Contes populaires de Basse-Bretagne/L’Homme-Crapaud



V


L’HOMME-CRAPAUD
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IL y avait une fois un bonhomme qui était resté veuf avec trois filles. Un jour, une de ses filles lui dit :

— Si vous vouliez aller me chercher une cruche d’eau, à la fontaine, mon père ? Il n’y en a pas une goutte dans la maison, et il m’en faut pour notre pot au feu.

— C’est bien, ma fille, répondit le vieillard.

Et il prit une cruche et se rendit à la fontaine. Au moment où il était penché sur l’eau, emplissant sa cruche, un crapaud lui sauta à la figure et s’y colla si bien que tous ses efforts pour l’arracher demeurèrent inutiles.

— Tu ne pourras m’arracher d’ici, lui dit le crapaud, que quand tu m’auras promis de me donner une de tes filles en mariage !

Il laissa sa cruche auprès de la fontaine, et courut à la maison.

— O Dieu ! que vous est-il donc arrivé, père ? s’écrièrent ses filles, en voyant dans quel état il se trouvait.

— Hélas ! mes pauvres enfants, cet animal m’a sauté à la figure, au moment où je puisais de l’eau à la fontaine, et il dit à présent qu’il ne s’en ira, que si l’une de vous consent à le prendre pour mari.

— Grand Dieu ! que dites-vous là, mon père ? répondit sa fille aînée ; prendre un crapaud pour mari ! Il fait horreur à voir !

Et elle détourna la tête, et sortit de la maison. La seconde fit comme elle.

— Eh bien ! mon pauvre père, dit alors la plus jeune, moi je consens à le prendre pour mari, car mon cœur ne pourrait souffrir de vous voir rester en cet état !

Aussitôt le crapaud tomba à terre. On fixa le mariage au lendemain.

Quand la fiancée entra dans l’église, accompagnée de son crapaud, le recteur (le curé) fut bien étonné, et il dit qu’il ne marierait jamais une chrétienne à un crapaud. Pourtant, il finit par les unir, quand le père de la fiancée lui eut tout raconté, et promis beaucoup d’argent.

Alors, le crapaud emmena sa femme dans son château, — car il avait un beau château. Quand l’heure fut venue de se coucher, il la conduisit à sa chambre, et là, il quitta sa peau de crapaud et se montra sous l’apparence d’un jeune et beau prince ! Pendant que le soleil était sur l’horizon, il était crapaud, et la nuit, il était prince.

Les deux sœurs de la jeune mariée venaient, quelquefois lui faire visite, et elles étaient bien étonnées de la trouver si gaie ; elle chantait et riait continuellement.

— Il y a quelque chose là-dessous, se disaient-elles ; il faut la surveiller, pour voir.

Une nuit, elles vinrent, tout doucement, regarder par le trou de la serrure, et elles furent bien étonnées de voir un prince jeune et beau, au lieu d’un crapaud !

— Tiens ! tiens ! le beau prince !... Si j'avais su !... disaient-elles alors.

Elles entendirent le prince dire ces paroles à sa femme :

— Demain, je dois aller en voyage, et je laisserai à la maison ma peau de crapaud. Veillez bien qu’il ne lui arrive pas de mal, car j’ai encore un an et un jour à rester sous cette forme.

— C’est bien ! se dirent les deux sœurs, qui écoutaient à la porte.

Le lendemain matin, le prince partit, comme il l’avait annoncé, et ses deux belles-sœurs vinrent faire visite à sa femme.

— Dieu, les belles choses que tu as ! Comme tu dois être heureuse avec ton crapaud ! lui disaient-elles.

— Oui, sûrement, mes chères sœurs, je suis heureuse avec lui.

— Où est-il allé ?

— Il est allé en voyage.

— Si tu veux, petite sœur, je te peignerai tes cheveux, qui sont si beaux !

— Je le veux bien, ma bonne sœur. Elle s’endormit, pendant qu’on lui peignait les cheveux, avec un peigne d’or, et ses sœurs prirent alors ses clefs, dans sa poche, enlevèrent la peau de crapaud de l’armoire où elle était renfermée, et la jetèrent au feu.

La jeune femme, en se réveillant, fut étonnée de se retrouver seule. Son mari arriva, un moment après, rouge de colère.

— Ah ! malheureuse femme ! s’écria-t-il ; tu as fait, pour mon malheur et pour le tien, ce que je t’avais bien défendu : tu as brûlé ma peau de crapaud ! Maintenant, je pars, et tu ne me reverras plus.

La pauvre femme se mit à pleurer et dit :

— Je te suivrai, en quelque lieu que tu puisses aller.

— Non, ne me suis pas ; reste ici.

Et il partit, en courant. Et elle de courir lui.

— Reste là, te dis-je.

— Je ne resterai pas. je te suivrai !

Et il courait toujours. Mais, il avait beau courir, elle était sur ses talons. Il jeta alors une boule d’or derrière lui. Sa femme la ramassa, la mit dans sa poche, et continua de courir.

— Retourne à la maison ! retourne à la maison ! lui cria-t-il encore.

— Je n’y retournerai jamais sans toi !

Il jeta une seconde boule d’or. Elle la ramassa, comme la première, et la mit dans sa poche. Puis, une troisième boule. Mais, en la voyant toujours sur ses talons, il entra en colère, et lui donna un coup de poing en pleine figure. Le sang jaillit aussitôt, et sa chemise en reçut trois gouttes qui y firent trois taches.

Alors, la pauvre femme resta en arrière, et bientôt elle perdit de vue le fugitif ; mais, elle lui cria :

— Puissent ces trois taches de sang ne jamais disparaître avant que j’arrive pour les effacer.

Elle continua, malgré tout, sa poursuite. Elle entra dans un grand bois. Peu après, en suivant un sentier, sous les arbres, elle vit deux énormes lions, assis sur leur derrière, un de chaque côté du sentier. Elle en fut tout effrayée.

— Hélas! se disait-elle, je perdrai la vie, ici, car je serai sûrement dévorée par ces deux lions ! Mais, n'importe ! A la garde de Dieu !

Et elle poursuivit sa route. Quand elle arriva près des lions, elle fut bien étonnée de les voir se coucher à ses pieds et lui lécher les mains. Si bien qu'elle se mit à les caresser, en leur passant la main sur la tête et sur le dos. Puis, elle continua sa route.

Plus loin, elle vit un lièvre assis sur son derrière, sur le bord du sentier, et quand elle passa auprès de lui, le lièvre lui dit :

— Montez sur mon dos, et je vous conduirai hors du bois.

Elle s'assit sur le dos du lièvre, et, en peu de temps, il l'eut mise hors du bois.

— Maintenant, lui dit le lièvre, avant de partir, vous êtes près du château où se trouve celui que vous cherchez.

— Merci, bonne bête du bon Dieu, lui dit la jeune femme.

En effet, elle se trouva bientôt dans une grande avenue de vieux chênes, et non loin de là, elle vit des lavandières lavant du linge sur un étang.

Elle s'approcha d'elles et entendit une d'elles qui disait:

— Ah! ça, voici une chemise qui doit être ensorcelée ! Depuis deux ans j’essaie, à chaque buée, d’enlever trois taches de sang qui sont dessus, et, j’ai beau faire, je n’en puis venir à bout !

La voyageuse, entendant ces paroles, s’approcha de la lavandière qui parlait ainsi, et lui dit :

— Confiez-moi un instant cette chemise, je vous prie ; je pense que je réussirai à enlever les trois taches de sang.

On lui donna la chemise, elle cracha sur les trois taches de sang, la trempa dans l’eau, frotta un peu et aussitôt les trois taches disparurent.

— Mille mercis, lui dit la lavandière ; notre maître est sur le point de se marier, et il sera heureux de voir les trois taches de sang par : car c’est sa plus belle chemise.

— Je voudrais bien trouver de l’occupation dans la maison de votre maître.

— La gardeuse de moutons est partie, ces jours derniers, et elle n’est pas encore remplacée ; venez avec moi et je vous recommanderai.

Elle fut reçue comme gardeuse de moutons. Tous les jours, elle conduisait son troupeau dans un grand bois, qui entourait le château, et souvent elle voyait son mari qui venait s’y promener avec la jeune princesse qui devait être sa femme. Son cœur battait plus fort, quand voyait ; mais, elle n’osait pas parler.

Elle avait toujours ses trois boules d’or, et souvent, pour se désennuyer, elle s’amusait à jouer aux boules. Un jour, la jeune princesse remarqua ses boules d’or, et elle dit à sa suivante :

— Voyez ! voyez ! les belles boules d’or qu’a cette fille ! Allez lui demander de m’en vendre une.

La suivante alla trouver la bergère et lui dit :

— Les belles boules d’or que vous avez là, bergère ! Voudriez-vous en vendre une à la princesse, ma maîtresse ?

— Je ne vendrai pas mes boules ; je n’ai pas d’autre passe-temps, dans ma solitude.

— Bah ! vous êtes déraisonnable ; voyez comme vos habits sont en mauvais état ; vendez une de vos boules à ma maîtresse et elle vous paiera bien, et vous pourrez vous habiller proprement.

— Je ne demande ni or ni argent.

— Que désirez-vous donc ?

— Dormir une nuit avec votre maître !

— Comment ! mauvaise fille, osez-vous bien parler ainsi ?

— Je ne céderai une de mes boules d’or pour rien autre chose au monde.

La suivante retourna auprès de sa maîtresse.

— Eh bien ! qu’a répondu la bergère ?

— Ce qu'elle a répondu ? Je n'ose pas vous le dire.

— Dites-moi, vite.

— Elle a dit, la mauvaise fille, qu'elle ne céderait une de ses boules que pour dormir une nuit avec votre mari.

— Voyez donc! Mais, n'importe, il faut que j'aie une de ses boules, coûte que coûte ; je mettrai un narcotique dans le vin de mon mari, pendant le souper, et il ne saura rien. Allez lui dire que j'accepte la condition, et apportez-moi une boule d'or.

En se levant de table, le soir, le seigneur fut pris d'un besoin si impérieux de dormir, qu'il lui fallut aller se mettre au lit aussitôt. Peu après, on introduisit la bergère dans sa chambre. Mais, elle avait beau l'appeler des noms les plus tendres, l'embrasser, le secouer fortement, rien ne pouvait le réveiller.

— Hélas ! s'écriait alors la pauvre femme, en pleurant, j'aurai donc perdu toute ma peine ? Après avoir tant souffert ! Je t'avais cependant épousé, quand tu étais crapaud, et que personne ne voulait de toi ! Et pendant deux longues années, par la chaleur, par le froid le plus cruel, sous la pluie, la neige, au milieu de la tempête, je t'ai cherché partout, sans perdre courage ; et maintenant, que je t'ai retrouvé, tu ne m'écoutes pas, tu dors comme un rocher ! Ah ! suis-je assez malheureuse !

Et elle pleurait et sanglotait ; mais, hélas! il ne l'entendait pas.

Le lendemain matin, elle se rendit encore dans le bois, avec ses brebis, triste et pensive. Dans l'après-midi, la princesse vint, comme la veille, se promener avec sa suivante. La bergère, en la voyant venir, se mit à jouer avec les deux boules d'or qui lui restaient. La princesse désira avoir une seconde boule, pour faire la paire, et elle dit encore à sa suivante :

— Allez m'acheter une seconde boule d'or de la bergère.

La suivante obéit, et, pour abréger, le marché fut conclu au même prix que la veille : passer une seconde nuit avec le maître du château, dans sa chambre.

Le maître, à qui la princesse versa encore un narcotique dans son vin, pendant le souper, alla, comme la veille, se coucher, au sortir de table, et dormit comme une roche. Quelque temps après, la bergère fut de nouveau introduite dans sa chambre, et elle recommença ses plaintes et ses sanglots. Un valet, passant par hasard près de la porte, entendit du bruit et s'arrêta pour écouter. Il fut bien étonné de tout ce qu'il entendit, et, le lendemain matin, il se rendit auprès de son maître et lui dit :

— Mon maître, il se passe dans ce château des choses que vous ignorez et qu’il vous importe de connaître.

— Quoi donc ? Parlez, vite.

— Une pauvre femme, paraissant bien malheureuse et bien affligée, est arrivée au château depuis quelques jours, et par pitié, on l’a gardée pour remplacer la bergère, qui venait de partir. Un jour, la princesse, en se promenant dans le bois, avec sa suivante, la vit qui jouait aux boules avec des boules d’or. Elle désira aussitôt avoir ces boules, et envoya sa suivante pour les acheter de la bergère, à quelque prix que ce fût. La bergère ne demanda ni or ni argent, mais passer une nuit avec vous dans votre chambre à coucher, pour chacune de ses boules. Elle a déjà donné-deux boules, et elle a passé deux nuits avec vous, dans votre chambre à coucher, sans que vous en ayez rien su. C’est une pitié d’entendre ses sanglots et ses plaintes. Je croirais assez qu’elle a l’esprit égaré, car elle dit des choses fort étranges, comme, par exemple, qu’elle a été votre femme, quand vous étiez crapaud, et qu’elle a marché, pendant deux années entières, à votre recherche...

— Est-il possible que tout cela soit vrai !

— Oui, mon maître, tout cela est vrai ; et si vous n’en savez rien encore, c’est que, pendant le repas du soir, la princesse vous verse un narcotique dans votre vin, si bien qu’en vous levant de table, il faut vous mettre au lit, et que vous dormez profondément, jusqu’au lendemain.

— Holà ! il faut que je me tienne sur mes gardes, et bientôt vous verrez du nouveau ici.

La pauvre bergère était mal vue et détestée des domestiques du château, qui savaient qu’elle passait ses nuits dans la chambre du maître, et la cuisinière ne lui donnait plus que du pain d’orge, comme aux chiens.

Le lendemain matin, elle alla encore au bois, avec ses brebis, et la princesse lui acheta sa troisième boule d’or, au même prix que les deux autres, pour passer une troisième nuit avec le maître, dans sa chambre à coucher.

Quand l’heure du repas du soir fut venue, le maître se tint sur ses gardes, cette fois. Pendant qu’il causait avec son voisin, il vit la princesse qui lui versait encore du narcotique dans son verre. Il ne fit pas semblant de s’en apercevoir, mais, au lieu de boire le vin, il le jeta sous la table, sans être remarqué de la prince

En se levant de table, il feignit d’être pris de sommeil, comme les autres soirs, et se rendit dans sa chambre. La bergère vint aussi, peu après. Cette fois, il ne dormait pas, et, dès qu’il la vit, il se jeta dans ses bras, et ils pleurèrent de joie et de bonheur de se retrouver.

— Retourne, à présent, dans ta chambre, ma pauvre femme, lui dit-il au bout de quelque temps, et demain, tu verras du nouveau ici.

Le lendemain, il y avait un grand repas au château, pour fixer le jour du mariage. Il y avait là des rois, des reines, des princes, des princesses et beaucoup d’autres personnes de haute condition. Vers la fin du repas, le futur gendre se leva et dit :

— Mon beau-père, je voudrais avoir votre avis sur le cas que voici :

J’avais un joli petit coffret, avec une jolie petite clef d’or ; je perdis la clef de mon coffret, et j’en fis faire une autre. Mais, voilà que, peu de temps après, je retrouvai ma première clef, de sorte que j’en ai, à présent, deux au lieu d’une. De laquelle pensez-vous, beau-père, que je dois faire usage ?

— Respect toujours à la vieillesse, répondit le futur beau-père.

Alors, le prince entra dans un cabinet, à côté, et en revint aussitôt, en tenant par la main la bergère, habillée simplement, mais proprement, et il dit, en la présentant à la compagnie :

— Eh bien ! voici ma première clef, c’est-à-dire ma première femme, que j’ai retrouvée : c’est ma femme, je l’aime toujours, et je n’en aurai jamais d’autre qu’elle[1] !

Et ils retournèrent alors dans leur pays, où ils vécurent heureux ensemble, jusqu’à la fin de leurs jours.

Et voilà le conte de l’Homme-crapaud. Comment le trouvez-vous ?


Conté par Barba Tassel, du bourg de Plouaret. — 1869.




  1. Comme je l’ai déjà fait remarquer, c’est ordinairement la princesse qui doit proposer cette énigme.