Contes populaires d’Afrique (Basset)/36

E. Guilmoto, Éditeur (Les Littératures populaires, tome XLVIIp. 95-102).

DEUXIÈME PARTIE

CONTES SÉMITIQUES

XIII. — ARABE
a) Arabe d’Égypte.

36

LE PRINCE AMOUREUX[1].


Il y avait une fois une femme qui ne concevait ni n’accouchait. Elle pria le bon Dieu et dit :

— Donne-moi une fille, quand même elle mourrait de l’odeur du lin. Elle conçut et accoucha de la fille (que Dieu lui avait donnée). Lorsqu’elle fut grande et âgée de dix ans, le fils du roi passa par la rue ; il la vit regarder par la fenêtre ; l’amour pour elle descendit dans son cœur ; il s’en alla malade à la maison. Les médecins se succédèrent auprès de lui sans savoir comment le guérir. Une vieille femme vint le visiter et lui dit :

— Peut-être est-ce que tu es amoureux ? ou bien as-tu une maîtresse ?

Il lui dit :

— Je suis amoureux.

Elle lui dit :

— De qui ?

Il lui dit :

— De la fille du marchand qui s’appelle Sittoukan.

Elle lui dit :

— Je te l’amènerai.

La vieille s’en alla et la trouva debout près de sa porte. Elle lui dit :

— Ma fille, tu es jolie ; (certainement) tu veux entrer en apprentissage chez la maîtresse (de filage) du lin.

La jeune fille alla chez sa mère et lui dit :

— Conduis-moi, ma mère, chez la maîtresse.

Elle lui dit :

— Chez quelle maîtresse ?

Elle lui répondit :

— La maîtresse du lin.

Elle lui dit :

— Ma fille, après cela tu mourras.

Elle lui dit :

— Non, je ne mourrai pas.

La mère l’envoya chez la maîtresse du lin. Elle restait là à nettoyer du lin. Un brin de lin entra dans son doigt entre la chair et l’ongle ; elle tomba par terre. On la crut morte ; on envoya chez sa mère et on leur dit :

— Venez enlever votre fille ; elle est morte.

Son père et sa mère avec des gens allèrent pour l’enterrer. Alors la vieille leur dit :

— Vous êtes des gens riches : ne serait-ce pas une honte pour vous de l’enterrer sous la terre dans la poussière ? Construisez-lui un palais au milieu du fleuve, et toutes les fois que vous en aurez le désir, vous irez la voir.

Son père alla lui bâtir un palais sur des colonnes au milieu du fleuve et fit aussi un grand jardin à l’intérieur. Ils enlevèrent la jeune fille, la mirent sur un lit dans le palais, la quittèrent et s’en allèrent. La vieille alla trouver le fils du roi et lui dit :

— Va la voir, elle est dans le palais au milieu du fleuve.

Le prince prit le vizir avec lui, alla et monta en haut chez elle. Il la trouva morte. Il s’assit pour la pleurer et pour réciter des vers sur sa beauté. Il la prit et la tourna (de tous les côtés). Il saisit sa main, la montra au vizir et lui dit :

— Vois comme (les doigts) sont fins ! Alors il trouva le brin de lin entre l’ongle et la chair. Il le retira et le fit sortir. La jeune fille (s’éveilla), se mit droite sur son séant et lui dit :

— Où suis-je ?

Il lui dit :

— Tu es chez moi, maîtresse de mon cœur. Il l’embrassa et dormit avec elle au lit quarante jours entiers. Puis il descendit et trouva le vizir l’attendant. Ils sortirent par la porte (et entrèrent) dans le jardin. Alors le prince dit au vizir :

— Tu te rappelles : les roses et les jasmins sont blancs comme Sittoukan et les roses comme ses joues ; si tu ne m’en voulais pas (je resterais encore chez elle), ne fût-ce que trois jours.

Il monta et resta trois jours chez elle. Puis il descendit et se promena avec le vizir. Le caroubier le rencontra.

— Tu te rappelles, vizir, dit le prince ; le caroube est comme les sourcils de Sittoukan ; si tu ne m’en voulais pas (je resterais encore chez elle), ne fût-ce que trois jours.

Il monta et resta chez elle trois jours. Puis il descendit et se promena. Il rencontra une fontaine jaillissante :

— Tu te rappelles, vizir ; la fontaine est comme la taille de Sittoukan, si tu ne m’en voulais pas (je resterais encore chez elle), ne fût-ce que trois jours.

Il retourna chez elle. (Cependant) elle était descendue d’en haut, en disant en elle-même :

— Allons voir pourquoi il s’en va et revient ainsi.

Elle descendit et se mit derrière la porte pour le regarder pendant qu’il venait pousser la porte.

Alors il la vit, cracha sur elle et lui dit :

— Si tu n’aimais pas les hommes, tu ne te mettrais pas derrière les portes.

Il la quitta et s’en alla. Elle se fâcha fortement, se promena dans le jardin et y trouva une bague. Or c’était la bague du royaume (de Salomon). Elle la frotta ; la bague lui dit :

— À tes ordres ; que demandes-tu ?

Elle lui dit :

— Je demande un palais à côté du palais du prince, et que tu me donnes une beauté plus grande que la mienne.

Elle leva les yeux et se trouva dans le palais à côté du palais du prince. Elle regarda par la fenêtre ; le prince la vit et en devint amoureux. Il alla chez sa mère et lui dit :

— Ma mère, n’as-tu pas quelque chose de joli que tu pourrais porter comme cadeau à la dame qui s’est installée à côté de nous et ne pourrais-tu lui dire : Épouse mon fils ?

Elle lui dit :

— J’ai deux pièces de brocart royal.

Il lui dit :

— C’est bien, porte-les.

Sa mère alla chez elle et lui dit :

— Ma fille, accepte ce cadeau-ci : mon fils désire t’épouser.

Sur ce, la jeune fille appela l’esclave et lui dit :

— Prends, coupe-les en morceaux et essuie la maison avec.

La mère du prince s’en alla. Il lui demanda :

— Que t’a-t-elle dit, ma mère ?

Elle lui dit :

— Ce sont des gens riches ; on m’a pris le brocart et on en a fait des chiffons à essuyer la maison.

Il lui dit :

— Je t’en supplie, ma mère ; n’as-tu pas encore une chose précieuse que tu pourrais porter ?

Elle lui dit :

— Je n’ai qu’un collier d’émeraudes qui vaut quatre mille livres.

Il lui dit :

— C’est bien, porte-le.

Elle s’en alla, monta chez elle et lui dit :

— Accepte ce cadeau, ma fille ; mon fils désire t’épouser.

Elle appela l’esclave et lui dit :

— Les pigeons ont-ils mangé ou non ?

L’esclave lui dit :

— Pas encore, madame.

Elle lui dit :

— Prends ce collier-ci, égrène-le et donne-le aux pigeons pour qu’ils le mangent.

La mère du prince se fâcha et lui dit :

— Tu m’as vaincue, ma fille ; dis-moi si tu veux l’épouser ou non.

Elle lui dit :

— Si tu veux que je l’épouse, dis-lui de se faire passer pour mort ; enveloppe-le dans sept linceuls, conduis-le par la ville et dis aux gens de ne l’enterrer que dans cette maison-ci.

Elle lui dit :

— C’est bien ; je le lui dirai, ma fille.

La mère du prince partit et lui dit :

— Si tu veux l’épouser, fais-toi passer pour mort pour qu’on t’enveloppe dans sept linceuls ; fais-toi conduire par la ville et reviens pour qu’on t’enterre chez elle ; alors elle t’épousera.

Il lui dit :

— Rien que cela ! ma mère ; crie et dis : Mon fils est mort.

Elle cria.

Les gens entendirent que le prince était mort.

Les chantres du Coran et les cheiks s’assemblèrent, entrèrent et le lavèrent.

Sa mère leur dit :

— Mon fils m’a imposé une obligation : Quand je mourrai, enveloppe-moi dans sept linceuls et, après m’avoir conduit par la ville, enterre-moi dans le palais qui est à côté de chez nous.

On l’enveloppa ; on le porta dans le cercueil, et les cheiks et les habitants de la ville marchèrent devant lui, le conduisant par la ville, le rapportèrent et le montèrent dans le palais de la jeune fille. Là ils le quittèrent et s’en allèrent. Elle entra vers lui et détacha de lui le premier linceul (et les autres) jusqu’au septième, cracha sur lui et lui dit :

— Si tu n’aimais pas les femmes, tu ne te serais pas fait envelopper de sept linceuls.

Alors il lui dit :

— Est-ce toi ?

Il mordit son doigt, l’arracha et ils demeurèrent ensemble.



  1. Spitta-bey, Contes arabes modernes, Paris, Maisonneuve, 1883, in-8, p. 105-111.