Contes populaires d’Afrique (Basset)/39

E. Guilmoto, Éditeur (Les Littératures populaires, tome XLVIIp. 109-115).
c) Arabe de Tunisie.

39

LES TROIS MOH’AMMED[1]


Il y avait un homme qui avait trois fils ; leur nom à tous trois était Moh’ammed. Quand il fut sur le point de mourir, il douta que l’un d’eux fût son fils. Alors il leur dit :

Moh’ammed héritera ; Moh’ammed héritera et Moh’ammed n’héritera pas.

Quand leur père fut mort, ils laissèrent passer une semaine, puis une autre, puis ils se mirent à parler de l’héritage pour le partager. Ils se mirent à discuter. À la fin, ils se rendirent devant le juge. Quand ils furent arrivés, la décision de leur affaire lui parut difficile ; il leur dit :

— Que le qâdhi Hiddi décide entre vous.

Alors ils se recommandèrent à Dieu et partirent.

Quand ils eurent marché de nouveau, ils arrivèrent à un endroit où des chameaux s’étaient arrêtés. Le premier regarda et dit :

— Le chameau qui a été ici n’avait pas de queue.

Le second regarda et dit :

— Le chameau était borgne.

Le troisième vint et dit :

— La charge de ce chameau était mi-partie douce et mi-partie acide.

Puis ils partirent. Le maître du chameau les rencontra ; il cherchait après sa bête. Il leur demanda :

— Avez-vous rencontré un chameau ?

L’un d’eux regarda et dit :

— Ton chameau n’est-il pas sans queue ?

— Oui, répondit-il.

Le second regarda et dit :

— Ton chameau n’est-il pas borgne ?

— Oui.

Le troisième regarda et dit :

— La charge de ton chameau n’est-elle pas mi-partie douce et mi-partie acide ?

— Oui. Donc vous avez vu mon chameau, puisque vous m’avez donné son signalement ?

Ils lui répondirent :

— Mon cher, nous n’avons pas vu ton chameau.

— Où l’avez-vous vu ?

— Nous ne l’avons pas vu.

Il les saisit sans vouloir les lâcher. Ils lui dirent :

— Nous allons trouver le qâdhi Hiddi ; viens avec nous.

Ils arrivèrent devant le qâdhi. Le maître du chameau se présenta le premier et dit :

— Ces jeunes gens ont mon chameau.

Le qâdhi leur dit :

— Rendez-lui sa bête.

Ils répliquèrent :

— Que Dieu juge entre nous et lui, nous ne l’avons pas.

Le maître du chameau regarda et dit :

— Ils m’ont donné son signalement ; mon chameau est sans queue ; il est borgne ; sa charge est mi-partie douce et mi-partie acide.

Le qâdhi regarda et dit :

— Comment savez-vous qu’il est sans queue ?

L’un d’eux répondit :

— Quand le chameau fait des crottins, il les disperse avec sa queue, de sorte qu’ils sont éparpillés de tous côtés. Quand j’ai vu ses crottins, je les ai trouvés en tas. Alors j’ai reconnu qu’il n’avait pas de queue.

Le qâdhi se tourna vers le second frère et lui dit :

— À quoi as-tu reconnu qu’il était borgne ?

— J’ai vu que l’herbe était mangée du côté où son œil était sain, et qu’elle restait intacte du côté où il était borgne.

Le qâdhi s’adressa au troisième et lui dit :

— D’où as-tu su que la charge du chameau était mi-partie douce et mi-partie acide ?

Il répondit :

— Du côté où était la charge acide, des mouches tourbillonnaient au-dessus des gouttes tombées, et du côté où était la charge douce, les mouches bourdonnaient.

Alors le qâdhi se tourna vers le propriétaire du chameau et lui dit :

— Mon cher, comment est ton chameau ?

— Effectivement, il est sans queue, borgne et porte une charge mi-partie douce et mi-partie acide ; d’un côté du vinaigre et de l’autre du miel.

Le qâdhi reprit :

— Cherche ton chameau ; ces gens ont deviné son signalement par leur habileté ; ce sont des gens intelligents.

Il les regarda et leur dit :

— Vous trois, quelle est votre affaire ?

— Seigneur, répondirent-ils, notre père a dit en mourant : Moh’ammed héritera, Moh’ammed héritera et Moh’ammed n’héritera pas. Nous ne savons pas lequel ; nous nous appelons tous les trois Moh’ammed.

Il leur dit :

— Vous passerez cette nuit chez moi comme mes hôtes ; demain, je déciderai votre affaire.

Il les fit monter à l’étage supérieur, appela son berger et lui dit :

— Va leur égorger un agneau.

Il égorgea un agneau, le dépouilla et le porta à la maison pour le faire cuire. On leur apporta le souper. Ils se mirent à manger. Le qâdhi se tint derrière la porte de la chambre à écouter ce qu’ils disaient. L’un d’eux dit :

— Cette viande est de la viande de chien.

Le second ajouta :

— Celle qui a fait cuire le souper avait ses règles.

Le troisième conclut :

— Le qâdhi est un bâtard.

— Non, mon cher, ne dis pas que le qâdhi est un bâtard. D’où le sais-tu ?

— Celui qui fait apporter le diner et ne mange pas avec ses hôtes est un bâtard.

Le qâdhi les entendit et s’en alla. Il appela le berger et lui dit :

— Pourquoi me mets-tu dans l’embarras quand des hôtes viennent et égorges-tu un chien ?

— Non, seigneur, par ta tête, je n’ai égorgé qu’un agneau ; mais comme sa mère était morte quand il était petit, c’est une chienne qui l’a allaité.

Le qâdhi alla à la maison et demanda :

— Qui a fait cuire le souper des hôtes ?

Une femme s’avança et dit :

— C’est moi, seigneur.

Il lui dit :

— Tu as tes règles ?

— Oui.

Il alla trouver sa mère, la saisit, la jeta par terre, tira son poignard contre elle pour l’égorger et lui dit :

— Dis-moi qui est mon père, sinon je te tue.

Elle eut peur et lui dit :

— Mon fils, ton père était sans vigueur. Il y avait chez nous un boucher qui nous apportait de la viande ; c’est lui que Dieu a décrété ; j’ai dormi avec lui, je suis devenue enceinte et je t’ai eu.

Alors il lâcha sa mère.

Le lendemain, il alla juger. Les jeunes gens se présentèrent à lui. Il dit au premier :

— Comment as-ta reconnu que cette viande était du chien ?

Il répondit :

— La viande d’agneau n’a pas de fibres ; celle du chien en a.

Il se tourna vers le second et lui demanda :

— À quoi as-tu reconnu que celle qui a fait cuire le souper avait ses règles ?

— Parce que la viande n’était pas salée.

Il ne dit rien au troisième, mais il décida :

— Moh’ammed (l’aîné) héritera ; Moh’ammed (le second) héritera, mais Moh’ammed (le troisième) n’héritera pas.

Celui-ci demanda :

— Pourquoi ?

— Un bâtard seul distingue un bâtard.




  1. Stumme, Tünisische Mærchen und Gedichte. Leipzig, 1893, 2 v. in-8o, Hinrich, t. I, p. 73-75 ; t. II, p. 123-126.