Contes mystérieux (Hoffmann)/Maître Floh/6

SIXIÈME AVENTURE.


Singulière conduite de bateleurs errants dans un cabaret, accompagnée d’une quantité suffisante de coups. — Tragique histoire d’un petit tailleur à Sachsenhausen. — Comment Georges Pépusch étonna des gens honnêtes. — L’horoscope. — Combat aimable de gens connus dans la chambre de Leuwenhoek.


Tous les passants s’arrêtaient, tendaient le cou et regardaient dans l’intérieur du cabaret par les fenêtres. La foule s’épaississait de plus en plus ; on se poussait, on se serrait de plus fort en plus fort ; le bruit, le rire, le tumulte, les cris de joie, allaient en augmentant toujours. Cette rumeur était causée par deux étrangers qui se trouvaient dans la chambre de la taverne. Leur tournure, leur costume, tout leur être avait quelque chose d’étrange, qui répugnait et faisait rire tout à la fois ; et en outre ils faisaient des tours comme l’on n’en avait jamais vu. L’un d’eux, un vieillard d’une très-sale apparence, était entouré d’une grande redingote d’une étoffe brillante, d’un noir mauve. Tantôt il se rendait long et mince, tantôt il se ratatinait sur lui-même et prenait l’apparence d’un petit homme court et épais, et il y avait cela d’étrange qu’il se tortillait en même temps comme un ver de terre.

L’autre, la tête chargée d’une haute frisure, couvert d’un habit de soie bariolé, ressemblait par ses culottes, ses grosses boucles d’argent, à un petit-maître de la fin du siècle dernier.

Il s’élançait sans cesse jusqu’au plafond de la chambre, et retombait doucement tout en chantant d’une voix joyeuse des chansons discordantes, dans un langage tout à fait inintelligible.

D’après ce que disait l’aubergiste, tous deux étaient entrés à peu de distance l’un de l’autre, comme des gens tout à fait raisonnables, et avaient demandé du vin. Alors ils s’étaient regardés de plus en plus fixement, et avaient commencé à discourir. Bien que leur langage fut tout à fait inintelligible pour tes assistants, toutefois leurs gestes et le ton de leur voix annonçaient qu’ils avaient entamé une dispute qui devenait de plus en plus violente.

Tout d’un coup ils avaient pris la forme qu’ils avaient alors, et avaient commencé leurs excentricités, qui attiraient à chaque instant de nouveaux spectateurs.

— L’homme qui vole si bien du haut en bas, s’écria un des spectateurs, c’est l’horloger Degen de Vienne, qui a inventé une machine à voler, avec laquelle il est tombé maintes et maintes fois sur le nez.

— Non, répliqua un autre, ce n’est pas l’oiseau Degen ; je croirais plutôt que c’est le petit tailleur de Sachsenhausen, si je ne savais que le pauvre diable a été brûlé. J’ignore si le bienveillant lecteur connaît la merveilleuse histoire du petit tailleur de Sachsenhausen. La voici donc.


HISTOIRE DU PETIT TAILLEUR DE SACHSENHAUSEN


Il arriva qu’un doux et pieux petit tailleur de Sachsenhausen sortit un dimanche en grande toilette de l’église, avec sa chère femme. L’air était froid ; le petit tailleur n’avait mangé depuis la veille au soir qu’un œuf à la coque et un gâteau au poivre, et bu seulement le matin une petite soucoupe de café. Il se sentait donc affaibli et mal à son aise, car il avait chanté à l’église de toutes ses forces, et il désirait ardemment un peu de liqueur stomachique.

Toute la semaine il s’était montré travailleur et bien aimable pour sa femme Liebsten, qui des morceaux tombés de son banc lui avait fait une redingote fort décente ; aussi la dame Liebsten consentit avec plaisir à ce que le petit tailleur entrât dans la pharmacie pour consommer une boisson réchauffante, et cela se fit en effet. Le garçon maladroit, qui se trouvait seul dans la boutique, parce que l’apothicaire et le commis principal, bref, tous les gens d’un peu de science étaient sortis, se trompa et descendit une bouteille hermétiquement fermée, dans laquelle ne se trouvait pas d’élixir stomachique, mais bien de l’air inflammable qui sert à gonfler les ballons. L’apprenti en versa un plein verre, et le petit tailleur le porta vivement à ses lèvres et avala l’air avec avidité, comme un agréable breuvage. Il éprouva à l’instant un effet comique : il lui sembla qu’il lui poussait une paire d’ailes aux épaules, ou que quelqu’un jouait au ballon avec lui ; car il s’élevait de trois pieds en l’air dans la boutique, retombait et s’élevait plus haut encore.

— Bon Dieu, bon Dieu ! s’écriait-il, comment suis-je devenu si habile danseur ?

Mais l’apprenti le regardait, la bouche ouverte, dans le plus profond étonnement.

Il arriva que quelqu’un ouvrit violemment la porte, ce qui fit ouvrir aussi les battants de la fenêtre placée vis-à-vis. Un vent violent s’engouffra dans la boutique, saisit le tailleur, qui s’envola rapidement par la fenêtre ouverte, et s’élança dans les airs. Tout le monde le perdit de vue. Il arriva un soir, à quelque temps de là, que les habitants de Sachsenhausen aperçurent en l’air une boule de feu qui jeta une vive lumière sur toute la contrée, et qui tomba sur terre en s’éteignant. Tout le monde voulut savoir ce qui venait de tomber, on accourut sur la place, et l’on n’y trouva qu’un petit monceau de cendres, et avec cela un ardillon d’une boucle de soulier et un petit morceau de satin jaune d’œuf avec des fleurs de diverses couleurs, et aussi quelque chose de noir qui ressemblait assez à une tête de canne de corne noire. Tout le monde se demandait comment de pareils objets avaient pu tomber du ciel dans une boule de feu. Mais la dame Liebsten, femme du tailleur, arriva, et aussitôt qu’elle aperçut tout ce que l’on avait trouvé, elle se tordit les mains, se mit à gémir en criant :

— Ah ! quel malheur, c’est l’ardillon de la boucle de mon cher mari ; hélas ! c’est son habit des dimanches ; hélas ! c’est la pomme de sa canne.

Mais un grand savant a prétendu que la pomme de canne n’était pas une pomme de canne, mais un aérolithe ou un globe mal conformé.

Et maintenant il est à la connaissance des habitants de Sachsenhausen et du monde entier que le pauvre petit tailleur, auquel l’apprenti pharmacien a versé de l’air inflammable au lieu d’élixir cordial, a été brûlé dans les airs, et est retombé sur la terre en aérolithe ou comme un globe mal formé.


FIN DE L’HISTOIRE DU PETIT TAILLEUR DE SACHSENHAUSEN


Le garçon fut impatienté de voir que le singulier étranger ne cessât de se faire tour à tour grand et petit, sans faire attention à lui, et lui mit sous le nez la bouteille de bourgogne qu’il avait demandée. Aussitôt l’étranger saisit fortement la bouteille et ne la quitta pas qu’il l’eut bue jusqu’à la dernière goutte. Alors il tomba évanoui sur un fauteuil, et resta sans mouvement. Les assistants avaient remarqué avec étonnement qu’en buvant il s’était enflé de plus en plus, et qu’il paraissait maintenant gros et tout rond. Le vol de l’autre commença aussi à se ralentir ; il voulut s’asseoir tout courbé et hors d’haleine, mais lorsqu’il vit que son adversaire était là étendu comme à moitié mort, il sauta sur lui et se mit à le meurtrir de ses poings fermés.

Mais le cabaretier le repoussa en arrière et lui déclara qu’il allait le jeter dehors s’il ne se tenait pas tranquille.

— Si vous voulez, lui dit-il, montrer vos tours de passe-passe, faites-le au moins sans vous disputer et vous battre comme des gens du peuple.

L’homme-oiseau parut s’offenser de ce que l’aubergiste le prenait pour un bateleur. Il assura qu’il n’était qu’un simple amateur, exerçant pour son plaisir, et qu’il aurait eu, s’il l’avait demandée, la place de maître de ballets dans le théâtre d’une capitale. Il se contentait pour le moment, dit-il, d’être seulement un bel esprit, et s’appelait le Génie, comme le voulait sa profession.

— Si, dans un moment de colère, ajouta-t-il, j’ai sauté sur cet homme horrible d’un peu plus haut qu’il ne convenait, c’est mon affaire, et cela ne regarde que moi.

— Mais, reprit l’hôte, il n’y a pas là de motif pour frapper si fort.

— Vous ne connaissez pas ce monstre, ajouta le bel esprit, autrement vous le meurtririez vous-même de coups : c’est un ancien douanier, qui maintenant saigne, pose des ventouses et rase les patients ; il a nom M. Egel ; il est maladroit, lourd et gourmand à faire plaisir. Ce n’est pas assez que ce misérable, partout où je me trouve comme aujourd’hui, vienne boire mon vin à ma barbe ; il cherche encore à m’enlever ma belle fiancée, que j’ai l’intention de ramener de Francfort.

Le douanier avait entendu tout ce que le bel esprit avait dit ; ses petits yeux méchants et jetant des éclairs brillèrent, tandis qu’il disait à l’aubergiste :

— Un beau maître de ballets, en vérité, qui écrase les délicates jambes des danseuses de ses pieds d’éléphant, et casse une dent, avec une pirouette, au maître des chœurs dans la coulisse, ou enlève un œil au spectateur ! Quant à ses vers, ils ont des pieds aussi lourds que les siens, ils trébuchent comme des ivrognes et font une bouillie de la pensée. Et ce fat orgueilleux s’imagine, parce qu’il s’élève parfois hardiment en l’air comme une oie paresseuse, que la belle des belles doit être sa fiancée.

Le bel esprit s’écria : — Hypocrite, ver du diable, tu vas sentir le bec de l’oie.

Et il voulait de nouveau se précipiter sur le douanier, dans un nouvel accès de furie ; mais l’aubergiste le saisit par derrière d’un bras vigoureux, et le jeta par la fenêtre aux grands cris de joie de la foule assemblée au dehors.

Aussitôt que le bel esprit eut quitté la place, M. Egel reprit la forme plate qu’il avait en entrant. Les gens du dehors le prirent pour un autre que pour celui qu’ils avaient vu se ratatiner si singulièrement, et se dispersèrent. Le douanier remercia l’aubergiste de l’aide qu’il lui avait accordé contre le bel esprit, et lui offrit, pour lui prouver sa reconnaissance, de le raser gratis à sa manière à lui, si légère et agréable qu’il n’en aurait jamais vu de pareille. L’aubergiste se tâta le menton ; et comme il lui revint en idée que ses cheveux étaient trop longs et en désordre, il s’abandonna au savoir faire de M. Egel. Le douanier commença l’affaire d’une main habile et légère puis tout à coup il lui fit au nez une si large coupure que le sang se mit à couler par flots. L’aubergiste, qui y vit une mauvaise intention, se leva furieux saisit le douanier et le jeta dehors aussi rapidement qu’il avait jeté le bel esprit par la fenêtre. Presque aussitôt un bruit terrible se fit entendre dans la rue, l’aubergiste prit à peine le temps de se garnir suffisamment le nez d’amadou, et courut pour savoir quel démon faisait encore du vacarme.

Il aperçut, à son grand étonnement, un jeune homme qui avait saisi à la poitrine d’une main le bel esprit, et le douanier de l’autre, et qui criait furieux, en roulant des yeux brûlants et terribles :

— Ah ! race de Satan, tu ne te mettras pas sur ma route, tu ne m’enlèveras pas ma Gamaheh !

Le bel esprit et le douanier criaient :

— Cet homme est fou ! Au secours ! sauvez-nous, monsieur l’aubergiste, il veut nous tuer, il se trompe.

— Mon cher monsieur Pépusch, s’écria l’aubergiste à qui en avez-vous ? auriez-vous été insulté par ces deux singuliers personnages ? Ne vous trompez-vous pas ? Celui-ci est le maître de ballets et le Génie ; l’autre est le douanier M. Egel.

— Le maître de ballets le Génie ! le douanier Egel ! répéta Pépusch d’une voix sourde.

Et il parut s’éveiller d’un songe et reprendre ses sens.

Pendant ce temps, deux honnêtes bourgeois étaient sortis du cabaret ; ils connaissaient aussi Pépusch et l’exhortèrent à se tenir tranquille et à laisser aller ces plaisants étrangers.

Pépusch répéta encore une fois :

— Le maître de ballets le Génie ! le douanier Egel ! et il laissa tomber ses bras.

Nos hommes, devenus libres, disparurent avec la rapidité de l’éclair, et plusieurs des passants prétendirent que le bel esprit s’était envolé par-dessus le toit de la maison voisine, tandis que le barbier avait disparu dans une mare bourbeuse qui s’était formée devant la porte, entre les pavés.

Les bourgeois forcèrent Pépusch hors de lui à entrer dans la chambre et à boire avec eux une bouteille de véritable nierensteiner. Pépusch y consentit et parut boire le vin avec plaisir et avidité, bien qu’il restât assis sans dire un seul mot et sans répondre à toutes les paroles qui lui étaient adressées. Enfin sa figure s’égaya, et il dit d’un air affable :

— Vous avez eu raison, mes amis, de m’empêcher de tuer sur la place les deux misérables qui se trouvaient en mon pouvoir ; mais vous ignorez quelles funestes créatures sont cachées derrière ces masques étranges.

Pépusch fit une pause, et l’on peut s’imaginer avec quelle curiosité les bourgeois prêtaient l’oreille à ce que Pépusch allait leur apprendre. L’aubergiste s’approcha aussi, et tous les trois, les bras croisés sur la table, les têtes penchées l’une près de l’autre, retenaient leur haleine pour ne pas perdre un mot de ce que Pépusch allait dire.

— Voyez-vous, mes bons amis, dit celui-ci d’un ton bas et solennel, celui que vous nommez le maître de ballets le Génie n’est pas autre que le méchant et maladroit génie Thétel, et celui que vous prenez pour le douanier Egel est l’affreux vampire, le hideux prince Egel. Tous deux sont amoureux de la princesse Gamaheh, qui, vous le saurez plus tard, est l’admirable fille du puissant roi Sekalis, et ils veulent l’enlever au chardon Zéhérit. Et c’est une folie qui ne peut prendre naissance que dans un cerveau étroit, car il n’y a qu’un seul homme dans le monde entier qui puisse disputer au chardon Zéhérit la main de la belle Gamaheh, et peut-être entrera-t-il vainement en lice contre lui. Le chardon Zéhérit, c’est moi, et vous ne pouvez pas me savoir mauvais gré, mes bons amis, d’être aussi irrité contre ces traîtres, et de prendre tant cette affaire à cœur.

Les gens ouvraient de grands yeux et regardaient Pépusch la bouche béante et sans dire un seul mot. Ils tombaient des nues, comme on a coutume de dire, et la tête leur en tournait.

Pépusch but un grand verre de vin de Rome et dit, s’adressant à l’aubergiste :

— Oui ! oui ! mon cher hôte, bientôt vous me verrez fleurir en cactus grandiflorus, et tout le pays sera embaumé d’une odeur céleste de la plus pure vanille ; vous pouvez m’en croire.

L’aubergiste ne put répondre que par un :

— Ce serait bien le diable !

Quant aux deux autres, ils se lançaient des regards significatifs, et l’un d’eux, en prenant la main de Georges Pépusch, dit avec un sourire douteux :

— Vous paraissez un peu excité, monsieur Pépusch : est-ce que par hasard un verre d’eau… ?

— Pas une seule goutte, interrompit Pépusch, pas une seule goutte ; avez-vous jamais vu jeter de l’eau sur l’huile bouillante sans augmenter l’activité de la flamme ?

— Vous me croyez très-agité, n’est-ce pas ? En effet cela peut être le cas, et le diable peut se tenir tranquille lorsque, comme moi, il s’est battu en duel avec son ami de cœur, et qu’il s’est envoyé à lui même une balle dans la tête.

— Tenez, je vous confie ces armes ; prenez-les maintenant que tout est passé.

Pépusch sortit une paire de pistolets de sa poche ; l’aubergiste fit un saut en arrière ; les deux bourgeois s’en emparèrent et éclatèrent de rire lorsqu’ils tinrent les armes assassines dans leurs mains. C’étaient des pistolets de bois, ou joujoux de nouvelle année.

Pépusch ne paraissait pas s’apercevoir de ce qui se passait autour de lui ; il était assis, plongé dans ses pensées, et répétait sans cesse :

— Si je pouvais trouver ! si je pouvais trouver !

L’aubergiste reprit courage et demanda discrètement :

— Que cherchez-vous donc, que vous ne trouvez pas ?

— Si vous connaissez un homme, dit Pépusch solennellement, en regardant fixement l’aubergiste dans les yeux, qui puisse être comparable au roi Sekalis pour la force et la puissance, nommez-le-moi et je vous baise à l’instant les pieds. Au reste dites-moi si quelqu’un ici le connaît M. Peregrinus Tyss et peut me dire où je le trouverai en ce moment.

— Ah ! quant à cela, dit l’hôte en prenant un air joyeux et câlin, je peux vous dire, mon cher monsieur Pépusch, que le bon M. Tyss s’est trouvé ici il y a une heure, et a pris une choppe de vin de Vurtzburg. Il était très-préoccupé et s’écria tout à coup, lorsque je lui apportai les nouvelles de la bourse :

— Oui, charmante Gamaheh, j’ai renoncé à toi ; sois heureuse dans les bras de Georges.

Alors une petite voix toute singulière dit :

— Viens chez Leuwenhoek consulter l’horoscope.

Aussitôt M. Tyss vida son verre et s’en alla avec la voix sans corps, probablement chez Leuwenhoek qui est dans la désolation parce que toutes ses puces dressées sont mortes.

Alors Georges devint furieux et saisit l’aubergiste à la gorge en criant : — Vil messager d’Egel, que dis-tu ? Il a renoncé, renoncé à elle ? Gamaheh ! Peregrinus ! Sekalis !

Le rapport de l’aubergiste était de la dernière exactitude. Il avait entendu maître Floh qui, de sa voix argentine, engageait Peregrinus Tyss d’aller chez Leuwenhoek à cause de son microscope. Le bienveillant lecteur sait déjà dans quel but Peregrinus s’y était rendu en effet.

Leuwenhoek fit à Peregrinus une réception mielleusement hypocrite, avec ces compliments humbles entre lesquels perce l’aveu péniblement arraché d’une supériorité patente ; mais aussitôt que Peregrinus eut son verre microscopique dans l’œil, toutes les amabilités et les manières humbles d’Antoine Leuwenhoek devinrent parfaitement inutiles, car Peregrinus lut aussitôt dans son âme tout son mécontentement et sa haine.

Les pensées disaient, au milieu même de ses protestations :

— Je voudrais que le diable en plumes noires t’entraînât à dix mille pieds au fond de ses abîmes. Il me faut te recevoir humblement et avec des semblants d’amitié, puisque les constellations m’ont placé sous ton influence, et que mon existence dépend en quelque sorte de toi ; mais je pourrai peut-être te dominer par la ruse, car, malgré ta magnifique étoile, tu n’es qu’un pauvre imbécile.

Tu crois que la belle Dortje Elverding t’aime, et tu veux peut-être l’épouser. Mais vient seulement me demander mon appui, et, malgré le pouvoir qui habite en toi à ton insu, tu tomberas dans mes mains, et j’emploierai tout pour te perdre et reconquérir Dortje et maître Floh.

Peregrinus composa naturellement sa réponse d’après les pensées, et se garda bien de dire un seul mot de la belle Dortje Elverding ; il prétendit même que sa visite n’avait d’autre but que de visiter le magnifique cabinet d’histoire naturelle de Leuwenhoek.

Pendant que Leuwenhoek ouvrait ses grandes armoires, maître Floh dit bas à l’oreille de Peregrinus que son horoscope était placé sur une table près de la fenêtre. Peregrinus s’en approcha doucement et y jeta un regard attentif.

Alors il vit diverses lignes qui se croisaient mystérieusement, et d’autres signes étonnants ; mais comme il manquait complétement de connaissances astrologiques, il avait beau regarder avec l’attention la plus profonde, tout restait pour lui obscur et embrouillé. Il lui paraissait toutefois étrange qu’il dût très-distinctement reconnaître comme étant lui-même le point rouge brillant placé au milieu de la table sur laquelle l’horoscope était tracé. Plus il considérait ce point et plus il lui voyait prendre la forme d’un cœur, et plus il devenait d’un rouge vif ; cependant il n’étincelait que comme à travers le réseau dans lequel il était engagé.

Peregrinus remarqua toutes les peines que prenait Leuwenhoek pour l’éloigner de l’horoscope, et il résolut, puisqu’il ne pouvait pas être induit en erreur, de l’interroger directement et sans plus de détours au sujet de cette table mystérieuse.

Leuwenhoek, en souriant d’un air contraint, lui donna l’assurance que rien ne pouvait lui être plus agréable que d’expliquer à un ami aussi estimable les signes de la table, qu’il avait tracés lui-même d’après ses faibles connaissances en pareille matière.

Les pensées disaient :

— Ho ! ho ! tu veux être au courant de tout ceci, mon habile maître. Maître Floh ne t’a pas mal conseillé. Et c’est moi qui dois, en te mettant au fait de ces signes mystérieux, par considération pour le pouvoir magique de ta personne très-honorée, te donner un coup d’épaule.

Je pourrais te mentir, mais à quoi bon, puisque tu ne comprendrais pas un seul mot lors même que je te dirais la vérité, et que tu resterais aussi niais que par le passé ? Je veux te dire de ces signes juste autant qu’il me plaira, mais à mon aise et seulement pour ne pas me fatiguer le cerceau à inventer des fables.

Peregrinus sut qu’il ne lui dirait pas tout, mais qu’il ne lui ferait aucun mensonge.

Leuwenhoek plaça la table sur une espèce de chevalet dressé dans un coin de la chambre. Tous deux s’assirent devant et la considérèrent en silence.

— Vous ne vous doutez pas, Peregrinus Tyss, dit enfin Leuwenhoek avec une certaine solennité, que ces traits, ces signes dessinés sur cette table sont votre propre horoscope, qu’au moyen de ma science astrologique j’ai tracé ici sous l’influence des étoiles favorables. Vous me demanderez, Peregrinus : Mais pourquoi suis-je ici ? Pourquoi pénétrez-vous dans les mystères de ma vie ? Pourquoi vouloir connaître ma destinée ? Et en me demandant cela vous auriez tout à fait raison, si je n’étais en mesure de vous prouver aussitôt les motifs qui m’ont poussé à le faire.

Entre autres connaissances profondes le rabbin Harravad possédait le singulier don de voir au visage des hommes si leurs âmes n’avaient pas habité d’autres corps, ou si elles étaient tout à fait nouvelles.

J’étais encore très jeune lorsque le vieux rabbin mourut d’une indigestion causée par un délicieux plat préparé à l’ail. Les juifs mirent tant de hâte à enlever le corps, que le défunt n’eut pas le temps de rassembler et d’emporter avec lui les connaissances et les qualités naturelles que la maladie avait dispersées. Les héritiers se les partagèrent en riant ; pour moi je pêchai son don de seconde vue juste au moment où il voltigeait encore autour de la pointe du glaive que l’ange de la mort posait sur la poitrine du vieux rabbin, et, comme lui, je vois sur la figure des hommes si leur âme a déjà habité un corps. Votre figure, Peregrinus, éveilla en moi, lorsque je la vis pour la première fois, des doutes et des réflexions singulières. J’eus la certitude que votre âme avait déjà existé, et cependant il me fut impossible de deviner son ancienne forme en examinant votre vie actuelle. Je dus appeler les astres à mon aise et dresser votre horoscope pour découvrir le mystère.

— Et avez-vous appris quelque chose ? demanda Peregrinus.

— Sans doute, répondit Leuwenhoek. J’ai reconnu, ajouta-t-il d’une voix solennelle, que le principe physique qui anime maintenant le corps de mon honorable ami Peregrinus Tyss existait déjà depuis longtemps, mais seulement comme une pensée indépendante d’une création animée.

Voyez, monsieur Peregrinus, examinez attentivement le point rouge placé au milieu de la table… C’est vous, mais non pas seul, car le point est aussi l’apparence que votre principe physique pourrait un jour adopter involontairement. Autrefois vous gisiez dans le sein profond de la terre comme une escarboucle étincelante ; mais, étendue sur la surface verte du terrain qui vous couvrait, dormait la belle Gamaheh, et votre apparence se forma aussi dans cette ignorance de son être. De singulières lignes, des constellations étrangères coupent votre vie à partir seulement du point où la pensée prit une forme et devint Peregrinus Tyss. Vous être en possession d’un talisman que vous ne connaissez pas, ce talisman c’est l’escarboucle rouge. Il est possible que le roi Sekalis l’ait portée parmi les pierres précieuses de son diadème, ou que peut-être il fut lui-même cette escarboucle. En un mot, vous la possédez maintenant, et il doit arriver un événement qui éveillera sa force endormie, et avec cette force réveillée vous déciderez le sort d’une malheureuse qui jusqu’à présent a mené entre la crainte et un espoir chancelant une vie apparente. Ah ! la belle Gamaheh n’a gagné qu’une vie apparente par le plus grand pouvoir de l’art magique, puisque le talisman qui devait agir nous a été ravi ; vous seul l’avez tuée, vous seul pourriez lui rendre la vie si l’escarboucle brûle dans votre cœur.

— Et, dit Peregrinus en interrompant encore une fois Leuwenhoek, pourriez-vous me préciser l’événement qui doit éveiller la puissance du talisman ?

Celui-ci regarda Peregrinus avec de grands yeux ouverts ; il était facile de lire sur son visage qu’il se trouvait embarrassé et cherchait ce qu’il devait répondre.

Les pensées disaient :

— Comment me suis-je laissé aller à en dire beaucoup plus que je ne le voulais ? J’aurais dû au moins ne pas parler du talisman que le bienheureux nigaud a dans le corps et qui lui donne un tel pouvoir sur nous que nous sommes forcés d’obéir à son coup de sifflet. Et maintenant il faut que le lui précise l’événement d’où dépend l’éveil de son talisman. Dois-je lui avouer que je l’ignore moi-même, et que mon art est impuissant à délier ce nœud où toutes les lignes viennent se réunir ? Quand je regarde les principaux signes célestes de cet horoscope, je me sens tout abattu, et ma tête vénérable me fait l’effet d’une poupée peinte de toutes sortes de couleurs et faite de mauvais carton. Je me garderai bien toutefois de lui faire un aveu qui me déprécierait et lui fournirait des armes contre moi. Je veux raconter à cet imbécile, qui se croit très-fort, quelque chose qui le fasse frissonner et lui ôte toute envie de m’interroger davantage.

— Mon cher monsieur Tyss, dit-il tout haut avec un air de grand mystère, ne me pressez pas de vous parler de cet événement. Vous savez que l’horoscope nous annonce clairement et toujours la venue de certains événements, mais que (la sagesse de la puissance éternelle le veut ainsi) les issues dangereuses demeurent toujours obscures et offrent des sens douteux. Je vous ai trop en amitié, mon bon monsieur Tyss, pour vous jeter avant le temps dans l’inquiétude et la crainte. Je vous dirai seulement que l’événement qui vous donnerait la conscience de votre pouvoir troublerait au même instant, par d’affreuses, d’infernales souffrances, le système de votre actuelle personnalité. Non ! il est mieux de laisser là cet horoscope. Mais ne vous tourmentez pas, monsieur Tyss, bien que toutes les apparences soient mauvaises et que ma science entière ne puisse vous voir sortir heureusement de cette aventure, peut être une constellation inattendue et pour le moment invisible vous arrachera-t-elle au danger.

Peregrinus ne put s’empêcher d’admirer la duplicité hypocrite de Leuwenhoek, et en même temps le tableau que celui-ci lui présentait sans en avoir la moindre idée lui parut si ridicule qu’il ne put retenir un bruyant éclat de rire.

— Qui peut donc vous égayer ici, mon honorable monsieur Tyss ? demanda Leuwenhoek un peu déconcerté.

— Vous avez raison, lui répondit Peregrinus, de m’éviter, par compassion, les détails des terribles événements qui me menacent. Car, outre que vous m’avez trop en amitié pour me jeter dans de cruelles transes, vous avez encore pour cela un autre et très-excellent motif, qui est tout simplement que vous n’en savez pas le moindre mot. Vous avez en vain essayé de toute votre puissance pour éclaircir le mystère : votre astrologie ne va pas jusque-là, et si maître Floh ne vous était pas tombé évanoui sur le nez, vous seriez fort mal à l’aise avec toute votre science.

La fureur éclaira le visage de Leuwenhoek, il serra les poings, grinça des dents, trembla et chancela tellement qu’il fut tombé de sa chaise si Peregrinus ne l’avait saisi d’un bras aussi vigoureux que Georges Pépusch avait de son côté saisi l’aubergiste à la gorge.

L’aubergiste vint à bout de se débarrasser en sautant habilement de côté et aussitôt Pépusch s’élança au dehors et entra dans la chambre de Leuwenhoek juste au moment où Peregrinus le tenait cloué sur sa chaise et murmurait entre ses dents :

— Fou de Leuwenhoek, si tu m’avais fait cela !

Dès que Peregrinus aperçut Pépusch, il laissa le dompteur, et alla à la rencontre de son ami en lui demandant si l’affreuse disposition d’esprit qui l’avait maîtrisé si violemment était enfin passée.

Pépusch parut attendri jusqu’aux larmes.

— Depuis que je suis au monde, dit-il, je n’ai jamais fait autant de folies que dans cette journée, et je peux compter dans le nombre qu’après m’être tiré, au beau milieu de la forêt, un coup de pistolet dans la tête, je suis entré dans une auberge, je ne sais plus où, chez Pratzler, au Cygne, à la Cour verte, ou à toute autre enseigne, et là, après avoir étourdi de mes bavardages deux honnêtes bourgeois, j’ai voulu étrangler l’hôte, et cela parce que celui-ci, d’après mes discours sans suite, avait donné à entendre que je ferais mieux de rentrer chez moi. Je crains de n’être pas au bout de mes peines car ces gens ont pris mes discours et mes actions pour l’effet d’une violente attaque de folie, et j’ai tout à craindre d’être mis dans une maison de fous. Toutefois l’aubergiste m’a raconté certaines paroles que tu avais prononcées ; mais, ajouta-t-il en rougissant et les yeux baissés, une pareille offre, un tel abandon en faveur d’un malheureux n’est guère à supposer dans un temps où l’héroïsme a totalement disparu de la terre.

Peregrinus se sentit renaître en l’entendant parler ainsi.

— Je serais au désespoir, lui dit-il avec feu, de causer la moindre peine à un ami que le ciel m’a conservé. Je renonce solennellement à toutes mes prétentions sur le cœur et la main de la belle Dortje Elverding, et j’abandonne volontiers ce paradis qui m’avait souri de ses tueurs séduisantes.

— Et je voulais te tuer, et j’ai voulu me tuer moi-même parce que j’ai manqué de confiance en toi ! s’écria Pépusch en se jetant dans les bras de Peregrinus.

— Je t’en prie, Georges, remets-toi, reprit Peregrinus. Tu parles d’un coup de pistolet que tu te serais tiré, et tu me parais en parfaite santé ; comment cela peut-il aller ensemble ?

— Tu as raison, répondit Pépusch ; à en juger par tes apparences, me serait impossible de parler raisonnablement avec toi, comme cela est en effet, si je m’étais réellement logé une balle dans la tête. Les bourgeois ont aussi prétendu que mes pistolets n’étaient nullement meurtriers, puisqu’ils étaient en bois comme des joujoux d’enfants, et il est possible que notre duel et mon suicide n’aient été qu’une ironie. N’aurions-nous pas changé de rôle, et ne commencerais-je pas à me mystifier moi-même, et à faire des enfantillages au moment même ou tu quittes le puéril pays des fables pour entrer dans la vie réelle ? Mais qu’il en soit ce qu’il voudra, que j’aie seulement la preuve de ta grandeur d’âme et de mon bonheur, et alors se dissiperont tous les nuages qui troublent mon regard et qui me trompent de leurs morganiques images. Viens, mon Peregrinus, conduis-moi chez la charmante Dortje Elverding. Que je reçoive de ta main ma douce fiancée.

Pépusch prit le bras de son ami et se prépara à sortir ; mais le chemin qu’ils avaient à faire devait leur être épargné. La porte s’ouvrit et Dortje Elverding, belle et gracieuse comme une fille des anges, entra suivie du vieux Swammer. Leuwenhoek, qui était resté silencieux, jetant tour à tour sur Peregrinus et sur Pépusch des regards enflammés de colère, parut, lorsqu’il aperçut le vieux Swammer, frappé d’un coup électrique. Il étendit vers lui son poing fermé, et lui cria d’une voix que la colère rendait glapissante :

— Ah ! tu viens ici te moquer de moi, vieux monstre hypocrite ; mais cela ne sera pas défends-toi, ta dernière heure a sonné !

Swammerdam sauta quelques pas en arrière et tira sa lorgnette pour se défendre, car Leuwenhoek l’attaquait déjà, la sienne à la main. Le duel qui avait eu lieu dans la maison de Peregrinus Tyss paraissait devoir se renouveler.

Georges Pépusch se jeta entre les combattants, et tandis qu’il parait habilement avec la main gauche un regard meurtrier de Leuwenhoek qui eut étendu son adversaire sur le carreau, il abaissait avec la droite l’arme que Swammerdam tenait déjà devant son œil, de manière que Leuwenhoek ne fut pas blessé. Puis il déclara aux deux adversaires qu’il ne leur permettrait de se battre que lorsqu’il serait complétement instruit du sujet de leurs querelles. Peregrinus approuva si bien la conduite de son ami, qu’il se mit aussi entre les combattants et leur fit la même question.

Les deux combattants furent forcés de céder à leurs instances. Swammerdam assura qu’il n’était pas venu dans une idée de haine personnelle, mais pour entrer avec Leuwenhoek en bon arrangement au sujet de la belle Dortje Everding, et pour terminer une guerre qui avait trop longtemps séparé deux principes créés l’un pour l’autre, et dont les recherches associées pourraient atteindre le but le plus éloigné de la science. Et en parlant ainsi il regarda Peregrinus en souriant, et ajouta qu’il espérait que celui-ci, puisque Dortje s’était réfugiée dans ses bras, lui servirait ici d’intermédiaire.

Leuwenhoek assura de son côté que la possession de Dortje était en effet la pomme de discorde, mais qu’il avait découvert une nouvelle méchanceté de son indigne collègue : que non seulement il avait la possession d’un certain microscope qu’il tenait d’un arrangement fait dans une circonstance particulière, pour renouveler ses prétentions injustes sur Dortje Elverding, mais qu’il avait remis le microscope à un autre, et cela exprès pour le tourmenter, lui Leuwenhoek.

Swammerdam jura de toutes ses forces qu’il n’avait jamais reçu de microscope, et qu’il avait de grandes raisons de croire qu’il avait été trompé par Leuwenhoek d’une manière infâme.

— Les niais parlent du microscope que vous avez dans l’œil, murmura maître Floh à l’oreille de Peregrinus. Vous savez que j’étais présent au traité de paix signé entre les deux adversaires au sujet de la possession de la princesse Gamaheh. Lorsque Swammerdam voulut se jeter dans l’œil le verre microscopique qui lui venait en effet de Leuwenhoek, je le saisis au passage, parce qu’il m’appartenait et non pas à Leuwenhoek ; dites sans hésiter, monsieur Peregrinus, que vous possédez ce bijou.

Peregrinus leur dit aussitôt qu’il était en possession du verre que Leuwenhoek avait cru donner à Swammerdam ; que par conséquent leur accord était nul, et que nul d’entre eux n’avait pour le moment le droit absolu de regarder Dortje Elverding comme sa pupille.

Après bien des pourparlers, les deux adversaires tombèrent d’accord en cela que Peregrinus recevrait pour femme Dortje Elverding, qui l’aimait d’un amour passionné, et que six mois après il désignerait lui-même celui des deux microscopistes qu’il jugerait plus apte à lui servir de tuteur.

Malgré tout le charme et toute la grâce qui entourait Dortje Elverding dans son ravissant costume, qu’on aurait pu croire taillé par les Amours, malgré les doux et languissants regards d’amour qu’elle pouvait lancer sur lui, Peregrinus se souvint de son protégé et de son ami. Il resta fidèle à la parole donnée, et déclara de nouveau qu’il renonçait à la main de Dortje.

Les microscopistes ne purent cacher leur surprise de voir Peregrinus déclarer Georges Pépusch comme celui qui avait les plus justes droits à la main de Dortje, et prétendirent qu’il n’avait pas, pour le moment du moins, le pouvoir de leur dicter une volonté.


Il la nomma sa joie, son ciel, son seul bonheur.

Dortje Elverding chancela, tandis qu’un torrent de larmes s’échappait de ses yeux, et elle se laissa aller dans les bras de Peregrinus, qui la retint au moment où elle allait tomber évanouie sur le plancher.

— Ingrat ! murmura-t-elle en soupirant, tu me brises le cœur en me repoussant ; mais, puisque tu le veux, reçois ce dernier baiser d’adieu, et laisse-moi mourir.

Peregrinus se baissa, mais lorsque sa bouche toucha celle de la jeune fille, elle le mordit si violemment aux lèvres, que le sang en sortit.

— Impertinent dit-elle avec gaieté, voici ton châtiment ; reviens au bon sens, sois aimable, prends-moi, et laisse l’autre crier tant qu’il lui plaira.

Pendant ce temps les deux microscopistes avaient entamé de nouveau une nouvelle dispute violente, le ciel sait pourquoi. Georges Pépusch se jeta, désespéré, aux pieds de la belle Dortje, et lui cria de cette voix lamentable qui ne peut sortir que du gosier d’un amoureux repoussé :

— Gamaheh ! ainsi toute flamme est éteinte en ton cœur, ainsi tu as oublié nos beaux jours d’une autre vie à Famagusta, tu ne te souviens plus de l’heureux temps passé à Berlin, ni du…


Maître Floh.

— Tu es un imbécile, Georges, interrompit la petite en riant, avec ta Gamaheh, ton chardon Zéhérit et toutes tes autres folies de tes rêves. J’ai eu de l’amitié pour toi, j’en ai encore, et je veux bien te prendre, quoique ce grand-là me plaise beaucoup plus, si tu me promets, si tu me jures solennellement que tu feras tous tes efforts pour…

Ici elle murmura quelques mots à l’oreille de Pépusch, et Peregrinus crut entendre qu’il était question de maître Floh.

La dispute entre les microscopistes devenait de plus en plus animée ; ils avaient de nouveau pris leurs armes, et Peregrinus s’efforçait de les apaiser, lorsque la société s’augmenta tout à coup.

Les portes s’ouvrirent avec un bruit de cris déchirants et épouvantables, et le bel esprit M. le Génie et le barbier Egel s’élancèrent dans la chambre. Ils sautèrent sur la petite avec des gestes sauvages, et le barbier l’avait déjà saisie par les épaules, lorsque Pépusch écarta l’ennemi hideux avec une force irrésistible, roula ensemble son corps flexible, et le serra avec une telle force que celui-ci en sauta en l’air, hurlant de douleur.

Pendant que ceci arrivait au barbier, les deux microscopistes, en voyant leurs ennemis, avaient aussitôt fait la paix et commencé un combat heureux avec le bel esprit. Celui-ci avait beau s’élever au plafond lorsqu’il était meurtri de coups, il n’évitait guère les atteintes de Gwammerdam et de Leuwenhoek, qui avaient saisi de gros et courts gourdins, et lui appliquaient, tandis qu’il était en l’air, une grêle de coups sur cette partie du corps qui le porte le mieux. C’était un charmant jeu de ballon, où le bel esprit était forcé de jouer le rôle le plus fatigant et en même temps le plus désagréable, celui du ballon.

La guerre avec ces ennemis sataniques semblait effrayer beaucoup la petite ; elle se serra contre Peregrinus, et le supplia de l’emporter de ce menaçant tumulte. Peregrinus pouvait lui refuser d’autant moins sa demande, qu’il était convaincu que son secours n’était pas nécessaire sur le champ de bataille. Il emmena donc la petite dans sa maison, c’est-à-dire dans la chambre de son locataire.

Il est inutile de dire que la petite, aussitôt qu’elle se trouva seule avec Peregrinus, employa de nouveau toutes les ressources de la coquetterie la plus raffinée. Bien qu’il fût bien convaincu que tout ceci n’était que fausseté et n’avait d’autre but que de remettre son protégé en esclavage, il fut toutefois tellement troublé qu’il ne pensa pas le moins du monde au verre microscopique, qui aurait été pour lui un très-efficace contre-poison.

Maître Floh se trouva encore une fois en danger, mais il fut sauvé encore une fois par M. Swammer, qui entra avec Georges Pépusch.

M. Swammer paraissait enchanté, mais les yeux de Pépusch exprimaient la jalousie et la colère.

Peregrinus sortit de la chambre. Le cœur ulcéré du plus profond chagrin, il parcourut, triste et recueilli, les rues de Francfort, sortit des portes, et alla toujours devant lui jusqu’au moment où il se trouva au charmant endroit où son aventure avec Pépusch lui était arrivée.

Là il se mit de nouveau à réfléchir à ses singulières aventures. L’image de la petite lui paraissait plus gracieuse, plus charmante, plus séduisante que jamais ; son sang coulait plus précipitamment dans ses veines, sa poitrine semblait vouloir se briser ; déchiré par ses désirs, il ne sentait que trop douloureusement la grandeur du sacrifice qui lui coûtait le bonheur de sa vie.

La nuit était venue lorsqu’il retourna à la ville. Sans s’en apercevoir, et peut-être aussi par une crainte involontaire de rentrer chez lui, il s’était engagé dans plusieurs rues du voisinage et se trouva à la fin dans la rue Kalbach. Un homme qui portait une valise sur le dos lui demanda si ce n’était pas là la maison du relieur Lammer Hirt. Peregrinus leva les yeux ; et vit en effet qu’il était dans le moment devant la maison haute et étroite du relieur ; il vit tout en haut les fenêtres éclairées de cet homme laborieux, qui travaillait une partie des nuits.


Un homme au visage furieux sortit du fourré.

On ouvrit à l’homme à la valise, et il entra dans la maison.

Peregrinus se sentit attristé en pensant qu’il avait oublié, dans le trouble des derniers temps, de payer au relieur différents travaux qu’il avait faits pour lui ; il résolut d’y retourner au matin suivant et d’acquitter sa dette.