes de terre. C’était la première fois qu’ils la voyaient. Curieux de savoir qui pouvait habiter là-dedans, ils y entrèrent. sous prétexte de demander de l’eau, pour se désaltérer. Ils ne virent qu’une vieille femme, aux dents longues comme le bras, et dont la langue faisait neuf fois le tour de son corps. Effrayés à cet aspect, ils voulurent s’enfuir, quand la vieille leur dit :

— Que désirez-vous, mes enfants ?... Avancez, et n’ayez pas peur, comme cela ; j’aime beaucoup les enfants, surtout quand ils sont gentils et sages, comme vous.

— Nous voudrions un peu d’eau, s’il vous plaît, grand’mère, répondit l’aîné, qui se nommait Goulven.

— Certainement, mes enfants, je vais vous donner de l’eau toute fraîche et claire, que j’ai été puiser, ce matin, à ma fontaine. Mais, avancez donc, et ne craignez rien, mes pauvres chéris.

Et la vieille leur donna de l’eau, dans une écuelle de bois, et, pendant qu’ils buvaient, elle les caressait, et prenait dans ses mains les boucles de leurs cheveux blonds et frisés, et, quand ils voulurent partir, elle leur dit :

— A présent, mes enfants, il faudra aussi me payer le petit service que je vous ai rendu.

— Nous n’avons pas d’argent sur nous, grand’mère, répondirent les enfants, mais, nous en demanderons à notre sœur, et vous l’apporterons demain.

— Oh ! ce n’est pas de l’argent que je veux, mes amis ; mais, il faut qu’un de vous, l’aîné, par exemple, car les autres sont encore bien jeunes, me prenne pour femme. Et, s’adressant à Goulven :

— Veux-tu, Goulven, me prendre pour femme ?

Le pauvre garçon ne sut que répondre, d’abord, tant cette demande lui parut étrange.

— Réponds donc, veux-tu que je sois ta petite femme ? lui demanda encore l’horrible vieille, en l’embrassant.

— Je ne sais pas... dit Goulven, interdit... Je demanderai à ma sœur..,

— Eh bien ! demain matin, j’irai moi-même au château, pour avoir la réponse.

Les pauvres enfants s’en retournèrent à la maison, tout tristes et tout tremblants, et se hâtèrent de raconter à leur sœur ce qui leur était arrive.

— Serai-je donc obligé d’épouser cette horrible vieille, ma sœur ? demanda Goulven, en pleurant.

— Non, mon frère, tu ne l’épouseras pas, lui répondit Lévénès ; je sais que nous aurons à en souffrir tous ; mais, nous souffrirons ce qu’il faudra, et ne t’abandonnerons pas.

La sorcière vint au château, le lendemain. comme elle l’avait promis. Elle trouva Lévénès et ses frères dans le jardin.

— Vous savez, sans doute, pourquoi je viens } dit-elle à Lévénès.

— Oui, mon frère m’a tout raconte, répondit la jeune fille.

— Et vous voulez bien que je devienne votre belle-sœur ?

— Non, cela ne peut pas être.

— Comment, non ? Mais vous ne savez donc pas qui je suis, et ce dont je suis capable ?

— Je sais que vous pouvez nous faire beaucoup de mal, à mes frères et à moi ; mais, vous ne pouvez pas me faire consentir à ce que vous me demandez.

— Songez-y bien, et revenez vite sur cette sotte résolution, pendant qu’il en est temps encore, ou malheur à vous ! cria la sorcière, furieuse, et les yeux brillants comme deux charbons ardents.

Les neuf frères de Lévénès tremblaient de tous leurs membres ; mais, elle, calme et résolue, répondit à ces menaces :

— C’est tout songé, et je n’ai rien à changer à ce que j’ai dit.

Alors, l’horrible vieille tendit vers le château une baguette qu’elle tenait à la main, prononça une formule magique, et aussitôt le château s’écroula, avec un grand bruit. Il n’en resta pas pierre sur pierre. Puis, retournant la baguette vers les neuf frères, qui se cachaient derrière leur sœur, saisis d’épouvante, elle prononça une autre formule magique, et les neuf frères furent aussitôt métamorphosés en neuf moutons blancs. Elle dit ensuite à Lévénès, qui avait conserve sa forme naturelle :

— Tu peux, à présent, aller garder tes moutons, sur cette lande. Et encore ne dis jamais à personne que ces moutons sont tes frères, ou il t’arrivera comme à eux. Puis elle partit, en ricanant.

Les beaux jardins du château et le grand bois qui l’entourait avaient été changés aussi, instantanément, en une grande lande, aride et désolée.

La pauvre Lévénès, restée seule avec ses neuf moutons blancs, les faisait paître sur la grande lande, et ne les perdait pas de vue, un seul instant. Elle leur cherchait des touffes d’herbe fraîche, qu’ils mangeaient dans sa main, et jouait avec eux, et les caressait, les peignait, et leur parlait, comme s’ils la comprenaient. Et ils paraissaient la comprendre, en effet. Un d’eux était plus grand que les autres ; c’était Goulven, l’aîné de ses frères. Lévénès avait construit, avec des pierres, des mottes de terre, de la mousse et des herbes sèches, un abri, une sorte de hutte, et, la nuit, ou quand il pleuvait, elle s’y retirait avec ses moutons. Mais, quand le temps était beau, elle courait et bondissait au soleil avec eux, ou chantait des chansons et récitait ses prières, qu’ils écoutaient attentivement, rangés en cercle autour d’elle. Elle avait une fort belle voix, claire et juste.

Un jour, un jeune seigneur, qui chassait dans ces parages, fut étonné d’entendre une si belle voix, dans un pays si désert. Il s’arrêta, pour l’écouter ; puis, se dirigeant vers elle, il se trouva bientôt devant une belle jeune fille, entourée de neuf moutons blancs, qui paraissaient l’aimer beaucoup. Il l’interrogea, et fut si frappé de sa douceur, de son esprit et de sa beauté, qu’il voulut l’emmener avec lui, à son château, elle et ses moutons. Elle refusa. Mais, le jeune seigneur ne rêvait plus que de la jolie bergère, et, tous les jours, sous prétexte de chasser, il allait la voir et causer avec elle, sur la grande lande. Enfin, il l’emmena avec lui à son château, et ils se marièrent, et il y eut de grands festins et de belles fêtes.

Les neuf moutons avaient été introduits dans le jardin du château, et Lévénès y passait presque toutes ses journées, à jouer avec eux, à les caresser, à les couronner de fleurs ; et ils semblaient être sensibles à toutes ces attentions. Son mari était étonné de les voir si intelligents, et il se demandait si c’étaient bien là des moutons véritables.

Lévénès devint enceinte. Elle avait une suivante, dont le jardinier du château était l’amant, et qui se trouvait aussi enceinte, sans que sa maîtresse en sût rien. C’était la fille de la vieille qui avait changé ses frères en moutons, et elle l’ignorait également. Un jour, que Lévénès se penchait sur le rebord d’un puits, qui était dans le jardin, pour en voir la profondeur, sa suivante la prit par les pieds et la précipita dans le puits. Après quoi, elle courut à la chambre de sa maîtresse, se coucha dans son lit, ferma les rideaux des fenêtres et ceux du lit, et feignit d’être malade, en peine d’enfant. Le seigneur était absent, pour le moment. Mais, à son retour, ne trouvant pas sa femme dans le jardin, au milieu de ses moutons, comme d’habitude, il se rendit à sa chambre.

— Qu’avez-vous, mon petit cœur ? lui de-manda-t-il, croyant la trouver couchée,

— Je suis bien malade, répondit la traîtresse. Et, comme il voulait entr’ouvrir les rideaux :

— Je vous en prie, n’ouvrez pas les rideaux, je ne puis supporter la lumière.

— Pourquoi restez-vous seule ainsi ? Où est votre suivante ?

— Je ne sais ; je ne l’ai pas vue, de toute la journée.

Le seigneur la chercha partout, dans le château, puis dans le jardin, et, ne la trouvant pas, il revint auprès de sa femme, et lui dit :

— Je ne sais ce qu’est devenue votre suivante, je ne la trouve nulle part. Avez-vous besoin de quelque chose ? Vous avez peut-être faim ?

— Oh ! oui, j’ai grand’faim ?

— Que désirez-vous manger ?

— Il me faut un morceau du grand mouton blanc qui est dans le jardin.

— Quel caprice ! vous qui aimiez tant vos moutons, et celui-là par-dessus les autres !

— Il n’y a que cela qui puisse apporter quelque soulagement au mal affreux dont je souffre. Mais, ne vous trompez pas, c’est du grand mouton blanc que je veux manger, et non d’aucun autre.

Le mari descendit au jardin, et donna l’ordre au jardinier de prendre le grand mouton blanc, pour être aussitôt tué et mis à la broche.

Et voilà le jardinier, qui était de connivence avec la suivante, de courir après le mouton blanc. Mais, celui-ci courait si rapidement, autour du puits, en bêlant tristement, qu’il ne pouvait l’attraper. Le seigneur, voyant cela, veut lui venir en aide et s’approche du puits. Il est étonné d’entendre des plaintes et des gémissements, qui semblent en sortir. Il se penche sur l’ouverture, et demande :

— Qui est-là ? Y a-t-il quelqu’un dans le puits ?

Et une voix plaintive, et qu’il connaissait bien, lui répondit :

— Oui, c’est moi, votre femme Lévénès.

Le seigneur, sans attendre d’autre explication, descendit, vite, le seau dans le puits, et en retira sa femme. La frayeur de la pauvre Lévénès avait été telle, qu’elle en accoucha aussitôt d’un fils beau comme le jour.

— Il faut faire baptiser l’enfant, sur-le-champ, dit-elle ; vous lui donnerez la marraine que vous voudrez, mais, je veux que le parrain soit mon grand mouton blanc.

— Quoi ! donner un mouton pour parrain à votre fils !...

— Je le veux ainsi, je vous le répète ; obéissez-moi, et ne vous inquiétez de rien.

Pour ne pas contrarier la jeune mère, et de crainte d’aggraver son mal, le père consentit, quoique à contre-cœur, à ce que le grand mouton blanc fût le parrain de son enfant.

On se rendit à l’église. Le grand mouton blanc, tout joyeux, marchait de front avec le père et la marraine, une jeune et belle princesse. Les huit autres moutons, ses frères, les suivaient. Tout ce cortège entra dans l’église, au grand étonnement des habitants du village. Le père présenta l’enfant au prêtre. Celui-ci regarda la marraine, mais, ne voyant pas de parrain, il demanda :

— Où est donc le parrain ?

— Le voici, répondit le père, en lui montrant le grand mouton blanc.

— Comment, un mouton !...

— Oui, selon l’apparence ; mais, ne vous arrêtez pas à la forme, et procédez sans crainte à la cérémonie. Le prêtre ne fit pas d’objections, les métamorphoses de ce genre étant, sans doute, communes, de son temps, et il se mit en devoir de baptiser l’enfant.

Le mouton se leva alors sur ses deux pieds de derrière, prit son filleul avec ses deux pieds de devant, aidé par la marraine, et tout se passa pour le mieux.

Mais, aussitôt la cérémonie terminée, le mouton parrain devint un beau jeune homme. C’était Goulven, le frère aîné de Lévénès. Il raconta comment ses frères et lui avaient été changés en moutons, par une vieille sorcière, parce qu’il avait refusé de l’épouser. Sa sœur, la mère de l’enfant, qui avait été témoin de la métamorphose, ne pouvait en rien dire, sous peine d’éprouver le même sort ; mais, à présent, le charme était rompu, et la sorcière n’avait plus aucun pouvoir sur eux,

— Ces moutons sont donc vos frères ? demanda alors le prêtre.

— Oui, ce sont mes frères ; et le moment est venu, pour eux aussi, d’échapper au pouvoir de la sorcière et de recouvrer leur forme humaine. Posez sur eux votre étole, récitez une oraison, et vous les verrez redevenir hommes, comme moi.

Le prêtre suivit ce conseil : il posa son étole sur les moutons, successivement, récita une oraison, à chaque fois, et aussitôt ils revinrent à leur forme première.

Goulven raconta alors la trahison dont sa sœur avait été victime, de la part de sa suivante, la fille de la sorcière.

On retourna au château, et l’on songea à récompenser chacun selon qu’il l’avait mérité.

On envoya chercher la vieille sorcière, dans le bois qu’elle habitait, et quand elle fut arrivée, sa fille et elle et le jardinier furent écartelés, chacun entre quatre chevaux, puis ils furent jetés dans un grand bûcher et réduits en cendres.

Goulven et Lévénès vécurent alors heureux et tranquilles, et eurent, dit-on, beaucoup d’enfants.


Conté par Le Noac’h, de Gourin, à Merville,
près Lorient, le 10 mars 1874.