Contes populaires/Crinoline

G. E. Desbarats (p. 185-189).

XI

CRINOLINE


Quid non mortalia pectora cogis, Crinolinæ sacra fames ??…
Que ne fais-tu pas faire aux filles d’Ève, passion funeste de la crinoline ??…


On ne saurait jamais se figurer à quelles extrémités peut pousser la passion des crinolines.

La femme qui est travaillée de ce mal est dix mille fois plus à plaindre que l’infortuné Tantale.

Sysiphe qui roulait son énorme rocher, Prométhée dont un vautour déchirait le cœur, les Danaïdes même qui passèrent le restant de leurs jours à essayer de remplir un panier percé, tous les martyrs de mythologique mémoire souffraient bien moins, au moral bien entendu, que la jeune fille dont le cœur soupire en vain, après ces crinolines tant aimées.

Vous vous rappelez tous, chers lecteurs, l’époque de l’invasion des crinolines. Il n’y a pas encore bien longtemps de cela. D’abord elles firent leur apparition à la ville. On les porta. Quelques marchands de campagne en ayant importé à leur tour quelques-unes, dans leurs villages, les dames du docteur, du notaire, de l’avocat et des marchands de chaque endroit, les essayèrent, et s’encourageant l’une l’autre, les portèrent avec méfiance d’abord, et puis sans aucune gêne, comme si elles n’avaient jamais porté autre chose.

Enfin, petit à petit, la mode devint générale et fit fureur.

Il fallait de toute nécessité une crinoline. On ne pouvait plus vivre sans crinoline.

Toutes celles qui n’avaient pas les moyens d’en acheter une ou qui n’osaient s’en procurer ouvertement, mirent alors en réquisition les bouts de cables, de cordes à linge, les baleines et jusqu’aux cercles de barriques.

Or, chers lecteurs, écoutez, à ce sujet, la singulière histoire que voici, et permettez-moi, en même temps, de vous en garantir l’authenticité.

La scène que je vais raconter s’est passée dans un des plus florissants villages éparpillés le long du fleuve, et passablement éloigné de Montréal.

Il y avait dans ce village un tonnelier.

Ce tonnelier fabriquait des tonneaux, des cuvettes et autres espèces d’ouvrages de son ressort.

Un soir, le bateau à vapeur qui fait escale à cet endroit, déposa sur le quai, trois cents cercles à l’adresse de ce tonnelier.

Le lendemain les trois cents cercles avaient disparu et le tonnelier n’en avait pas même vu un seul.

Il ne retrouva que les cordes d’écorce qui avaient servi à attacher ses cercles par douzaines, et les garda, à tout événement, comme preuve de conviction.

Comme ce village n’avait pas le bonheur de posséder une compagnie de constables, le tonnelier s’en alla tout droit chez Mr. le Curé, et le pria, la larme à l’œil et des pleurs dans la voix, de recommander, au prône du Dimanche, qu’on rendît à César ce qui appartient à César, et au tonnelier ses cerceaux.

Le dimanche arriva. Huit jours auparavant il n’y avait que six crinolines dans l’endroit, ce jour-là tout le beau sexe en portait. La femme du bédeau elle-même et ses cinq filles avaient chacune un appareil d’un effet flamboyant.

Évidemment tous les cercles du tonnelier devaient se trouver dans l’église.

Je vous laisse à penser maintenant, quelle effroyable terreur dut causer à toutes ces belles pécheresses la réclamation de Monsieur le Curé tombant du haut de la chaire, comme un coup de foudre.

Plus d’une, j’en suis convaincu, aurait autant aimé se trouver à plusieurs pieds sous terre, ou tout au moins, de n’être pas venue à la grand’messe.

Cependant la grand’messe se passe, les vêpres se chantent et les crinolines continuent à se porter à la barbe du tonnelier.

La situation devenait difficile de part et d’autre, d’autant plus que le tonnelier ayant reconnu, grâce à un Zéphir perfide, un de ses cercles qui se balançait au jupon d’une voisine, avait toutes les peines du monde à contenir sa colère.

Si la sainteté du Dimanche ne l’eut retenu, il aurait certainement fait un éclat.

Le jour même, vers le coucher du soleil, tout le beau sexe de l’endroit s’était réuni au bord de la grève.

On s’était donné le mot, pas un cerceau ne manquait à l’appel.

Un immense chaland qui servait à transporter les moutons et les bêtes à cornes dans la commune en face du village, se berçait mollement sur la surface tranquille du fleuve.

Alors celle qui paraissait le chef de ce bataillon sacré monta d’un pas ferme et sûr dans ce bateau, les autres suivirent, on démarra le chaland, et l’on fit force de rames vers l’île en chantant en chœur :

Vive la Canadienne
Aux jolis yeux doux
Aux tout doux !…

Dans cette île, il y avait un magnifique champ de joncs, doux abris des canards et des sarcelles.

Ce fut vers ce champ de joncs que se dirigea toute la troupe.

En un clin d’œil le champ fut rasé comme si dix machines à faucher y eussent passé.

Il n’en resta pas même de quoi faire un balai, une simple brosse à habit.

Puis les cercles du tonnelier furent remplacés à la hâte par les joncs du bon Dieu. On les rassembla par douzaines, seulement au lieu de les attacher avec des cordes d’écorce, on les rattacha avec des cordes de joncs.

Et toute la troupe reprit le chemin du village.

Les trois cents cercles du tonnelier furent remis à la place où ils avaient été déposés quelques jours auparavant, et l’honneur du beau sexe et de la crinoline étaient saufs.