Contes populaires/Les deux Voisins

G. E. Desbarats (p. 69-81).

IV

LES DEUX VOISINS


Crains la sotte économie comme la sotte dépense.
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L’économie est utile au riche et nécessaire au pauvre.
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Il y avait une fois, à proximité d’une ville que je ne crois pas nécessaire de nommer, deux braves pères de famille qui étaient proches voisins. Quand je dis proches voisins, cela ne signifie pas précisément qu’ils demeuraient porte à porte ; non, leurs perrons respectifs étaient séparés par une distance d’au moins deux longs arpents sur lesquels poussaient toutes espèces d’arbres et de légumes, — séparation précieuse que l’on rencontre très rarement à la ville, et qu’il serait cependant si désirable d’y rencontrer, dans l’intérêt de la santé, de la paix, de l’harmonie, des bonnes mœurs. Car Dieu sait combien, dans nos grands centres, le rapprochement excessif des maisons qui tendent de plus en plus à s’accaparer mutuellement l’air et le soleil, — ce qui permet parfois presqu’à tout un quartier de faire la « causette » sans quitter sa fenêtre ou sa galerie, — Dieu sait combien ce rapprochement engendre de petites et de grosses médisances, de laids et méchants petits cancans, de vilaines querelles, et partant des proçaillons, des procès, de grosses inimitiés qui finiraient par se transmettre de génération en génération et rappeler celles des Guelfes des Gibelins, s’il n’y avait pas fort heureusement dans le cours de l’année deux époques que l’on observe à l’instar des plus grandes fêtes, auxquelles il est permis de déménager ses meubles et ses rancunes.

Mais il est temps de revenir à nos moutons, ou plutôt à nos deux voisins, à nos deux braves pères de famille avec lesquels nous allons lier connaissance, en commençant par dire un mot de leurs maisons.

Celui qui demeurait le plus près de la ville, et que nous appellerons le voisin Pierre, s’était fait bâtir, dès son entrée en ménage, une grand maison de pierre à trois étages, quelque chose de bien régulier, bien aligné et bien froid, parlant à l’œil par la symétrie et très-peu au cœur par l’ensemble ; — avec écurie, remise et autres dépendances. Du reste pas un arbuste, pas une fleur, pas même un brin d’herbe dans la cour assez spacieuse que l’on aurait pu transformer aisément en jardin.

Celui qui demeurait à deux arpents de là, et que nous appellerons le voisin Jean-Baptiste, occupait une de ces bonnes vieilles maisons comme savaient si bien en bâtir nos ancêtres. Il n’y avait rien de prétentieux dans cette demeure au toit moussu, beaucoup plus longue que haute et presqu’enfouie dans une véritable forêt d’arbustes odorants et de plantes grimpantes allant enrouler leurs bras capricieux jusqu’au sommet des cheminées. On ne saurait se figurer de jardin mieux entretenu, plus champêtre et plus agréable que celui qui s’étendait devant la maison et la protégeait ainsi tout à la fois contre les ardeurs du soleil, le tapage et la poussière de la grande route.

À voir cette demeure rustique, l’ordre et l’admirable propreté qui régnaient à l’intérieur, et la culture savante des quelques arpents de terre qui étalaient, par derrière, les riches et splendides couleurs de leurs produits variés, on sentait tout de suite que les habitants de céans étaient d’heureuses gens, de ces gens privilégiés aimant le travail et la vie de famille où l’on respire une atmosphère si calme et si pure, et qui développe si largement tout ce que Dieu a mis de bon, de noble, et de vraiment grand dans le cœur humain.

C’était en effet une nature d’élite que celle du voisin Jean-Baptiste, ou plutôt c’était une famille d’élite la famille Jean-Baptiste. Quoiqu’il eut un revenu assez modique, ne dépassant guère deux cents louis, il trouvait encore moyen de mettre de côté, bon an mal an, la somme assez rondelette de deux cents piastres. Il est vrai de dire qu’il se trouvait admirablement secondé par Madame Jean-Baptiste, femme d’ordre et de ménage s’il en fût, qui s’entendait parfaitement à pratiquer les principes d’économie prêchés par monsieur son mari.

Suivant le voisin Jean-Baptiste, qui, assez semblable à Sancha Pança, aimait beaucoup le langage sentencieux :

Il faut toujours aimer ce que l’on a.
Contentement passe richesse.

C’est ce qu’il avait coutume de répéter toutes les fois qu’il se prenait à contempler sa table frugale et son modeste intérieur.

Voyait-il passer ses voisines en full dress, on l’entendait s’écrier :

Tout ce qui brille n’est pas or.

Le voisin Pierre venait-il à passer à son tour nonchalamment étendu dans une élégante voiture, traînée par un cheval fringant, il se permettait un affreux calembourg :

Pierre qui roule n’amasse pas mousse.

Quelqu’un lui reprochait-il amicalement de s’occuper des plus rudes travaux ; cette fois, le voisin Jean-Baptiste lâchait deux proverbes :

Tant vaut l’homme, tant vaut la terre.

Il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que de sottes gens.

Quand il recevait le revenu de ses fermes, il disait invariablement : « Comme on fait son lit, on se couche, » et bien d’autres que nous passons, car il en avait la tête farcie, et s’efforçait de les mettre en pratique, jugeant fort à propos que si les proverbes sont la sagesse des nations, ils doivent devenir et ont parfaitement le droit de demeurer la règle de conduite d’un simple particulier.

Tel était le secret du bonheur et de la prospérité de ce cher voisin Jean-Baptiste.

Il n’en était pas tout-à-fait de même chez le voisin Pierre qui jouissait d’un revenu beaucoup plus considérable, car, si ma mémoire est fidèle, il avait au moins cinq cent livres sterling par an.

Il est vrai de dire que le voisin Pierre pratiquait l’inverse du voisin Jean-Baptiste.

Avant d’aller plus loin, je m’aperçois que j’ai omis un point important dans cette très-véridique histoire.

Je me hâte de réparer cet oubli.

Par une coïncidence assez remarquable, les deux voisins, mariés la même année, avaient tous deux le même nombre d’enfants, un garçon qui était l’aîné dans chaque famille et trois filles, soit quatre enfants à chacun.

Or donc, tandis que chez le voisin Jean-Baptiste, l’intérieur de la famille se gérait avec une précision toute mathématique et la plus stricte économie de temps et d’argent, le voisin Pierre — excellent homme d’ailleurs — se reposait sur sa femme de l’administration du ménage, — sa femme s’en reposait sur les servantes, et ces dernières ne se reposaient sur personne pour faire danser l’anse du panier et les écus à Monsieur.

Le résultat le plus clair de cette différente manière d’agir, c’est que chaque année, Jean-Baptiste arrondissait son capital de deux cents piastres, tandis que le voisin Pierre dépensait tout juste assez pour ne pas écorner le sien.

Aussi longtemps que les enfants ne grandirent pas trop, tout alla suffisamment bien chez le voisin Pierre qui, comme bien de bonnes natures de son espèce, se laissait aller à la dérive sans avoir l’énergie de lutter contre le courant. Madame, de temps à autre, donnait des dîners, de grandes soirées, et comme elle invitait beaucoup de monde, elle était aussi beaucoup invitée. Pendant que Monsieur et Madame faisaient bombance ailleurs, les servantes demeurées à la maison, ne se gênaient nullement pour faire bombance à leur tour, et l’anse du panier, du panier à Pierre, à ce pauvre Pierre, continuait à danser de plus belle.

Le voisin Pierre n’était pas cependant sans voir quelquefois le voisin Jean-Baptiste. Il aimait à l’entendre converser, et subissait petit à petit, sans même s’en douter, l’ascendant que les intelligences vraiment supérieures exercent toujours autour d’elles.

Un jour qu’il le regardait greffant des sauvageons dans son verger, — Jean-Baptiste avait pour règle de conduite de ne rester jamais inoccupé, même en causant, — l’entretien vint à tomber sur l’économie, et Pierre lui avouait, en toute franchise, qu’il ne comprenait pas comment avec des moyens aussi limités et une famille toute aussi nombreuse que la sienne, il pouvait parvenir à mettre deux cents piastres de côté chaque année.

— Rien de plus aisé à comprendre, voisin, il ne s’agit pour cela que de régler son train de vie sur sa condition et savoir faire des dépenses utiles et à propos.

Dans les commencements de mon ménage, je dépensais plus qu’aujourd’hui. Il m’arrivait assez souvent de faire quelque partie de plaisir avec des amis ; de son côté, ma femme recevait quelquefois des invitations que nous étions obligés de rendre. Il nous fallait alors tout bousculer et faire un remue-ménage complet pour avoir le plaisir d’héberger, pendant une soirée, des étrangers le plus souvent railleurs, qui, en définitive, nous imposaient, par leur présence, des privations pendant un long mois pour rétablir l’équilibre dans les recettes et les dépenses.

Ma femme et moi nous nous aperçûmes bientôt que nous faisions fausse-route, et la naissance de notre premier enfant coupa court aux soirées. Depuis lors nous restons chez nous, et à mesure que le cercle de la famille s’est agrandi, nous sommes demeurés convaincus que la compagnie la plus agréable pour des parents est celle de bons enfants. Nous y trouvons notre joie et eux la leur, sans compter que c’est bien plus économique, car pour rester chez soi, il n’est pas rigoureusement nécessaire d’acheter tous les mois des robes neuves, de la dentelle, des gants, qui sais-je enfin ! toutes choses qui coûtent fort cher et ne rapportent rien, absolument rien, sinon le compte du marchand qui les a fournies et parfois le regret de les avoir achetées.

Ma femme et mes filles portent des robes d’indienne l’été, et des robes de laine pendant l’hiver. Comme ce ne sont pas des étoffes de prix, elles se passent de couturières et de modistes.

Mon fils et moi nous nous contentons fort bien du drap du pays, d’autant plus que c’est encore ma femme et ses filles qui taillent, assemblent et cousent nos pantalons, nos vestes et nos habits, ce qui ne fait que relever leur prix à nos yeux.

L’an dernier nous étions encore obligés de garder deux servantes. Cette année que nos filles se font grandettes, nous en avons renvoyé une, et l’ouvrage n’en a pas souffert ; loin de là, ma femme a si bien distribué à chacun sa tâche, tout est si réglé et se fait si bien à son heure que ça marche comme sur des roulettes. Je puis vous assurer, voisin, que l’on ne perd pas grand temps ici à chercher les clefs ou les ciseaux. C’est incroyable toute la besogne qui peut se faire ainsi entre deux nuits quand chacun a à cœur de faire la sienne de son mieux, sans compter que ça accoutume de bonne heure ces chères enfants à tous les travaux du ménage. Le soir, pour se récréer, leur frère à qui j’ai fait donner un bon maître de musique et de danse, leur enseigne la danse et la musique, ce qui ménage ma bourse, pare à beaucoup d’inconvénients et ne les empêche pas de jouer déjà fort passablement quelques-uns de nos airs nationaux et de danser avec beaucoup de grâce. Nous trouvons encore le temps, pendant la soirée, de faire une lecture instructive, à tour de rôle ; puis, au coup de neuf heures, la prière se dit en commun, et bonsoir jusqu’au lendemain, au premier chant des oiseaux.

Jean-Baptiste a cent fois raison, pensa le voisin Pierre, décidément, il faut que j’en parle à ma femme.

Et le voisin Pierre s’en alla de ce pas raconter à son épouse tout ce que venait de lui dire le voisin Jean-Baptiste, avec une éloquence qu’il ne se connaissait pas encore.

Mais si convaincu et si éloquent que fût son plaidoyer, il ne parvint à gagner qu’un point. Le reste ne valait guère la peine qu’on s’en occupât sérieusement.

Madame consentit à diminuer le nombre de ses grands diners et admit qu’il n’était pas d’une nécessité absolue d’aller si souvent en soirée.

Le voisin Pierre fit des économies pendant trois mois. Au bout de ce temps arrivèrent les marchandises du printemps et les vitrines des marchands à la mode commencèrent à se garnir de ces étoffes précieuses, de ces rubans, de ces fleurs, de ces mille oripeaux — éternelle tentation des filles d’Ève.

L’habitude est une seconde nature, et le poète qui a dit : « Chassez le naturel, il revient au galop, » a mille fois raison.

Qu’il nous suffise de citer madame Pierre qui acheta quelques douzaines d’aunes de soies et de rubans sans oublier les accessoires. Et qui donc la blâmerait cette bonne dame ? N’était-ce pas là un dédommagement qui lui était dû très-légitimement pour les trois mois d’économie que l’on venait de faire ? Et puis d’ailleurs sa fille aînée ne venait-elle pas d’accomplir sa dix-septième année, et la suivante avait quinze ans révolus. L’heure n’avait-elle pas sonné pour les produire dans les concerts, les bals, les soirées ?

Le voisin Pierre eut beau vouloir tenir serrés les cordons de la bourse, il fallut les délier, la vider et commencer à écorner le capital, car le fils aîné, pour achever ses études, coûtait énormément, et malgré la plus stricte économie, à mesure que les filles prenaient de l’âge, il se faisait tous les mois de nouvelles réquisitions de robes neuves, de chapeaux neufs, de dentelles, de fleurs, etc.

Bref, le voisin Pierre ne sachant plus à quel Saint se vouer, alla revoir le voisin Jean-Baptiste, et le trouva au bout de son champ très activement occupé à surveiller quelques hommes qui plantaient les poteaux d’une clôture neuve.

Bonjour, voisin, dit Pierre, et que faites-vous  ?…… seriez vous devenu arpenteur que vous alignez ainsi des piquets à perte de vue ?

Pardon, monsieur Pierre, fit le voisin Jean-Baptiste, tout en fermant l’œil gauche et dirigeant l’œil droit sur la filée de ses poteaux ; pardon, mais j’ai acheté, cette semaine, tout le terrain que vous voyez jusque là-bas, et je tiens à le mettre tout de suite en culture. C’est une dépense utile celle-là, et qui ne pourra qu’accroître mon capital, ainsi que le bien-être présent et futur de mes enfants.

Voilà le temps qui arrive où j’aurai besoin d’argent, de beaucoup d’argent. Mon fils achève ses études cette année. L’an prochain je veux qu’il apprenne un métier. Aprés son apprentissage il ira faire un tour de France et d’Angleterre pour se perfectionner. Ça fait qu’il aura deux cordes à son arc, et si son éducation lui fait défaut, au moins pourra-t-il vivre honorablement du travail de ses mains, sans être à charge à qui que ce soit. Quand il aura atteint sa vingt-deuxième année, il nous reviendra homme fait dans toute la force du terme. Il aura comme on dit, « mangé de la vache enragée. » C’est la meilleure école que je sache pour un jeune homme de cœur. Il embrassera ensuite la carrière qu’il aimera de préférence, ce n’est pas moi qui voudrais le contrecarrer dans ses goûts, car je suis convaincu qu’il choisira celle qui lui ira le mieux et qu’il deviendra un citoyen aussi honnête qu’utile, et un bon père de famille.

Quant à mes filles, j’ai encore devant moi du temps et je n’en suis point en peine, car une fille honnête, sage, rangée, trouve toujours à s’établir. Les miennes, il est vrai, n’ont pas reçu une brillante éducation, jamais, au grand jamais, elles n’ont lu de roman, ni mis le pied dans un théâtre ; jamais non plus, elles n’ont fréquenté une société d’un rang plus élevé que le nôtre, mais elles ont appris, depuis longtemps, à aimer la maison et le travail, leurs habitudes sont toutes sédentaires et leur tenue est modeste. Quand une jeune fille ne sait pas d’avance si elle sera toujours grande dame, il est prudent de ne pas l’élever dans la soie et dans la ouate comme une poupée.

À voir la façon dont certaines gens élèvent aujourd’hui les leurs, on dirait vraiment qu’on n’a plus en vue que d’en faire des fiancées, qu’elles n’auront jamais à remplir les devoirs austères de l’épouse, que leur unique occupation sera de pianoter du matin au soir, de roucouler des romances et de courir d’une soirée à l’autre. Est-ce que l’honnête homme qui désire une femme selon son cœur n’ira pas la chercher au milieu d’une famille simple et honnête, plutôt que sur le parquet glissant d’une salle de bal, et s’il se décide à épouser une jeune fille sans fortune, ne laissera-t-il pas de côté celle dont l’apparence lui annoncera la prodigalité et le gaspillage, pour prendre une femme qui sache ménager, conserver et accroître le peu qu’il possède ?

Ces paroles, débitées avec énergie et conviction, frappèrent tellement le voisin Pierre qu’il planta là le voisin Jean-Baptiste au milieu de ses poteaux et ne fit qu’un bond jusqu’à chez lui, bien décidé à ne pas omettre devant sa femme une seule des paroles qu’il venait d’entendre et qui résonnaient encore à ses oreilles comme autant de reproches pour le présent et de menaces pour l’avenir.

Il fallait d’ailleurs frapper un grand coup. Le voisin Pierre ne pouvait se dissimuler plus longtemps que l’on mangeait les revenus et le capital, et que du train d’enfer dont on allait, on courait, à toute vitesse, vers une ruine certaine.

— Madame ! dit-il en arrivant tout essoufflé dans la salle à manger où toute la famille se trouvait réunie pour le déjeuner, madame, le jeune Jean-Baptiste finit sa philosophie cette année et va apprendre immédiatement après un métier. Son père vient de me dire qu’il est bon, dans ces temps difficiles, qu’un jeune homme ait plus d’une corde à son arc.

Pierre finit aussi sa philosophie cette année, je crois que ce serait une excellente idée de le mettre aussi en apprentissage.

— Grand Dieu ! mon mari devient fou, s’écria Madame Pierre, en se jetant à la renverse dans son fauteuil et tenant les yeux fixés vers le plafond comme pour prendre le Ciel à témoin de l’infamie qu’on venait de lui proposer. Vouloir faire un ouvrier de mon fils, quelle honte !…… Est-ce que mon enfant a étudié à fond le latin et le grec pour aller s’enterrer dans un atelier ? Non, non, mille fois non, il faut qu’il devienne avocat, il faut qu’il brille au barreau et qu’il fasse un grand mariage. Quel est le riche assez ignare, assez stupide, qui irait donner sa fille en mariage à un pauvre diable d’artisan ?

— Papa, vous n’êtes pas sérieux, dit alors le jeune Pierre en lançant à la tête paternelle quatre mots latins tirés de St. Thomas d’Aquin : timeo hominem unius libri, ça signifie qu’il ne faut apprendre qu’une chose et l’apprendre bien.

— Qui trop embrasse mal étreint, hasarda la fille aînée.

— Ah ! ah ! continua madame Pierre, ce gros laid t’a dit qu’il était bon qu’un jeune homme eût plusieurs cordes à son arc, eh bien ! tu pourras lui répondre par un autre proverbe : trente-six métiers, trente-six misères, et tu ne lui feras pas mes compliments.

Le voisin Pierre courba d’abord la tête sous cette triple condamnation, mais reprenant bientôt courage :

— Madame, continua-t-il, le voisin Jean-Baptiste est peut être un gros laid, — ce que dans tous les cas je n’oserais affirmer sous serment, — mais ce que je puis assurer, c’est que c’est un homme d’un bon sens à toute épreuve, qui a le talent d’arrondir son capital, tandis que le nôtre fond à vue d’œil. Je croirais même que les dépenses que nous faisons pour nos filles sont exagérées et ridicules. Il m’a dit……

— Assez, Monsieur, ou je vais croire que vous vous laissez conduire par ce vieux ladre, ce vilain marabout dont les filles ont l’air de vraies servantes. Ça travaille du balai, ça s’échine à coudre, je crois même que ça fait la cuisine. Fi ! quelle horreur…… Sans doute elles n’ont guère besoin d’être bien belles pour trouver à s’établir. Il y aura toujours quelque pauvre diable qui viendra les déterrer dans leur tanière pour la dot qu’elles doivent recevoir. Mais sont-ce là des partis pour des demoiselles aussi accomplies que les nôtres ? À la vérité, nous sommes plus gênés que votre M. Jean-Baptiste, mais au moins nous vivons bien, nous ne nous refusons rien pas plus qu’à nos filles, et le jour approche où nous serons amplement récompensés de nos sacrifices lorsque nous les entendrons appeler Madame la Baronne par-ci, Madame l’Ambassadrice par-là.

Que répondre à une pareille sortie ? Le mal avait jeté de trop profondes racines pour que l’on pût espérer d’y remédier. Le voisin Pierre courba de nouveau la tête et ne dit plus mot.

Cinq ans se sont écoulés pendant lesquels les trois filles du voisin Jean-Baptiste se mariaient l’une après l’autre, on ne peut mieux.

Son fils aîné revenu d’Europe s’est marié à son tour et exploite la terre paternelle qu’il arrondira à coup sûr.

Quant à l’heureux père, depuis l’établissement de ses enfants, il a complètement changé de manière de vivre. Il ne travaille plus et roule voiture pour aller de l’une à l’autre de ses filles. Partout où il va, on le choie, on le caresse, c’est à qui l’entourera de petits soins, et il a déjà le bonheur de faire sautiller sur ses genoux des petits-fils bien joufflus et de charmantes petites-filles.

Les baronnes en perspective et les ambassadrices futures sont encore filles toutes trois, et le seront probablement toujours. Pour avoir plu à tout le monde, elles ont fini par ne plaire à personne. Le jeune avocat qui devait faire un riche mariage, se sentant incapable d’aucun effort sérieux, sans talent et déclassé, a épousé la Californie où il végète sans doute misérablement, tandis que ses parents, après avoir vendu leur belle maison de pierre, s’imposent, dans une maison de pension, les plus rudes privations pour permettre à leurs filles de briller encore quelques temps dans les bals et d’y pêcher peut-être un mari.