Contes populaires de Basse-Bretagne/Le Roi de Portugal



II


LE ROI DE PORTUGAL
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Setu aman eur gaozic koant,
Ha, ma c’hredit, mar hoc’h eus c’hoant,
Na vô laret en-hi tra gaou,
Met, marteze, eur gir pe daou.

Voici un joli petit conte,
Et, croyez-moi, si vous voulez,
Il n’y sera dit de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


IL y avait une fois un roi de Portugal, qui était si beau, qu’il croyait n’avoir pas son pareil au monde.

Il voulut voyager, pour voir s’il trouverait quelqu’un qui pût lui disputer le prix de la beauté.

Il rencontra bientôt sur sa route un bossu, qui, le voyant passer en bel attirail, s’écria : — Comme il est laid, cet homme !

Il s’arrêta, étonné, et dit au bossu :

— Comment, bossu, vous me trouvez laid ?

— Oui, vraiment, bien que vous soyez roi et portiez de beaux habits et de riches parures. Mais, si vous pouviez épouser la princesse Ronkar, qui habite le château de Montauban, par-delà la terre, quel homme vous seriez !

— Est-ce que vous pourriez me faire obtenir cette princesse, vous ?

— Peut-être bien.

— Venez avec moi, alors, et nous la chercherons tous les deux ensemble.

— Oui, si cela me plaît.

— Je ferai tout ce que vous me direz, et vous récompenserai généreusement.

Le roi retourna à son palais avec le bossu, et lui dit, le lendemain matin :

— Allons à la recherche de la princesse Ronkar.

— C’est bien, répondit le bossu, allons ; mais, faites d’abord charger huit mulets d’or et d’argent, que nous amènerons avec nous.

On chargea huit mulets d’or et d’argent.

— A présent, dit le bossu, montons à cheval et partons.

Et ils partirent.

Ils ne furent pas loin, que le bossu mit quelque chose dans l’oreille de son cheval, et aussitôt il tomba à terre et mourut.

— Voilà mon cheval mort, dit-il, et, comme je ne veux pas marcher, je n'irai pas plus loin.

— Montez en croupe sur le mien, lui dit le roi.

Il monta en croupe derrière le roi et ils continuèrent leur route. Mais, bientôt le bossu versa encore quelque chose dans l'oreille du cheval du roi, et il tomba aussi roide mort.

— Que faire, à présent ? demanda le bossu.

— Jetons sur la route, dit le roi, l'or et l'argent que porte un des mulets, et montons tous les deux sur son dos.

C'est ce qu'ils firent, et ils continuèrent leur route, sur le mulet. La nuit les surprit dans un grand bois.

— Entrez dans ce tas de feuilles sèches que voilà, afin de n'avoir pas froid, dit le bossu au roi, et moi, je monterai sur ce vieux chêne que voici, et de là, je veillerai sur nos mulets et sur vous.

Le roi se glissa sous les feuilles sèches, et le bossu monta sur l'arbre.

Le bossu s'endormit sur l'arbre, et fut éveillé par un bruit de voix. Il regarda sous lui et vit avec étonnement un siège doré sur lequel était assis un homme, et autour de ce siège se tenaient rangés et debout vingt-cinq hommes armés et de fort mauvaise mine.

— Êtes-vous tous là ? demanda celui qui était sur le siège.

— Oui, à l'exception du boiteux, lui répondit-on.

— Il arrive toujours le dernier, celui-là ; que chacun de vous me rende compte de l'emploi de son temps.

Et ils racontèrent leurs exploits, chacun à son tour, en renchérissant l'un sur l'autre. Cependant le boiteux arriva aussi.

— Où donc étais-tu resté ? lui demanda le chef ; tu as, sans doute, quelque bonne nouvelle à nous annoncer ?

— Oui, maître, excellente.

— Voyons, conte-nous cela, vite.

— Le roi de Portugal est dans le bois, et il a avec lui sept mulets chargés d'or et d'argent. Il va à la recherche de la princesse Ronkar, qu'il veut épouser. Écoute bien, bossu...

— Bossu ? demandèrent les autres en se regardant ; que veux-tu dire ? Il n'y a pas de bossu ici.

— Ah ! n'y faites pas attention, ce n'est rien ; avant de trouver la princesse et d'obtenir sa main, il aura fort à faire. Elle habite dans un beau château, entre le ciel et la terre. Écoute bien, bossu !...

— Encore !... s'écrièrent les autres ; que veux-tu donc dire avec ton bossu ?

— Je vous le répète, ne faites pas attention, c’est un mot qui me revient sans cesse, malgré moi ; ce n’est rien. Il rencontrera d’abord un fleuve large et profond et sur lequel il n’y a pas de pont ; mais, il n’aura qu’à couper, avec son couteau, une baguette de saule, dans une haie voisine, l’écorcher, la fourrer trois fois dans la haie, à l’endroit le plus épais, puis en frapper l’eau, trois fois, et frapper la terre en même temps du pied, et aussitôt un pont s’élèvera sur le fleuve. Qu’il passe vite, alors. Mais, il ne sera pas encore au bout de ses peines, pour être rendu de l’autre côté de l’eau.

— Que nous contes-tu donc là ? lui dit le chef.

— Mais, vous voyez bien que c’est la manière dont le prince et son bossu doivent s’y prendre pour aller au château de la princesse Ronkar : écoute bien, bossu !...

— Tu nous ennuies, avec ton bossu ; finis, vite, ton histoire.

— Après avoir traversé le fleuve, ils arriveront au pied d’une haute montagne d’un accès difficile, à cause des ronces et des épines qui en défendent partout l’approche. Mais, il trouvera là un grand galet rond, et s’il peut le soulever et le lancer contre la montagne, aussitôt un beau sentier s’offrira à sa vue, par lequel il pourra facilement monter jusqu’au sommet de la montagne. Quand il sera arrivé... Écoute bien, bossu !...

Le bossu, sur son arbre, ne perdait pas un mot de ce qu’il disait, vous pouvez bien le croire.

— Quand ils seront arrivés, le roi et lui, au haut de la montagne, ils auront affaire à cinq cent vingt soldats et à soixante géants. Je ne voudrais pas être à leur place. Mais, s’ils peuvent atteindre le château (car c’est sur cette montagne qu’est le château de la princesse Ronkar), à midi juste, ils trouveront les soldats et les géants endormis, et alors, leur affaire sera bonne. Les portes du château seront toutes ouvertes (car là, il n’arrive pas souvent du monde de notre pays), et ils pourront y entrer facilement. Dans une salle splendide, ils verront une princesse, belle comme le soleil, couchée et dormant sur son lit. Qu’ils ne restent pas, bouche béante, à la contempler ; mais, qu’ils s’empressent de lui mettre un mouchoir dans la bouche, pour l’empêcher de crier, qu’ils l’enlèvent dans leurs bras et partent, vite, sans regarder derrière eux.

Mais, hélas ! s’ils n’arrivent pas au château, à midi juste, c’en est fait d’eux, et ils ne reverront jamais leur pays. Rappelle-toi bien, bossu !...

En ce moment, le jour commença à poindre, et les voleurs (car c’étaient des voleurs) se dispersèrent, après avoir reçu les ordres de leur chef.

Le roi, enfoui sous un tas de feuilles sèches, n’avait rien vu, ni rien entendu ; mais, le bossu n’avait pas perdu un mot de tout ce qu’avait dit le boiteux. Il descendit de son arbre, éveilla le roi, à qui il ne dit rien de ce qu’il savait, et ils se remirent en route.

Ils arrivèrent bientôt au fleuve dont avait parlé le boiteux. Le bossu tira son couteau de sa poche, alla à une haie qui était là près, y coupa une baguette de saule, l’écorcha, et la fourra trois fois dans la haie. Le roi coupa aussi une baguette et l’écorcha, tout en marchant, mais, il ne la fourra pas dans la haie. Ils arrivent au bord du fleuve, et ne voient ni barque ni pont.

— Nous ne pouvons pas aller plus loin, dit le roi.

Mais le bossu frappa l’eau, par trois fois, de sa baguette et la terre, de son pied, et voilà aussitôt un beau pont qui s’élève sur le fleuve, au grand étonnement du roi. Ils s’engagent dessus et passent de l’autre côté. Le bossu frappe encore de sa baguette, par trois fois, et le pont disparaît aussi promptement qu’il s’était élevé.

Les deux voyageurs se trouvèrent alors au pied d’une montagne très élevée et dont les flancs étaient garnis d’un fourré impénétrable de ronces et d’épines. Il fallait pourtant gravir cette montagne. Comment faire ? Le bossu regarda autour de lui, cherchant la pierre dont avait parlé le boiteux du bois. Il l’aperçut, à moitié ensevelie dans l’herbe.

— La pierre est bien grande ! se dit-il en lui-même ; je crains de ne pouvoir la soulever.

Pourtant, il marcha à elle résolument, la souleva et la lança contre la montagne. Aussitôt une belle route s’ouvre, par enchantement, parmi les ronces et les épines. Ils s’y engagent et arrivent facilement au haut de la montagne. Le premier coup de midi sonnait, juste, en ce moment.

— C’est à merveille ! pensa le bossu.

Ils vont droit au château, trouvent les portes ouvertes et entrent. Ils traversent plusieurs salles, toutes fort belles, et arrivent à une dernière, bien plus belle que les autres, où ils voient, couchée sur un lit de pourpre, une princesse d’une beauté resplendissante. Le roi resta à la contempler, la bouche ouverte ; mais, le bossu alla tout droit à elle, lui mit son mouchoir sur la bouche, l’enleva dans ses bras et partit, en disant au roi de le suivre. En repassant par les salles et la cour, ils virent les soldats et les géants : tous dormaient et ronflaient bruyamment, et aucun d’eux ne s’éveilla ; le moment n’était pas encore venu.

Mais, hélas ! le bossu avait oublié qu’il devait rapporter la pierre à l’endroit où il l’avait trouvée, afin que le chemin se refermât après lui, au retour, et cet oubli fit que !e chemin resta ouvert

Les soldats et les géants s’éveillèrent, quand le moment fut venu, et s’aperçurent aussitôt de la disparition de la princesse. Ils la cherchèrent partout, dans le château et les jardins. Cinq ou sis géants, voyant la route ouverte sur le flanc de la montagne, s’y engagèrent. Le bossu entendit leurs pas derrière lui, et dit au roi :

— Prenez la princesse, a votre tour, car je n’en puis plus !

Le roi prit la princesse des bras du bossu et ils continuèrent de descendre la montagne. Ils arrivent au fleuve. Le bossu frappe l’eau par trois fois de sa baguette et la terre, du pied, et aussitôt le pont reparaît. Ils s’engagent dessus, passent, et le bossu, de trois autres coups de baguette, le fait disparaître sous l’eau. Il était temps ! Les géants allaient mettre le pied dessus, et alors, tout eût été perdu ! Les géants hurlaient et grinçaient les dents, de l’autre côté de l’eau ; le bossu et le roi riaient et les narguaient.

Le roi, le bossu et la princesse (elle s’était éveillée, en atteignant l’autre rive du fleuve), se mirent alors eu route, pour revenir en Portugal. Ils passèrent la nuit dans le même bois où les deux premiers l’avaient déjà passée, en allant à la montagne. Le roi et la princesse Ronkar se glissèrent chacun sous un tas de feuilles sèches, et le bossu monta encore sur son chêne. Vers minuit, les voleurs arrivèrent encore sous l’arbre. Et chacun de conter ses exploits au chef. Le boiteux était toujours en retard.

— Holà ! les amis, cria-t-il en arrivant, il y a du nouveau !

— Quoi donc, Diable boiteux ? demandèrent les autres.

— Le roi de Portugal est encore dans le bois, et avec lui la princesse Ronkar, qu’il vient d’enlever ! Nous les trouverons, quand viendra le jour. Pourtant, ils peuvent encore nous échapper, si le bossu s’y prend bien. Aussitôt qu’ils seront sortis du bois... Ecoute bien, bossu !...

— Encore ton bossu !... De qui veux-tu donc parler ?

— Je vous l’ai déjà dit, mes amis, c’est un mot qui me revient sans cesse, malgré moi, et qui ne signifie rien ; n’y faites donc pas attention. Aussitôt qu’ils seront sortis du bois, ils rencontreront un beau carrosse avec un postillon, qui invitera le roi et la princesse et le bossu aussi à y monter ; mais, s’ils y montent, malheur à eux ! car le roi et le bossu seront conduits dans l’enfer, et la princesse retournera au château où elle était retenue enchantée par un magicien puissant. Mais, s’ils ne montent pas dans le carrosse, un peu plus loin, ils rencontreront un étang, où ils verront un homme qui se noie et qui appelle au secours. S’ils essaient de lui porter secours, le roi et le bossu tomberont encore dans l’enfer, et la princesse retournera à son château, sous la garde des géants. Un peu plus loin encore, ils rencontreront une vieille femme, qui leur offrira des gâteaux et des fruits. La princesse voudra en accepter ; mais, si elle prend la moindre chose, le roi et le bossu iront en enfer, et la princesse retournera captive dans le château d’où elle vient.

Le bossu entendit tout, sur son arbre. Quand le jour commença à poindre, les voleurs se séparèrent et partirent, de côté et d’autre, à la recherche du roi de Portugal et de la princesse Ronkar. Ils ne savaient pas qu’ils étaient si près d’eux.

Le bossu descendit alors de son arbre, éveilla le roi et la princesse, et ils se remirent en route.

Dès qu’ils furent sortis du bois, ils virent un beau carrosse, avec un postillon tout galonné d’or, qui les invita à entrer dans son carrosse. Le roi et la princesse ne demandaient pas mieux ; mais, le bossu frappa le postillon de sa baguette blanche, qu’il avait gardée, et il s’en alla au galop.

Le roi, la princesse et le bossu continuèrent leur route, et arrivèrent bientôt au bord d’un grand étang. Un homme s’y noyait et criait : « Au secours I Je me noie !... » C’était pitié de l’entendre.

— Le pauvre homme ! Il faut essayer de le sauver ! dirent le roi et la princesse.

— Gardez-vous en bien, et continuons notre route, dit le bossu, sans s’arrêter.

Et ils passèrent outre.

Un peu plus loin, ils rencontrèrent une vieille femme, qui portait un panier au bras. Elle les accosta, et, présentant à la princesse son panier rempli de gâteaux et de beaux fruits, elle lui dit :

— Voyez, princesse, les fruits délicieux, les excellents gâteaux ! Jamais vous n’en avez mangé de meilleurs !...

La princesse étendait déjà la main pour en prendre, lorsque le bossu accourut, et, d’un coup de pied, lança le panier en l’air et fit tomber les gâteaux et les fruits dans la poussière. La vieille l’agonisa d’injures, et le roi, mécontent, lui dit :

— Pourquoi avez-vous fait cela ? Ne voyez-vous pas que la princesse et moi nous désirions manger un gâteau et un fruit ?...

— Vous le saurez, plus tard ; marchons !... dit le bossu, pour toute réponse.

J’avais oublié de dire que le boiteux, dans le bois, avait recommandé au bossu de ne rien révéler au roi de ce qu’il avait entendu, sous peine de voir la partie inférieure de son corps pétrifiée, à partir de la ceinture ; la moitié supérieure ne subirait d’autre changement que de lancer du feu par la bouche, les narines et les yeux.

Ils se remirent en marche, et arrivèrent à une hôtellerie, au bord de la route. Ils avaient faim, ils étaient fatigués et ils s’y arrêtèrent pour se restaurer et se reposer. Ils y passèrent la nuit, et prirent un carrosse, le lendemain matin, pour les conduire jusqu’en Portugal.

Le roi de Portugal épousa la princesse Ronkar, la plus belle créature qu’il fût possible de voir sous l’œil du soleil[1], et il y eut, à cette occasion, de belles fêtes et de grands festins.

Neuf mois après, la reine mit au monde un enfant, un garçon superbe.

Le bossu était resté avec le roi, dans son palais, et c’était son conseiller le plus écouté et son meilleur ami. Ils parlaient souvent de leur voyage à la recherche de la princesse Ronkar, et, chaque fois, le roi demandait à son compagnon de voyage comment il avait pu le conseiller de manière à mener à bout une si périlleuse entreprise. Le bossu résistait et répondait toujours d’une façon évasive. Mais, la curiosité du roi et ses instances augmentaient, chaque jour. Il en vint à accuser son ami et son sauveur de ne pas l’aimer et de comploter même contre sa vie.

Le bossu, bien qu’il connût parfaitement la conséquence funeste du secret qu’il allait trahir, lui dit alors :

— Puisque ce secret vous rend malheureux et injuste au point de douter de mon amitié pour vous, je vais vous le faire connaître ; mais, vous le regretterez bientôt.

Il lui dit tout. Et, à mesure qu’il parlait, la moitié inférieure de son corps se changeait en marbre : ses pieds d’abord, puis ses jambes et ses cuisses ; et quand il unit de parler, il était pétrifié jusqu’à la ceinture, et le feu sortait de sa bouche, de ses narines et de ses yeux. Il était effrayant à voir !

La douleur du roi fut grande de voir l’état dans lequel sa curiosité avait mis son meilleur ami. Il le visitait plusieurs fois par jour, et pleurait à la vue de ses souffrances. Il fit venir tous les médecins, magiciens et sorciers de son royaume. Personne n’y pouvait rien. Il était au désespoir.

L’idée lui vint d’aller passer une nuit au bois où ils s'étaient arrêtés, en allant au château de la princesse, et au retour de là. Peut-être y verrait-il le boiteux, qui lui apprendrait le secret qu'il cherchait.

Il se rendit donc au bois, monta sur l'arbre et attendit.

Vers minuit, les brigands arrivèrent, comme d'habitude. Chacun rendit compte au chef de sa conduite, et le boiteux dit, à son tour :

— Le roi de Portugal est encore dans le bois, camarades !

— Laisse-nous donc tranquille avec ton roi de Portugal, lui dit-on.

— Je vous le répète, le roi de Portugal est dans le bois. Il cherche un remède pour guérir son ami le bossu, dont toute la moitié inférieure, jusqu'à la ceinture, est pétrifiée. Je sais bien, moi, ce qu'il faudrait faire pour le guérir. Il faudrait que le roi (il ne fera jamais cela) égorgeât de ses propres mains son fils unique, comme un petit cochon, et en recueillit le sang, dans un vase, pour en arroser le bossu pétrifié. Aussitôt il reviendrait à son état primitif, aussi sain que jamais. Mais, je le répète, jamais le roi ne fera cela.

Le roi avait bien entendu, sur l'arbre. Le jour vint et les brigands se dispersèrent, et le roi se remit en route pour revenir à son palais. Sa perplexité était grande et cruelle. Son âme était navrée de l’état où il voyait son ami, celui à qui il devait sa femme et la vie même, — et cela par sa faute !... Mais aussi, égorger son fils unique, un si bel enfant !...

Il arrive au palais et va voir son ami, aussitôt. Il le revoit dans le même état et pleure abondamment. Il était malheureux et ne mangeait ni ne dormait plus. Enfin, il se dit un jour :

— Je ne puis rester plus longtemps dans cette situation ! Il faut délivrer mon ami !...

Il prend un couteau et se dirige vers la chambre de son fils. Mais, le cœur lui manque, en le voyant endormi, dans son berceau, si gentil et le sourire sur les lèvres ; il hésite, le couteau lui tombe de la main, et il revient sur ses pas. Il retourne auprès de son ami le bossu et est tellement ému de son supplice qu’il court de nouveau à la chambre de son fils, fou de douleur, et le frappe, cette fois. Il recueille son sang dans un vase et court en arroser le bossu. Aussitôt celui-ci se sent soulagé, le feu s’éteint dans sa bouche, dans ses narines et ses yeux, et, peu à peu, la partie pétrifiée de son corps s’assouplit ; le marbre redevient chair, le sang y circule de nouveau, et il est bientôt rendu à son état naturel.

Les deux amis se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.

— Vois comme je t’aime ! dit le roi au bossu ; j’ai égorgé mon fils unique pour te délivrer !

— Sire, répondit le bossu, votre dévouement sera récompensé ; votre fils n’est pas mort ; allons le voir !

Et, quand ils entrèrent dans la chambre de l’enfant, ils le virent qui souriait, dans son berceau, et tendait les bras vers son père.

Il y eut alors, à la cour, des fêtes magnifiques. Et depuis, je n’ai pas eu de leurs nouvelles.


Conté par Francesa ar C’hroseur, femme Bizi (Bizien),
ménétrier, de Belle-Isle-en-Terre. — Décembre 1869.


Le prototype des contes de ce cycle semble être le conte hindou de Viravara, dans le Pantchatantra et aussi dans l’Hitopadésa, chap. IX, édition Maisonneuve, 1882, avec mélange de souvenirs de l’Obéron de Huon de Bordeaux.

Le Roi de Portugal et le Roi Dalara, qui précède, peuvent aussi se rattacher au cycle de la Princesse aux Cheveux d’Or par la recherche de la princesse Ronkar et du Roi Dalmar.



  1. Locution bretonne : indan lagad aun heol.