Contes populaires de Basse-Bretagne/Le Capitaine Lixur ou le Satyre

François-Marie Luzel
Contes populaires de Basse-Bretagne
PERSONNAGES ET ANIMAUX FABULEUX ET APOCRYPHES



V


LE CAPITAINE LIXUR


OU LE SATYRE[1]
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UN seigneur vivait tranquillement à la campagne avec ses trois enfants, trois filles. Il était veuf.

Mais, la guerre éclata tout à coup, et il reçut l’ordre de son roi de se rendre à l’armée, avec un cheval, et équipé à ses frais, comme c’était la coutume autrefois. Le voilà désolé, à la pensée qu’il lui faudrait abandonner ses filles, sans appui et sans protection.

— Ne vous inquiétez pas ainsi, mon père, lui dit sa fille aînée, je partirai à votre place.

— Hélas ! ma pauvre enfant, lui répondit-il, cela n’est pas possible.

— Vous vous trompez, mon père, et vous verrez que, quand j’aurai revêtu votre équipement de guerre, je ferai un beau soldat et que personne ne se doutera que je suis fille.

Elle insista tant, que son père consentit à la laisser partir. Mais, dès qu’elle fut sortie de la cour, il prit son fusil et courut à travers champs l’attendre au bord d’une route où elle devait passer. Il voulait l’éprouver. Il se cacha derrière un buisson, et, quand il la vit venir, il tira sur elle, à poudre, en criant : — « La bourse ou la vie ! »

La fille tourna bride aussitôt, et courut à la maison, tout effrayée.

Son père y était rendu avant elle et lui dit :

— Qu’y a-t-il de nouveau, mon enfant ? Il me semble que tu n’es pas allée loin.

— J’ai été attaquée par une bande de voleurs, qui ont tiré sur moi, et j’ai été heureuse de pouvoir leur échapper.

— Quand je te disais, ma pauvre enfant, que tu n’irais pas loin ! Mais, je suis heureux de te voir revenue sans mal, et je partirai moi-même demain matin.

— Non pas, mon père, dit la puînée, c’est moi qui partirai demain, et vous resterez à la maison avec mes sœurs.

Et la puînée partit aussi, le lendemain. Mais, elle n’alla pas plus loin que son aînée, et s’en retourna bientôt, tout effarée, en disant qu’elle aussi avait rencontré des brigands, qui avaient tiré sur elle et l’avaient poursuivie jusqu’à la porte du château.

C’était tout simplement son père, qui avait voulu l’éprouver, comme son aînée.

— A mon tour, à présent, dit la cadette, et je partirai aussi, demain matin.

— Ma pauvre enfant ! lui dit son père, tu vois ce qui est arrivé à tes sœurs.

— Peu importe, répondit-elle, je veux aussi essayer.

Et elle partit, en effet, le lendemain matin, pleine de courage et de résolution.

Son père alla aussi l’attendre au bord de la route et déchargea encore son fusil, quand il la vit venir. Mais, au lieu de s’en retourner, comme ses sœurs, elle éperonna son cheval et passa outre.

En arrivant à Paris, elle alla tout droit trouver le roi, et lui dit que son père, vieux et malade, ne pouvant se rendre à l’armée, y envoie son fils, à sa place.

— C’est fort bien, répondit le roi.

On lui apprit l’exercice, à faire des armes, et elle faisait des progrès si rapides, qu’elle monta vite en grade. Au bout d’un an, elle était capitaine.

Un jour que l’on passait une grande revue, dans la cour du palais du roi, et que la reine y assistait, à son balcon, elle remarqua le jeune officier, et lui trouva si bonne mine et une tournure si distinguée, qu’elle voulut l’avoir pour page. Elle le demanda au roi, qui le lui accorda volontiers. On l’appelait à l’armée le capitaine Lixur.

Le beau page suivait partout la reine. Souvent, elle lui faisait chanter des chansons ou conter des contes de son pays, et elle y prenait beaucoup de plaisir. Elle devint amoureuse de son page, et lui tenait souvent de tendres propos et le regardait d’un air langoureux ; mais, le jeune officier feignait de n’y rien comprendre. Les courtisans et les dames de la cour ne tardèrent pas à devenir jaloux de la faveur dont il jouissait, et ils cherchèrent à se débarrasser de lui. Ils délibérèrent sur la manière dont il fallait s’y prendre, et il fut convenu que l’on dirait au roi que le capitaine Lixur s’était vanté d’être capable de tuer le sanglier du bois voisin, qui causait tant de ravages dans le pays.

Un des courtisans alla donc trouver le roi et lui dit :

— Si vous saviez, sire, ce dont s’est vanté le capitaine Lixur ?

— De quoi s’est-il donc vanté ?

— De tuer le sanglier de la forêt, qui vous fait tant de mal.

— Ce n’est pas possible : un animal si terrible et qui a mis en fuite et maltraité des régiments entiers envoyés pour le prendre.

— Je vous assure, sire, qu’il a dit qu’il en viendrait facilement à bout.

— S’il l’a dit, il faut qu’il le fasse, ou il n’y a que la mort pour lui. Dites-lui de venir me parler.

Le capitaine Lixur se rendit auprès du roi, qui lui dit :

— Comment, capitaine Lixur, vous avez dit être capable de me délivrer du vieux sanglier qui désole tout le pays.

— Je n’ai jamais dit rien de semblable, sire.

— Si, vous l’avez dit, et il faut que vous le fassiez, ou il n’y a que la mort pour vous. Je vous ferai donner tout ce dont vous aurez besoin pour cela. Allez donc et délivrez-moi vite de ce monstre, qui me cause plus de mal que toute une armée ennemie.

Le capitaine, obligé de faire contre mauvaise fortune bon cœur, prit ses armes, monta à cheval et se dirigea vers le bois, tout rêveur et triste. Avant d’y pénétrer, il descendit de cheval et s’assit sur l’herbe, près d’une fontaine, pour manger un morceau et boire un coup, afin de ranimer ses forces et son courage, car il n’était rien moins que rassuré. Il vit bientôt venir à lui une vieille femme, couverte de guenilles, courbée sur un bâton de houx et se traînant à grand’peine. Et elle dit, d’une voix tremblante :

— Ayez la bonté de me donner quelques miettes de votre repas, mon bon seigneur, car je n’ai pas mangé depuis longtemps et je me meurs de faim.

— Avec plaisir, grand’mère.

Et il lui donna du pain blanc, un peu de lard et un verre de vin, que la vieille mangea et but ; puis elle dit :

— Tu as été bien avisé, capitaine Lixur, de me traiter comme tu l’as fait, et tu t’en trouveras bien. Je sais où tu vas et ce qui t’embarrasse. Le roi t’a ordonné, sous peine de mort, de prendre et de lui amener, mort ou vif, le vieux sanglier de la forêt, dont personne n’a pu venir à bout, jusqu’à présent. Toi, tu y réussiras, avec mon aide, et à la condition de faire bien exactement ce que je te dirai. Écoute-moi donc bien : Quand tu auras pénétré sous le bois, tu rencontreras, vers le sud, une vieille chapelle en ruine, dont le toit s’est effondré, et où l’ortie, les ronces et les herbes folles poussent en liberté. Tous les jours, à midi juste, le sanglier y vient se rouler sur la pierre sacrée de l’autel, renversée à terre. Cache-toi derrière la porte, et, dès que l’animal aura pénétré dans la chapelle, sors vite et tire la porte derrière toi, pour l’empêcher de sortir. Puis, tu courras à une petite fenêtre, qui est du côté du Levant, et par où tu verras le sanglier, étendu tout de son long sur la pierre de l’autel. Il est noir, avec une marque blanche au milieu du front. Tu le viseras à cet endroit, et, si tu peux l’y atteindre, il mourra aussitôt, en poussant des grognements et des cris épouvantables.

Le capitaine Lixur remercia la vieille, qui se retira alors, en lui souhaitant bonne chance.

Il remonta à cheval et pénétra sous le bois, un peu rassuré. Il trouva facilement la vieille chapelle en ruine, y enferma le sanglier, qui ne manqua pas d’arriver, à midi sonnant, le visa au front, par la petite fenêtre du côté du Levant, et le tua roide. Puis, il le chargea sur son cheval et s’en retourna tranquillement au palais du roi.

Quand on le vit rentrer en ville, avec le monstre privé de vie, ce fut une joie et une allégresse générale, car la bonne nouvelle se répandit vite, dans tous les quartiers, et l’on criait sur son passage : — « Vive le capitaine Lixur, qui nous a délivrés du sanglier ! »

Le roi aussi était au comble de la joie, et il invita le capitaine Lixur à dîner à sa table, avec les principaux de la cour.

Cependant, l’amour de la reine pour son beau et vaillant page augmentait chaque jour, et la situation de celui-ci devenait fort embarrassante. Mais, à toutes les attentions et aux avances dont il était l’objet, il opposait une indifférence absolue et feignait de ne rien comprendre. Si bien que la reine, dépitée, lui demanda un jour :

— De quel pays êtes-vous, capitaine Lixur ?

— De la Basse-Bretagne, Madame.

— Est-ce qu’il y a aussi des hommes intelligents, dans ce pays-là ?

— Autant qu’en aucun autre du monde, Madame.

— On ne le dirait vraiment pas, d’après ce que j’en connais.

Il feignit de ne pas comprendre, et ne répondit point.

La reine était furieuse et ne pouvait se contenir. Elle alla trouver le roi et lui dit :

— Si vous saviez, sire, ce qu’a dit le capitaine Lixur ?

— Qu’a donc dit le capitaine Lixur ?

— Il a dit qu’il était capable de prendre la Licorne et de l’amener ici, comme il l’a fait du sanglier.

— Il n’est pas possible qu’il ait dit cela, à moins d’avoir complètement perdu la tète. Songez donc que la Licorne traverse de sa corne unique neuf grands troncs de chênes de rang, et qu’elle m’a détruit des armées entières envoyées pour s’emparer d’elle.

— Il l’a dit, je vous l’affirme. Depuis qu’il a pris le sanglier de la forêt, cet homme ne doute de rien, et se croit capable de tout. Vous lui diriez d’aller vous chercher la lune, qu’il ne dirait pas non.

— Eh bien ! faites-lui dire de venir me parler ; s’il l’a dit, il faut qu’il le fasse ; il me rendra un fier service, s’il peut me débarrasser de la Licorne.

Et l’on prévint le capitaine que le roi voulait lui parler.

— Comment, capitaine Lixur, lui dit le vieux monarque, vous avez dit que vous étiez capable de prendre la Licorne et de me l’amener, comme vous l’avez fait du sanglier ?

— Sire, je n’ai jamais dit rien de semblable, et ceux qui prétendent le contraire ne me veulent que du mal.

— Vous l’avez dit, capitaine Lixur, je le sais de bonne part, et il faut que vous le fassiez, ou il n’y a que la mort pour vous. Allez et songez à tenir votre parole.

Le capitaine s’en retourna, tout triste.

— Si la vieille fée de la forêt, pensait-il, ne vient encore à mon secours, je suis perdu.

Le lendemain matin, au lever du soleil, il se met en route. Arrivé à la lisière du bois, il s’asseoit sur le gazon, au même endroit que la première fois, pour manger un morceau et boire une goutte. Il aperçoit encore la vieille qui s’avance vers lui, lentement et courbée sur son bâton, et cette vue le rassure. Il se lève et va au-devant d’elle, son chapeau à la main. Il la fait manger et boire, puis elle lui parla de la sorte :

— Votre épreuve, ma pauvre enfant (elle savait bien qui elle était), est des plus périlleuses. Pourtant, avec mon aide et si vous faites de point en point comme je vous dirai, vous pourrez encore vous en tirer. Écoutez-moi donc bien. La Licorne est un terrible animal. Elle transperce de rang neuf troncs de grands chênes, de la corne unique qu’elle porte au milieu du front. Elle arrivera à midi, juste. Elle s’annoncera par un cri qui fera trembler de frayeur tous les animaux de la forêt. Elle viendra du côté du midi. Vous verrez neuf grands chênes, rangés sur la même ligne, et dont les troncs sont percés de part en part de plusieurs trous. Tous les jours, elle vient éprouver ses forces contre ces chênes. Vous vous cacherez derrière le dernier, au nord, non pas au milieu du tronc, autrement, vous seriez transpercée vous-même, mais un peu de côté. La Licorne prendra son élan, poussera un cri terrible et se précipitera sur les arbres, du côté du midi. Sa corne dépassera le neuvième et viendra sortir près de vous. Dès que vous la verrez, vous sortirez de votre cachette, vous courrez à la bête et lui couperez le cou avec votre sabre. Vous n’aurez rien à craindre, car il lui faut plus de temps pour retirer sa corne des arbres que pour l’y enfoncer. Ayez bien soin aussi qu’elle ne vous aperçoive pas avant d’avoir enfoncé sa corne dans les arbres, car son regard seul suffirait pour vous donner la mort. Allez, mon enfant, du courage et bonne chance.

Et la vieille se retira alors.

Le capitaine Lixur, rassuré, pénétra dans le bois. Il reconnut facilement, à leurs trous, les arbres que la fée lui avait désignés. Midi approchait, et il se cacha derrière le dernier, au nord. Bientôt il entendit un cri épouvantable, qui le glaça de frayeur, bien qu’il ne fût pas peureux. Et la Licorne arriva, un instant après. Elle prit son élan, poussa un autre cri, fondit tête baissée sur le premier des neuf chênes, au midi, et la pointe de sa corne sortit du dernier, si près du capitaine Lixur, que la peau de sa cuisse en fut effleurée. Cependant il n’en perdit pas la tête, et il courut à la bête, son bon sabre à la main, et lui coupa la tête. Mais, ne pouvant l’emporter, à cause de sa corne, engagée dans les neufs troncs de chênes, il chargea à grand’peine son corps sur son cheval, et reprit tranquillement le chemin de la ville. Une foule nombreuse était accourue à sa rencontre, et le conduisit en triomphe jusqu’au palais du roi, avec des chants et des cris de joie. Le roi vint lui-même le recevoir, à la porte de son palais, et l’embrassa devant tout le monde. Puis, il y eut un grand dîner, à la cour, suivi d’illuminations et de réjouissances publiques.

Les fêtes terminées, le capitaine Lixur reprit ses fonctions de page auprès de la reine, qui avait demandé à le conserver, car le roi voulait l’élever au grade de général. La reine ne connut plus de frein à sa passion ; elle embrassait son page, lui tenait des propos libertins… C’en était honteux.

Cependant le jeune homme restait indifférent et impassible, ce qui l’exaspérait jusqu’à la folie.

— O le sot Breton ! s’écriait-elle ; il me dédaigne ! Mais, il me le paiera.

Et elle courut trouver le roi, furieuse.

— Sire, sire, s’écria-t-elle, le capitaine Lixur s’est vanté de prendre et de vous amener captif le Satyre, ce monstre qui désole et terrifie tout le royaume.

— Encore le capitaine Lixur ! s’écria le roi, qui commençait à croire qu’il y avait en tout ceci plus de malveillance que de véritable intérêt pour lui et ses sujets ; laissez-lui donc un peu de paix ; on dirait que vous voulez sa mort ; je ne puis croire, du reste, qu’il se soit vanté de ce que vous dites.

— Je vous affirme qu’il s’est vanté de vous amener le Satyre captif, et ce monstre vous fait trop de mal, à vous et à vos sujets, pour que vous hésitiez un moment à profiter de l’occasion qui se présente de vous en délivrer.

— Il faut, si ce que vous dites est vrai, que le capitaine Lixur ait complètement perdu la tête ; ses succès contre le Sanglier et la Licorne lui auront sans doute inspiré tant de présomption. Mais, il ne sait pas ce que c’est que le Satyre : un monstre qui n’a pas son pareil, au monde, et qui fait le désert partout autour de lui ; le venin et la puanteur qu’il exhale frappent de mort tout ce qui vit à sept lieues à la ronde autour de lui ; il m’a détruit des armées entières envoyées contre lui.

— Raison de plus pour que vous ne négligiez pas l’occasion qui s’offre à vous de vous débarrasser d’un tel fléau. Le capitaine Lixur a réussi à tuer le Sanglier et la Licorne, qui étaient cependant deux monstres bien redoutables, et rien ne vous assure qu’il sera moins heureux contre le Satyre ; il faut toujours essayer.

— Eh bien ! faites dire au capitaine Lixur de venir me parler.

Et le capitaine Lixur se présenta encore devant le roi, avec de sombres pressentiments.

— Vous vous êtes donc encore vanté, capitaine Lixur, lui dit le vieux monarque, de pouvoir me délivrer du Satyre, comme vous l’avez fait du Sanglier et de la Licorne ?

— Croyez bien, sire, que jamais je n’ai rien dit de semblable, et la personne qui vous a dit le contraire en veut certainement à ma vie.

— C’est aussi ce que vous me disiez pour le Sanglier et la Licorne ; mais, je connais trop bien votre bravoure, et le Satyre me fait trop de mal, à moi et à tous mes sujets, pour que j’hésite un instant à saisir l’occasion de nous en délivrer.

— C’est à moi-même qu’il l’a dit, sire, interrompit la reine, qui avait voulu assister à l’entrevue.

— Vous l’entendez, capitaine Lixur ? reprit le roi ; il faut que vous m’ameniez le monstre, mort ou vif, ou il n’y a que la mort pour vous.

— Puisqu’il en est ainsi, autant vaut être tué par le Satyre que par vos soldats. Vous me donnerez au moins tout ce dont j’ai besoin pour tenter l’aventure ?

— Oui, vous n’avez qu’à demander.

— Il me faut d’abord un bon cheval, pour me porter, puis sept autres chevaux avec leur charge d’argent.

— C’est beaucoup, mais, si vous me délivrez du Satyre, j’y gagnerai encore : vous les aurez.

Le lendemain matin, le capitaine Lixur se mit en route, monté sur un beau cheval et suivi de sept autres chevaux portant des sacs pleins d’argent. Après plusieurs jours de marche, il arriva à la forêt des Ardennes, où se tenait le Satyre. Il descendit de cheval et s’assit près d’une fontaine, pour manger un morceau et boire un coup, avant d’entrer dans le bois. Il était très inquiet de n’avoir pas rencontré la vieille fée, dans son chemin, et il conservait peu d’espoir de la revoir, tant il était loin du lieu où elle s’était déjà montrée à lui. Néanmoins, elle vint encore, et dès qu’il l’aperçut, il courut à sa rencontre et l’embrassa. Ils mangèrent un peu, burent du vieux vin de la cave du roi, puis la vieille parla de la sorte :

— On te met à de dures épreuves, ma pauvre enfant ; c’est la reine qui est cause de tout. Mais, son tour viendra aussi d’être éprouvée.

On t’envoie prendre le Satyre, dans la forêt des Ardennes. Je ne saurais te dire le nombre des rois, des princes, des ducs et des généraux qui ont déjà tenté l’aventure, et y ont perdu la vie. Et pourtant, quelque périlleuse que soit l’entreprise, tu pourras encore t’en tirer à ton honneur, si tu fais exactement tout ce que je te dirai. Écoute-moi donc bien. Le monstre habite une caverne sombre et profonde, au milieu de la forêt, à sept lieues d’ici. Ni homme ni animal vivant ne peut l’approcher, à sept lieues à la ronde, à cause de l’odeur infecte et du venin mortel dont il empoisonne l’air : de plus, un seul regard de lui suffit pour donner la mort. Mais, voici un onguent dont tu te frotteras le visage et les mains, et qui te préservera de l’infection. Si tu parviens à éviter ses regards et à passer inaperçu, tout ira bien. Voici comment tu devras te conduire : écoute bien.

Le Satyre ne sort de sa caverne que vers l’heure de midi, chaque jour, pour se promener au soleil. Il est rouge comme le feu, et quand le soleil donne dessus, il n’est œil d’homme ou d’animal qui puisse le regarder, sans en être aveuglé, et celui sur qui tombe son regard tombe aussitôt mort, comme une mouche. Il faudra donc, avant tout, éviter son regard, et pour cela, voici ce que tu devras faire : la nuit, pendant que le monstre dormira, tu placeras, sur une seule ligne, neuf bassins de cuivre remplis de lait doux, depuis l’entrée de la caverne jusqu’à un grand chêne, qui en est à environ deux cents pas, et sur lequel tu monteras. Tu disposeras les bassins à vingt pas l’un de l’autre, et, dans les intervalles, tu sèmeras des morceaux de pain blanc trempés dans le lait, que le Satyre mangera, tout en marchant, ce qui l’empêchera de lever les yeux et de t’apercevoir, sur l’arbre où tu te tiendras. A mesure qu’il boira du lait, il perdra de son venin et de sa puanteur, et quand il sera arrivé sous ton arbre, après avoir épuisé les neuf bassins, tu crieras : « Holà, Satyre, te voilà pris[2]. » Alors, il lèvera la tête et sourira, à sa guise, en te voyant sur l’arbre. Tu descendras aussitôt et lui passeras un licol au cou, sans qu’il oppose aucune résistance, et il te suivra, doux et tranquille comme un agneau. Tu le conduiras au palais du roi, et là, il dira des vérités qui étonneront tous ceux qui les entendront.

Voilà, mon enfant, comme tu devras te conduire, pour mener ton entreprise à bonne fin. Et maintenant, je te fais mes adieux, car tu ne me reverras plus.

Et la fée disparut.

Le capitaine Lixur, rassuré désormais, s’occupa aussitôt des préparatifs de son entreprise. Comme l’argent ne lui manquait point, il trouva facilement les bassins de cuivre et le lait dont il avait besoin. Pendant la nuit, il posa les bassins sur des trépieds, depuis l’entrée de la caverne jusqu’au chêne que la fée lui avait désigné, il les remplit de lait, sema des morceaux de pain blanc trempés de lait dans les intervalles, fit tout enfin comme on le lui avait recommandé, et, à dix heures du matin, toutes ses dispositions étaient prises. Puis, il monta sur l’arbre et attendit. Aucun être vivant ne se faisait voir ni entendre, dans la forêt, tant l’air était infecté et mortel ; mais, sa pommade le garantissait contre l’infection. Le temps était beau et le soleil brillait. A midi, le monstre sortit de sa caverne. Il était rouge ardent, et ressemblait assez à un poulain d’un an, ou environ. A la vue des bassins de cuivre, rangés à la file, sur leurs trépieds, il parut étonné. Il s’approcha du premier, le flaira et le huma avec avidité. Puis le second, le troisième et le quatrième furent vidés, avec la même rapidité. Et à mesure que le lait disparaissait, l’air se purifiait et devenait respirable. Quand le dernier bassin, placé sous l’arbre, fut aussi absorbé, le capitaine Lixur cria :

— Holà ! Satyre, te voilà pris !

Et l’animal leva alors la tête, aperçut le capitaine Lixur sur l’arbre et fit : « Hen ! hen ! hen !.. » en secouant la tête et lui souriant, à sa guise. Le capitaine descendit alors de l’arbre, passa un licol de chanvre au cou du Satyre, qui se laissa faire, et lui dit :

— Suis-moi à la cour du roi.

Et l’animal le suivit, aussi tranquillement qu’un jeune poulain que l’on ramènerait du champ à son écurie.

A peine furent-ils sortis de la forêt, qu’ils rencontrèrent, sur la route, le convoi d’un petit enfant que l’on conduisait au cimetière. Le père, la mère et les parents suivaient en pleurant, les prêtres chantaient devant. Le Satyre se mit à rire, en secouant la tête et en faisant : « Hen ! hen ! hen ! »

— Pourquoi donc rit-il, quand les autres pleurent ? se demanda le capitaine Lixur.

Plus loin, comme ils passaient sur la place publique d’une petite ville, on se préparait à y pendre un grand criminel, et il y avait une grande affluence de spectateurs.

Le Satyre se mit à pleurer.

— Que signifie ceci ? se demanda encore le capitaine ; tout le monde est heureux de voir délivrer le pays d’un criminel que chacun redoutait, et mon animal pleure !

Ils vinrent à passer, un peu plus loin, au bord de la mer. La mer était mauvaise, et l’on voyait du rivage un navire qui naufrageait. Tout l’équipage était sur le pont, en prière, et élevant les yeux et les mains vers le ciel. C’était un spectacle navrant. Le Satyre se mit encore à rire.

— Qu’est-ce donc que cet animal, se dit le capitaine Lixur, qui rit, quand il voit le mal, et qui pleure, quand il voit le bien ? Ne serait-ce pas le Diable ?

Ils continuèrent leur route, tranquillement.

La nouvelle arriva avant eux dans la ville que le capitaine Lixur revenait avec le Satyre captif, et une foule immense sortit à leur rencontre, et l’on se disait partout avec des transports de joie :

— Le capitaine Lixur a pris le Satyre ! quel homme, que ce capitaine Lixur !...

Le roi lui-même alla le recevoir, aux portes de la ville, avec toute la cour et la garnison, musique et bannières en tête.

En voyant l’animal suivre paisiblement le capitaine Lixur, qui le tenait par un simple licol de chanvre, chacun s’étonnait et disait :

— Comment, c’est là ce monstre si terrible, qui a donné la mort à tant de héros et dispersé de si vaillantes armées ! On dirait un jeune poulain, paisible et doux comme un agneau !

Quand le Satyre entra dans la cour du palais royal, il leva la tête pour regarder la reine, qui se tenait à son balcon, entre deux filles d’honneur, et lui sourit, comme s’il la connaissait, en secouant la tête et en faisant : « Hen ! hen ! hen !... »

Tout le monde en fut étonné, et l’on se demandait :

— Comment peut-il connaître la reine, pour la saluer ainsi ?

Pendant huit jours entiers, il y eut des festins et des réjouissances publiques.

Le capitaine Lixur visitait, plusieurs fois par jour, le Satyre, dans son écurie, et le soignait lui-même, lui donnant à manger et à boire.

Au bout de huit jours, l’animal lui dit :

— A présent que les fêtes sont terminées, nous allons voir une autre danse.

— Comment, Satyre, vous parlez donc aussi ? lui dit le capitaine, étonné.

— Oui, je parle aussi, et j’ai des choses curieuses à dire.

— Vraiment ? Quoi donc ?

— La vérité. Dites au roi de passer la revue de son armée, demain, dans la cour de son palais, et je dirai la vérité, devant tout le monde, et vous entendrez de belles choses.

Le capitaine Lixur courut trouver le roi et lui dit :

— Sire ! sire ! vous ne savez pas ?

— Quoi donc ? demanda le monarque.

— Le Satyre parle, comme un homme.

— Ah ! vraiment ? Et qu’a-t-il donc dit ?

— Il a dit que si vous voulez passer la revue de votre armée, demain, dans la cour du palais, il dira des choses qui étonneront tout le monde, et qui seront pourtant vraies.

— Je suis bien curieux d’entendre ses vérités, et je vais donner des ordres pour que la revue ait lieu, demain.

Toute la ville était venue voir la revue. Le roi était à cheval, au milieu de la cour, entouré de courtisans et de généraux. La reine était sur son balcon, avec ses deux filles d’honneur, qui ne la quittaient jamais. L’attente était grande. A midi juste, le Satyre devait parler. Quand les douze coups eurent sonné, à l’horloge du palais, le capitaine Lixur lui parla ainsi :

— Dites-nous, à présent. Satyre, ici, en présence du roi et devant tout le monde, pourquoi vous avez ri, lorsqu’au sortir de la forêt, nous rencontrâmes le convoi d’un enfant que l’on allait enterrer ?

Et le Satyre répondit :

— Si vous saviez ce que je sais, moi, vous auriez sans doute ri vous-même.

— Dites-nous ce que vous savez, Satyre.

— Je riais de voir le véritable père, le sacristain, qui chantait, devant, pendant que le père nourricier pleurait, derrière.

Et tout le monde de rire.

— Et plus loin. Satyre, demanda encore le capitaine Lixur, lorsqu’en passant par une petite ville, nous vîmes conduire au gibet un grand criminel, pourquoi donc pleuriez-vous, alors que tout le monde était content ?

— C’est que cet homme, qui avait commis tous les crimes et fait tout le mal possible, n’en avait aucun repentir et ne voulait pas écouter le prêtre qui l’exhortait à bien mourir, et je voyais à côté de lui un diable prêt à emporter son âme.

— Effrayant ! murmura la foule.

— Et plus loin encore, reprit le capitaine Lixur, comme en passant près de la mer, nous aperçûmes un navire qui naufrageait sur un écueil et tout l’équipage à genoux sur le pont priant et levant les mains et les yeux vers le ciel, pourquoi avez-vous ri à un spectacle si navrant ?

— C’est qu’au-dessus de chaque naufragé, je voyais un ange prêt à emporter son âme au ciel.

— Qu’est-ce donc que ce Satyre ? se demandait la foule, de plus en plus intriguée, et admirant la sagesse de ses réponses.

— Enfin, demanda encore le capitaine Lixur, quand nous sommes entrés dans cette cour, pourquoi avez-vous ri, en voyant la reine à son balcon avec ses deux filles d’honneur ?

— J’ai promis de dire la vérité, répondit le Satyre, et je la dirai jusqu’au bout, s’en fâche qui voudra.

— Emmenez cette vilaine bête ! s’écria tout à coup la reine, de son balcon.

— Non, dit le roi, qu’il reste et continue de parler, car ce qu’il dit est plein de sens et de sagesse.

Et s’adressant au Satyre :

— Parlez, Satyre, et ne craignez pas de dire la vérité.

— Si j’ai souri, dit le Satyre, en voyant la reine à son balcon avec ses deux filles d’honneur, c’est que ces prétendues filles, qui ne quittent jamais la reine, sont des hommes, ce que vous ignoriez, sans doute.

Un grand étonnement d’abord, puis une explosion de rires accueillirent ces paroles, et tous les regards se portèrent sur le balcon, pour y chercher la reine et ses filles d’honneur : mais, elles avaient disparu. Le roi, seul, ne riait point ; au contraire, il était fort en colère.

— Un mot encore, avant de finir, reprit le Satyre ; quand le capitaine Lixur m’a pris, dans la forêt, j’ai aussi souri, en le voyant perché sur son arbre.

— Et pourquoi avez-vous-souri ? demanda le roi.

— Parce que vous croyiez avoir envoyé un vaillant capitaine pour me prendre, lorsqu’en réalité c’était une jeune fille, et en effet, je ne pouvais être pris que par une jeune fille[3].

Tout le monde était ébahi de ce qu’il entendait, et la curiosité était à son comble.

— Holà ! dit le roi, ce n’est pas tout de parler ; il faut que vos paroles soient éprouvées.

— C’est aussi ce que je demande, dit le Satyre ; faites faire l’épreuve.

Des médecins furent chargés de visiter les deux filles d’honneur de la reine, et, comme ils étaient hommes, on les trouva hommes. Le capitaine Lixur fut soumis à la même épreuve, et, comme il était fille, on le trouva fille, et la vérité des paroles du Satyre fut ainsi constatée.

— Eh bien ! dit le roi, puisqu’il en est ainsi, que chacun soit traité suivant ses mérites. Qu’on fasse chauffer la grande fournaise et qu’on y jette la reine avec ses deux filles d’honneur, puisqu’elle ne voulait jamais s’en séparer ; et quant au capitaine Lixur, je l’épouserai, dès demain, et il sera ma femme et votre reine à tous.

Le peuple entier applaudit aux paroles du roi, et il fut fait en tout comme il avait dit.

Et quant au Satyre, il resta aussi à la cour, et le roi en fît son premier ministre.


Conté par Jacques Ar Falc’her, domestique au
Melchonnec, en Plouaret. — Janvier 1870.


L’épisode de l’enterrement de l’enfant, dans ce conte, doit être un souvenir d’un épisode semblable du Roman de Merlin, de Robert de Borron, poète du XII° siècle. Merlin chevauchait pour se rendre à la cour du roi Vortigern, en la compagnie des messagers envoyés pour le quérir. Comme ils passaient dans une ville, voilà qu’on portait un enfant en terre, et il y avait derrière le cercueil un grand nombre de gens qui menaient grand deuil. Quand Merlin vit ces hommes et ces femmes, qui pleuraient, et les prêtres, qui chantaient et menaient le cortège, il s’arrêta et éclata de rire. On lui demanda la cause de cette conduite. « Je ris, dit-il, d’une grande merveille que voici. Voyez ce prud’homme qui pleure, et puis ce prêtre qui chante devant tous les autres. Il devrait, en vérité, faire le deuil du prud’homme ; car, sachez que cet enfant qu’on porte en terre est son fils, quoique le prud’homme qui le pleure le croie sien. Ainsi, celui auquel il n’est rien en porte vivement le deuil, et celui qui est son père chante. » Les messagers, étonnés de cette nouvelle, lui demandèrent : « Comment pourrons-nous nous assurer de ce fait ? » — « Allez, leur dit-il, à la mère, et demandez-lui pourquoi le sire mène si grand deuil ? Elle vous répondra : « Pour son fils, qui est mort. » Et vous lui répondrez : — « Certes, nous savons aussi bien que vous qu’il est le fils du prêtre qui chante là-bas, car c’est lui-même qui nous l’a dit. » lis firent comme demandait Merlin ; et quand la femme entendit cette réponse, elle s’effraya durement, et les supplia de n’en rien dire à son mari, car il en mourrait. Alors ils s’approchèrent du prêtre et lui dirent à l’oreille : « Dom curé, voilà le sire qui vient à vous pour vous tuer, parce qu’il a appris que vous êtes le père de son fils. » À ces mots, le prêtre fut si épouvanté, qu’il s’enfuit en courant comme un fou, et depuis, on ne le vit plus.

C’est à peu près le seul souvenir, avec quelques autres passages de ce même conte, que nous ayons rencontré, dans le peuple, du fameux prophète Merlin.





  1. Le mot Satyre est devenu, dans la bouche des conteurs bretons, Santirine, un monstre sur la nature et la forme duquel ils n’ont, du reste, que des idées fort vagues, et qui rappelle parfois Merlin, l’enchanteur, retiré au fond des bois, où il mène une vie à demi sauvage et s’occupe encore de divination et de magie.
  2. D’après ce qui précède, le Satyre ou Santirine de notre conte semble être un animal d’une nature vague, et peut-être un serpent, à cause de son goût pour le lait doux ; pourtant, plus loin, page 331, on dit qu’il ressemble à un poulain
  3. N’y aurait-il pas là un souvenir confus de Merlin, victime des enchantements de Viviane ?